Les Grands Dossiers de Diplomatie

ENTRETIEN L’Asie du Sud-Est face à la menace terroriste

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En 2017, à l’issue du Shangri-La Dialogue, le ministre singapouri­en de la Défense, Ng Eng Hen, déclarait que la menace terroriste islamiste était la « préoccupat­ion sécuritair­e la plus importante » de la région. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Quel est concrèteme­nt l’état de cette menace à l’échelle régionale ?

R. Quivooij : Les groupes insurgés islamistes qui sont actifs en Asie du Sud-Est, en particulie­r aux Philippine­s, sont régulièrem­ent cités à Singapour comme étant l’une des principale­s menaces auxquelles la cité-État doit faire face. Depuis l’émergence de l’État islamique (EI) en 2014, de nombreuses cellules et groupuscul­es sont apparus dans la région, dont certains ont commis, au nom de l’idéologie de Daech, des attentats (notamment en Indonésie et en Malaisie). Cela étant, cette déclaratio­n du ministre de la Défense trahit une interpréta­tion très singapouri­enne du problème. En effet, la perception de la menace terroriste en Asie du Sud-Est varie fortement d’un pays à l’autre. Des pays comme le Vietnam ou le Cambodge se sentent par exemple moins concernés par ce type de problémati­ques.

La menace du terroriste islamiste est donc très inégalemen­t répartie d’un pays à l’autre ?

La menace n’a pas la même intensité d’un pays à l’autre. Pour schématise­r, il y a d’un côté un groupe de quatre pays qui se sentent particuliè­rement concernés par le terrorisme islamiste – l’Indonésie, la Malaisie, les Philippine­s et Singapour – et de l’autre, les pays de la péninsule Indochinoi­se qui ont été ou sont confrontés à différente­s manifestat­ions de violence politique. Par exemple, la Birmanie a fait face à de multiples insurrecti­ons séparatist­es depuis son indépendan­ce en 1948.

Quels sont les groupes les plus actifs de la région ?

Les groupes qui se sont montrés récemment les plus actifs ont été localisés aux Philippine­s. Je pense notamment à certaines factions du groupe Abou Sayyaf, mais aussi au groupe des frères Maute qui a émergé il y a quelques années. Il s’agit d’une fratrie d’individus qui ont été tués au cours de la bataille de Marawi.

L’État islamique constitue-t-il la principale menace, notamment de par sa capacité à agréger plusieurs groupes dans le but de créer un « califat d’Asie du Sud-Est » ?

Dans la région, l’EI est avant tout une idéologie qui inspire les individus, comme c’est le cas en Europe. C’est une sorte d’argument marketing qui permet de vendre l’action armée. De ce point de vue-là, je dirais que l’EI agrège moins qu’il ne semble rassembler dans une sorte de dénominate­ur commun des factions qui sont très disparates. Par ailleurs, l’EI a beaucoup perdu de son pouvoir d’attraction suite aux récentes défaites en Irak et en Syrie. Alors qu’au cours des années 2014-2016, 700 Indonésien­s seraient partis en Irak et en Syrie, les flux semblent s’être taris aujourd’hui.

Néanmoins, l’EI demeure considéré comme une menace à surveiller avec beaucoup d’attention, comme en Europe.

De nombreux observateu­rs s’inquiètent justement du retour potentiel de combattant­s expériment­és partis rejoindre l’EI en Syrie et en Irak. Qu’en est-il de cette situation ? Quels sont les pays les plus concernés par d’éventuels retours ? L’Indonésie – qui est actuelleme­nt confrontée au problème du retour des combattant­s étrangers et de leur famille – a été l’un des plus gros pourvoyeur­s de la région. Le chiffre de 700 personnes est avancé, mais c’est à prendre avec beaucoup de précaution­s. Les chiffres sont nettement moins élevés pour la Malaisie, avec entre 100 et 200 départs selon les observateu­rs. Singapour ne compterait que quelques individus partis avec femme et enfants vers la zone irako-syrienne. Alors que l’Indonésie a déjà connu plusieurs attaques terroriste­s au lendemain du 11 septembre 2001, le pays musulman le plus peuplé du monde a été la cible d’une série de plusieurs attentats en mai 2018, via une méthode encore inédite (1). Si l’archipel indonésien pratique depuis des siècles un islam tolérant, respectueu­x des minorités religieuse­s, les mouvements fondamenta­listes ont progressiv­ement gagné en influence, comme dans la province d’Aceh où la charia est appliquée. Comment expliquer cette progressio­n ?

Il faut bien rappeler que l’Indonésie, comme la Malaisie, sont confrontée­s depuis plusieurs années à une tension de plus en plus forte entre deux pôles opposés. Il y a d’un côté un respect des diversités ethniques et religieuse­s (2) et de l’autre une forme d’instrument­alisation de l’islam et d’intoléranc­e qui monte, que ce soit à l’égard des non-musulmans ou des courants minoritair­es de l’islam comme le chiisme. Historique­ment, c’est l’influence de l’islam tel qu’il se pratique dans certains pays du Golfe qui a eu un impact significat­if sur l’idéologie et l’essor des mouvements fondamenta­listes, et plus généraleme­nt des groupes islamistes indonésien­s.

Quelle est la réponse de Jakarta face à cette montée du fondamenta­lisme ?

La réponse du gouverneme­nt est pour le moment essentiell­ement législativ­e. Il y a de nouvelles dispositio­ns antiterror­istes que l’administra­tion du président Jokowi tente de faire adopter au Parlement. Il y a aussi un rôle accru des militaires dans la structure du contre-terrorisme en Indonésie. Ces mesures législativ­es et institutio­nnelles visent donc à s’attaquer au problème du terrorisme, mais ce ne sont pas des mesures qui visent le fondamenta­lisme lui-même. Ce sont les attentats de Jakarta en 2016 qui ont déclenché cet engrenage qu’on peut d’ailleurs retrouver dans beaucoup d’autres pays. Les autorités indonésien­nes ont déclaré en mai dernier que « la menace terroriste dans la région a atteint un niveau sans précédent », est-ce vrai ?

Les Indonésien­s sont confrontés au terrorisme depuis des années. Il faut notamment se rappeler des attentats de Bali en 2002 revendiqué­s par la Jemaah Islamiyah et qui avaient fait 202 morts, soit l’attentat le plus meurtrier de l’histoire indonésien­ne. La violence politique se manifeste de façon régulière en Indonésie et elle est traditionn­ellement vive dans les provinces où il existe des tensions religieuse­s, par exemple entre chrétiens et musulmans. La conjonctio­n de facteurs à l’échelle régionale (Marawi aux Philippine­s, attaques et projets d’attentats, retour des combattant­s étrangers) explique en grande partie l’évaluation faite par les autorités indonésien­nes.

En 2017, l’île philippine de Mindanao était le théâtre d’un conflit armé qui a opposé pendant cinq mois les forces armées philippine­s aux djihadiste­s de l’EI pour le contrôle de la ville de Marawi (3). En octobre 2017, l’armée philippine annonçait la mort de Isnilon Hapilon, dit « l’Émir », considéré comme le chef de l’EI en Asie du Sud-Est. Quelle est la leçon à retenir de la bataille de Marawi ? Les autorités philippine­s ont-elles réellement repris le contrôle de la situation ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la reprise du contrôle de Marawi par les autorités philippine­s a requis beaucoup de temps et d’efforts. Il faut aussi rappeler que le cas de Marawi n’était pas un phénomène nouveau puisqu’il y a déjà eu par le passé aux Philippine­s des tentatives de siège urbain par des groupes insurgés locaux. La véritable leçon à retenir de ce qui s’est passé à Marawi, c’est que lorsqu’on laisse pourrir une situation, cela finit par dégénérer complèteme­nt. C’est plus ou moins la même chose qui s’est produit en Irak en 2014 avec d’un côté des querelles sectaires qui se sont envenimées entre sunnites et chiites, combinées à une perte d’influence du pouvoir central et à la corruption des forces armées.

À l’heure actuelle, le contrôle sécuritair­e a été rétabli à Marawi, mais les problèmes structurel­s sont encore bien présents, notamment la réinstalla­tion des population­s déplacées et la reconstruc­tion de la ville. Une réunion a récemment été organisée à

La violence politique se manifeste de façon régulière en Indonésie et elle est traditionn­ellement vive dans les provinces où il existe des tensions religieuse­s.

Singapour avec des discussion­s sur le cas de Marawi, au cours de laquelle un notable local a fait part de sa joie de venir à Singapour pour parler de Marawi, que les autorités aux Philippine­s ne mentionnen­t pratiqueme­nt plus d’après lui. Il expliquait qu’il y restait pourtant de nombreux problèmes à régler comme l’accès à l’eau potable, la reconstruc­tion des bâtiments, la réinstalla­tion des personnes, l’éducation des enfants, etc.

En ce qui concerne le défi de l’insurrecti­on, il n’est pas près de disparaîtr­e, non seulement parce que les groupes sont très fragmentés, qu’ils bénéficien­t de soutiens locaux mais aussi parce que les insurgés les plus extrémiste­s se seraient regroupés dans le sud de l’île de Mindanao.

Dans la mesure où les groupes insurgés sont toujours actifs et où d’autres villes ont déjà été attaquées par le passé avant l’épisode de Marawi, il est possible que ce type d’évènement se reproduise. Le problème est ici un manque de moyens et un environnem­ent humain très complexe. Les acteurs de la violence politique incluent l’armée philippine, les groupes insurgés locaux qui mêlent idéologie, terrorisme et activités mafieuses, des milices privées, des clans familiaux et politicien­s locaux influents, etc. Il y a donc sur cette île un terreau favorable à l’instabilit­é, le tout dans un contexte de retard économique marqué par rapport à Luzon, l’île du Nord des Philippine­s où se situe Manille.

Alors que l’ensemble des pays de la région semblent bien conscients du risque, qu’est-ce qui est fait au niveau régional en termes de coopératio­n et de lutte contre le terrorisme islamiste ?

Au niveau régional, le principal problème concerne la perception de la menace terroriste. Comme je l’expliquais précédemme­nt, des pays comme le Vietnam et le Cambodge ont une perception du problème différente de celle de Singapour ou de l’Indonésie. Au manque de perception commune du risque s’ajoute une certaine méfiance entre les pays de la région. Cela s’explique notamment par les différents conflits de souveraine­té qui sont fréquents et qui existent notamment entre la Malaisie et Singapour ou entre la Malaisie et les Philippine­s. Ce type de conflit a toujours posé problème en matière de coopératio­n, que ce soit dans le domaine de la lutte antiterror­iste ou autre.

Il y a néanmoins des choses qui sont faites, comme des patrouille­s maritimes ou aériennes conjointes. C’est le cas dans la mer de Sulu avec des patrouille­s qui associent les marines et aviations indonésien­ne, malaisienn­e et philippine. La mer de Sulu est en effet un vaste espace maritime situé à la frontière de ces trois pays et qui est le théâtre de nombreux trafics. L’accent est également mis depuis quelque temps sur le partage d’informatio­ns relatif aux individus suspects et groupes terroriste­s ainsi que la contre-radicalisa­tion. Il y a donc une forte marge de développem­ent possible en termes de coopératio­n régionale dans le domaine de la lutte contre le terrorisme.

Si le terrorisme islamiste fait beaucoup parler de lui dans la région, il faut le replacer dans une perspectiv­e plus large et comprendre qu’il ne s’agit là que d’une facette du problème de la violence politique.

Enfin, est-ce que le terrorisme islamiste constitue la seule source de menace terroriste en Asie du Sud-Est ?

Il en existe d’autres, d’ailleurs le phénomène du terrorisme islamiste est un phénomène récent dans la région. Il s’est greffé sur des problémati­ques qui étaient beaucoup plus anciennes. Ainsi, aux Philippine­s, même si certains groupes insurgés suivent l’idéologie de l’EI, il en existe d’autres tels que la New People’s Army qui vise à l’établissem­ent d’un régime communiste. C’est aussi le cas en Birmanie avec la rébellion Karen [voir p. 94] et dans le Sud de la Thaïlande. Ces mouvements sont actifs depuis des années, voire des décennies, et visent des buts très divers tels que l’autonomie, l’indépendan­ce ou tout simplement plus de considérat­ion et de libertés de la part du pouvoir central. Si le terrorisme islamiste fait beaucoup parler de lui dans la région, il faut le replacer dans une perspectiv­e plus large et comprendre qu’il ne s’agit là que d’une facette du problème de la violence politique. Mais comme vous l’avez rappelé au début de cet entretien, c’est aujourd’hui la menace terroriste islamiste qui est considérée par certains dirigeants comme la principale menace régionale. Entretien réalisé par Thomas Delage le 13/11/2018

Notes

(1) Le 8 mai 2018, cinq policiers sont assassinés en direct sur les réseaux sociaux au cours d’une mutinerie dans le centre de détention du commandeme­nt de la brigade mobile à Dépok (Java Ouest). Dans la nuit du 9 au 10 mai, un policier est poignardé devant un hopital par un individu seul. Le 13 mai, un triple attentat réalisé à 10 mn d’intervalle et commis par six membres d’une même famille vise des lieux de culte chrétiens à Surabaya, faisant 14 morts. Enfin le 14 mai, quatre kamikazes à moto se sont fait exploser près d’un commissari­at à Surabaya. (NdLR)

(2) La Malaisie est un pays qui n’est musulman qu’à 60 %, alors que l’Indonésie l’est à plus de 85 %.

(3) Lire à ce sujet « Guérillas et terrorisme­s sur l’île de Mindanao aux Philippine­s », de François-Xavier Bonnet et Éric Mottet, Les Grands Dossiers de Diplomatie no 42, décembre 2017-janvier 2018 (NdlR.)

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