Les Grands Dossiers de Diplomatie
Afghanistan : course à la paix ou guerre interminable ?
L’Afghanistan est embourbé depuis 17 ans dans un conflit qui semble ne pas en finir. En septembre dernier, certains observateurs déclaraient que le pays était en passe de devenir le conflit le plus meurtrier au monde en 2018, devant la Syrie. Quel est l’état de la situation sécuritaire sur le terrain, en Afghanistan ? D. Chaudet : Concrètement, nous sommes face à l’échec de la politique américaine en Afghanistan. L’administration Trump a fait le choix d’une politique somme toute classique : continuer d’insister sur l’outil militaire tout en évoquant la possibilité d’un dialogue. Dialogue qui n’a pourtant pas été une priorité, et qui a été pensé comme excluant une implication trop grande de concurrents géopolitiques (Russie, Chine). En prime, le président Trump a repris la critique systématique du Pakistan (l’utilisant comme excuse facile pour expliquer l’instabilité afghane) et bien sûr le désir de regime change à Téhéran, empêchant une coopération irano-américaine pourtant fructueuse dans le passé. Cela explique pourquoi la rébellion afghane, loin d’avoir été écrasée, est aujourd’hui assez forte pour ne pas pouvoir être vaincue militairement. On parle de 60 à 77 000 talibans en 2018, et d’environ 11 500 combattants affiliés à Daech en Afghanistan. Ces forces rebelles ont prouvé qu’elles pouvaient frapper jusqu’à Kaboul (1).
Selon le SIGAR, organisme dépendant du Congrès américain, 56 % du territoire serait contrôlé par le gouvernement, 14 % par la rébellion, le reste étant « contesté ». Qui contrôle réellement le pays ?
Les chiffres mis en avant peuvent nous induire en erreur quand ils sont crus sans vérification : en fait, le gouvernement et les militaires américains parlent de 56 % du territoire contrôlé par Kaboul… ou sous son « influence ». Pourquoi un tel flou ? Parce qu’il permet de masquer une réalité plus sombre : dans certains districts que Kaboul est censé tenir, il n’y a en fait que la capitale territoriale, et bien sûr les bases militaires, qui sont totalement sous le contrôle du pouvoir légal. Le reste est tiraillé entre la légalité et les rebelles… ou est totalement tenu par les talibans. On se trompe aujourd’hui en pensant qu’il est possible de faire une division claire entre « territoires tenus par Kaboul » et les autres, tenus par la rébellion. Le plus sage est de suivre l’analyse de la BBC en 2017 (2), qui concluait que les talibans étaient actifs sur pas moins de 70 % du territoire. Cela ne veut pas dire qu’ils contrôlent ce territoire. Par contre, cela veut dire que sur la majorité de l’Afghanistan, l’autorité de Kaboul est contestée, affaiblie dans certains endroits, éliminée dans d’autres.
Selon certains observateurs, les talibans seraient aujourd’hui bien plus puissants et plus organisés qu’au début de l’intervention américaine il y a 17 ans. Est-ce vrai, et si oui, comment expliquer cela ?
Il faut relativiser : certes, ils n’ont sans doute jamais été aussi puissants depuis 2002. Mais après les avoir profondément sous-estimés, au moins jusqu’en 2006-2007, on aurait tort de les surestimer. Ils sont vus comme forts surtout parce qu’ils ont réussi à « tenir » face à l’Amérique et à ses alliés : réussir à résister face aux principales armées occidentales coalisées, c’est une victoire en soi. Mais c’est une victoire qui s’est nourrie des erreurs d’appréciation américaines, de la corruption et de la mauvaise gouvernance du pouvoir légal de Kaboul… Le moins que l’on puisse dire, c’est que les talibans ont été aidés par les lourdes erreurs de leurs adversaires.
Mais il faut reconnaître que malgré des tensions internes, malgré la concurrence de Daech, malgré les sécessions qui ont pu avoir lieu au sein des talibans, la rébellion afghane reste forte, et a évité une trop grande fragmentation. Elle a su également toucher une partie de la population avec une propagande relativement simple, « islamo-nationaliste », que l’OTAN et Kaboul ont été incapables de contrer. Les talibans ont aussi bénéficié de leaders comme mollah Baradar (capturé en 2010, récemment remis en liberté) qui ont permis à la nouvelle génération de rebelles de
se transformer en réelle force politique, tout en confirmant une réelle efficacité militaire au cours des années. Enfin, les rebelles afghans sont forts actuellement parce qu’ils ne sont pas, simplement, un copié-collé des talibans des années 1990. Ils ont appris de leurs erreurs, se sont adaptés à leur temps sur les questions technologiques, et ont su se montrer pragmatiques pour éviter de voir la population s’opposer à eux en masse. On l’a vu par exemple sur les questions éducatives : les talibans ont préféré coopter les écoles plutôt que de les détruire. Ils n’hésitent pas à procéder de même avec des projets gouvernementaux ou d’ONGs, bénéficiant ainsi de leurs succès. Quand on ajoute à cela l’image des rebelles comme une force anticorruption incontestable, on comprend l’attraction que leur cause peut exercer sur certains jeunes Afghans.
Si l’année 2018 atteint des records en pertes humaines, ce serait notamment en raison des actions de l’État islamique (EI) qui, malgré des effectifs pourtant réduits, et en multipliant les attentats, contribuerait grandement à la déstabilisation du pays. Partagez-vous ce point de vue ? Quel est l’état des forces de l’organisation dans ce pays où elle a perdu début une août une bataille contre les talibans, qui l’ont chassée du Nord du pays ?
Je partage ce point de vue, avec un gros bémol : je considère que les analystes et journalistes occidentaux ont trop souvent minoré le nombre de combattants de Daech en Afghanistan. Leur capacité à frapper fort en Afghanistan, à résister à l’armée afghane et aux talibans (ces derniers étant les plus efficaces dans la lutte contre l’EI), rend bien plus crédible la fourchette de 7000 à 11 500 combattants notamment mise en avant par les travaux d’Antonio Giustozzi, un des principaux spécialistes de l’Afghanistan contemporain. Par facilité, par simplisme, on a aussi uniquement présenté l’EI comme une force composée de djihadistes étrangers, notamment pakistanais et centrasiatiques. Daech a réussi à les gagner à sa cause, certes. Mais dire aujourd’hui que des centaines voire des milliers de combattants peuvent passer une frontière afghane sans être repérés n’est pas considéré comme crédible, notamment par les Américains. Ce qui signifie que Daech en Afghanistan est une force afghane, recrutant sur place, notamment tous ceux qui refusent l’idée d’un processus de paix. Leur défaite en août est donc une bonne nouvelle, mais cela ne signe en rien l’arrêt de mort du mouvement. Les djihadistes ne peuvent être mis en danger que par une paix, et une coopération, entre armée légale et talibans.
Une négociation directe entre Washington – qui décidait en janvier dernier d’augmenter ses moyens militaires dans le pays – et les talibans, comme cela est régulièrement évoqué depuis quelques mois, est-elle réaliste ? Cela peut-il réellement faire évoluer la situation ?
Elle est réaliste, et elle est nécessaire : l’option militaire n’a pas fonctionné. L’armée afghane n’est pas encore totalement prête pour assurer seule la sécurité du territoire. Les élites locales ne sont pas forcément assez unies pour éviter des tensions internes entre elles, tensions aux dangereux relents ethniques. Pire, elles ne sont pas capables, malgré des bonnes volontés individuelles, sur place, d’éradiquer la corruption. Corruption qui dégoûte bien des citoyens afghans du gouvernement légal, parmi les plus pauvres notamment. Au point de rendre la justice rude mais incorruptible – et rapide – des talibans particulièrement attractive… Cette négociation est d’autant plus nécessaire qu’en ce moment, si les rebelles sont assez forts pour être toujours actifs et influents, ils n’ont pas les moyens d’écraser militairement les forces du pouvoir légal. Mieux, ils ont compris que ce n’était pas forcément une option. Même s’ils sont divisés sur la question, pour l’instant, le leadership des talibans « canal historique » semble pencher en faveur d’un dialogue, pouvant peutêtre permettre une paix de compromis. Cela ne sera pas forcément le cas à l’avenir. Ce qui pourrait vraiment faire de l’Afghanistan un champ de bataille ad vitam æternam. Washington est déjà arrivé à cette conclusion : des diplomates américains ont déjà rencontré des émissaires des talibans par deux fois depuis juillet 2018. Bien sûr, pendant que le dialogue est amorcé, la guerre continue. Mais en acceptant cette revendication des talibans, ainsi que quelques
autres (notamment la libération du mollah Baradar, ancien bras droit du mollah Omar, qui était emprisonné au Pakistan depuis 2010), les Américains ont montré qu’ils prenaient l’idée d’un processus de paix réellement au sérieux.
Justement, le représentant spécial du président russe pour l’Afghanistan, Zamir Kaboulov, milite pour l’ouverture de négociations avec les talibans. Quel est le rôle de la Russie en Afghanistan, alors que Moscou considère depuis longtemps l’instabilité dans ce pays comme une menace pour les pays de la CEI ?
La Russie a suivi la voie du pragmatisme : les talibans ne peuvent pas être vaincus militairement, et ils ont mené une diplomatie active auprès des pays de la région, pour les assurer que leur combat se limitait à leur propre pays. Dans le passé, le mollah Omar a laissé les djihadistes centrasiatiques se replier en Afghanistan et préparer des attaques en Asie centrale. Aujourd’hui, les talibans semblent sérieux dans leur désir de vivre totalement en paix avec leur voisinage, y compris avec l’Iran. Dans cette optique, pour Moscou, les rebelles afghans ne sont plus un danger pour les intérêts russes.
Par contre, pour les Russes, le vrai danger venant d’Afghanistan, c’est Daech. Certains analystes occidentaux nous diront que leurs collègues russes exagèrent le danger représenté par ce groupe djihadiste. Mais comme on l’a vu plus haut, très souvent en Occident, on le sous-estime systématiquement. La Russie a en fait, aujourd’hui, une diplomatie alignée sur celle de tous les voisins de l’Afghanistan : soutien à un processus de paix entre Afghans, lutte contre les djihadistes voulant déstabiliser la région, comme Daech. Le rôle de la Russie, en conséquence, a été de mener un travail en soutien d’un processus de paix en Afghanistan, indépendant de celui des États-Unis. Cela a l’avantage de plaire autant aux Iraniens qu’aux Pakistanais et aux Chinois, les voisins les plus importants de l’Afghanistan. Les quatre pays ont en commun des relations difficiles avec Washington, et le refus de se voir écarter du processus de paix inter-afghan par les Américains.
Alors que l’Afghanistan possède une frontière commune avec la province chinoise du Xinjiang, Pékin surveille également de près la situation dans le pays. En janvier 2018, le ministère afghan de la Défense annonçait que la Chine avait pour intention d’établir une base militaire en Afghanistan, dans le corridor du Wakhan, pour y entraîner les soldats afghans. Si cette information semble depuis démentie, qu’en est-il de la position et de la stratégie réelle employées par Pékin vis-à-vis du conflit en Afghanistan ?
Sur les informations diverses concernant l’armée chinoise et l’Afghanistan, je renvoie les lecteurs à un article que j’ai écrit pour le journal Réforme démontant ce type de rumeurs, intitulé « Des militaires chinois en Afghanistan : « fake news» ou réalité ? », daté… du 23 mars 2017. Les fantasmes sur ce sujet ne datent pas de 2018. Et ces rumeurs sont très souvent nourries par des responsables afghans en off, n’offrant aucune preuve, et vite démenties par les autorités afghanes. Vu de Kaboul, par ceux qui diffusent ces rumeurs, c’est une vaine tentative de faire craindre aux Américains que s’ils ne soutiennent pas Kaboul, les Afghans se jetteront dans les bras de la Russie ou de la Chine… On reste dans une vision de la diplomatie nourrie par l’Histoire mythifiée du Grand Jeu ici.
En fait, la Chine s’intéresse à l’Afghanistan d’abord pour des raisons sécuritaires, et dans la logique plus large des « nouvelles routes de la soie ». Pékin voit donc Kaboul dans une perspective régionale plus large, prenant en compte le besoin de stabilité en Asie centrale, au Xinjiang, et au Pakistan. Cette stabilité est essentielle pour faire des « nouvelles routes de la soie » terrestres un succès. Cela explique que sur le dossier afghan également, Chine et Russie soient globalement d’accord.
Concrètement, quelles sont pour vous les perspectives de résolution ou d’aggravation du conflit à court ou moyen terme ? Est-ce que les récentes élections qui se sont déroulées dans le pays à la fin du mois d’octobre 2018 peuvent avoir un impact sur la situation ?
Les médias ont mis en avant, avec raison, le courage des quatre millions d’Afghans qui sont allés voter pour les dernières élections parlementaires du 20 octobre dernier, malgré la situation sécuritaire. Mais l’élection qui pèsera véritablement sur l’avenir du pays, c’est l’élection présidentielle prévue pour le 20 avril 2019. Des voix, en Afghanistan et aux États-Unis, appellent à donner la priorité au processus de paix, et à repousser l’élection présidentielle. Des tensions politiques et ethniques aussi importantes que lors des précédentes élections présidentielles (entre Pachtounes se retrouvant dans Ashraf Ghani, et Tadjiks représentés par Abdullah Abdullah) pourraient affaiblir plus encore Kaboul face aux différents chefs de guerre et aux talibans. Rendant le rêve d’une stabilité afghane encore plus lointain.
La paix est possible, malgré tout. Si le dialogue est maintenu entre Américains et talibans. Et surtout si Washington accepte le fait que le processus de paix afghan ne sera possible que dans la logique multipolaire. Le travail diplomatique mené par la Russie, la Chine, avec le soutien de l’Iran, du Pakistan, et de l’Inde, ne doit plus être mis de côté, critiqué ou minoré : si l’Amérique veut vraiment la paix dans la région, elle doit travailler avec les autres puissances et avec les voisins de l’Afghanistan. Parce que la paix de ce pays passe par des compromis également dans les jeux géopolitiques du voisinage et par la reconnaissance des intérêts de tous les principaux acteurs. Si la diplomatie américaine va graduellement, ou au moins partiellement, dans ce sens, en 2019 (par une coopération renforcée avec le Kremlin sur ce dossier, par exemple), ce sera très positif pour l’avenir de la région. Les risques à court terme viennent d’Afghanistan même, de certaines factions au sein du pouvoir légal et des rebelles, qui ont un point commun : voir un processus de paix comme contraire à leurs intérêts. Certains, dans les deux camps, profitent de l’instabilité. Financièrement, par exemple via le trafic de drogues ; ou politiquement, l’absence d’un pouvoir fort permettant à des territoires d’être totalement sous la coupe d’un chef de guerre, pro-Kaboul ou protalibans. Or, le processus de paix, notamment dans les mois à venir, va dépendre de la capacité du pouvoir légal et du leadership des talibans d’éviter un « dérapage » rendant tout dialogue impossible… Propos recueillis par Thomas Delage le 19 novembre 2018 Notes (1) Pour se faire une idée de l’importance de la rebellion aujourd’hui dans le pays, lire Didier Chaudet, « Afghanistan : radioscopie des mondes rebelles » ( Diplomatie no 95, novembre-décembre 2018). (2) https://www.bbc.com/news/worldasia