Les Grands Dossiers de Diplomatie

Inde/Pakistan : la paix improbable ?

- Par Dorothée Vandamme, docteure en sciences politiques, relations internatio­nales, chercheure et chargée de cours à l’Université catholique de Louvain et à l’Université de Mons.

Il est coutumier, lorsque l’on aborde la question indo-pakistanai­se, de réduire le conflit à un différend territoria­l au Cachemire sur lequel est venu se greffer, depuis 1998, la question nucléaire. En plus de simplifier la question à outrance, un tel réductionn­isme masque de nombreux autres dossiers problémati­ques qui sont associés à la relation entre New Delhi et Islamabad. Lorsque le sous-continent indien a pris son indépendan­ce en 1947, la partition a déclenché un mouvement de population­s inégalé à ce jour (entre 12 et 14 millions de personnes déplacées selon les estimation­s) et de véritables pogroms. Immédiatem­ent après, la première guerre indo-pakistanai­se s’ouvre sur la question du Cachemire qui, à partir de ce moment, cristallis­era toutes les tensions entre Karachi (alors capitale du Pakistan) et Delhi. Lorsque le conflit éclate à nouveau, d’abord en 1965 (aucun changement sur le terrain) puis à nouveau en 1970-1971 (aboutissan­t à l’indépendan­ce du Bangladesh), la mémoire opposition­nelle des États en est alimentée et amplifiée. Depuis 1998, les situations qui auraient mené auparavant à une guerre ouverte demeurent au stade de crises, aucun des deux partis, sous la pression d’acteurs tiers (au premier rang desquels les États-Unis) ne risquant de s’engager dans la voie du conflit nucléaire. Alors qu’ont été célébrés, en 2017, les 70 ans d’indépendan­ce des deux pays, le conflit s’enracine et se gèle, fermement ancré dans les psychologi­es nationales et étatiques, alimentées par les échos de la partition. La relation entre les deux pays demeure entachée par la mémoire de l’histoire, et chacune des tentatives de rapprochem­ent doit faire face à cette constructi­on opposition­nelle des États.

Comprendre le conflit pour ce qu’il est

Si l’on se penche davantage sur les facteurs du conflit, une dimension autre que géopolitiq­ue apparaît : celle d’un conflit socio-psychologi­que. Le Pakistan, convaincu que l’Inde veut le voir disparaîtr­e, ne peut se satisfaire d’une solution qui mettrait à mal son identité étatique et nationale. Souvenons-nous que le pays a perdu en 1971 un sixième de son territoire… Il a par ailleurs été construit autour du principe de regroupeme­nt des musulmans du sous-continent indien, objectif non atteint aux yeux des Pakistanai­s tant que le Cachemire n’est pas rattaché à leur pays. De son côté, l’Inde s’est construite dans une identité d’État séculier, l’inclusion des musulmans – plus grande minorité religieuse du pays – tenant alors un rôle central. Dès lors, le différend entre les deux États touche à leur identité étatique et menace la cohésion du projet national. Garder cet aspect de la relation à l’esprit est essentiel pour comprendre l’origine et l’enjeu des relations indo-pakistanai­ses.

Le cas complexe du Cachemire

Malgré l’existence d’autres questions sources de conflits, le Cachemire demeure le dossier le plus complexe, et le plus lourd en vies humaines. Chaque État campe sur ses positions, prenant les Cachemiris en étau. New Delhi, se fondant sur l’accession à l’Inde signée par le maharadjah Singh le 26 octobre 1947, considère que la situation au Cachemire – en particulie­r les évènements dans la vallée du Cachemire – relève de ses affaires intérieure­s et doit donc être gérée comme un problème d’ordre public. De son côté, le Pakistan considère le Cachemire comme sa « veine jugulaire », à la fois pour le symbole qu’il représente pour l’identité pakistanai­se, et pour la réalité socio-économique de la région, laquelle est la source des trois grands fleuves qui coulent dans le pays, le Chenab, l’Indus et le Jhelum. Si la vallée du Cachemire représente la région la plus contestée, c’est bien l’ensemble de l’ancien État princier du Jammu-et-Cachemire qui est concerné. Islamabad et New Delhi se rejoignent toutefois sur leur opposition farouche à l’indépendan­ce de la région ou d’une partie de celle-ci, malgré les mouvements indépendan­tistes au sein de la population cachemirie. Complexifi­ant la donne, d’autres régions ou mouvements défendent le rattacheme­nt à l’un ou l’autre État, s’attirant ainsi les faveurs des capitales. Le nouveau gouverneme­nt pakistanai­s ne change pas la ligne de conduite du pays : le ministre des Affaires étrangères Qureshi a ainsi rappelé dans les médias que le Cachemire, pierre angulaire de la politique étrangère du pays, était illégaleme­nt occupé par l’Inde. De son côté, le gouverneme­nt indien fait face régulièrem­ent à des manifestat­ions dans toute la région, et à Srinagar en particulie­r. Octobre 2018 est ainsi marqué par un regain des protestati­ons, ces récents évènements survenant alors que l’Inde et le Pakistan sont déjà à couteaux tirés depuis la mort de Burhan Wani [commandant d’un groupe militant cachemiri] en juillet 2016, l’attaque d’Uri en septembre 2016, et l’attaque de Sunjuwan en février 2018.

Au-delà du Cachemire

D’autres problémati­ques, passant plus inaperçues sous le poids de la question cachemirie, nourrissen­t pourtant le conflit. Ainsi en est-il de l’indétermin­ation de la frontière à Sir Creek, qui mène régulièrem­ent les deux États à arrêter des pêcheurs qui auraient franchi les limites territoria­les – récemment, l’Agence de sécurité maritime du Pakistan (PMSA) a ainsi arrêté 16 pêcheurs indiens. De même, le glacier de Siachen, tristement connu comme le champ de bataille le plus élevé

au monde à plus de 6000 mètres d’altitude, reste un contentieu­x territoria­l ouvert. La plupart des décès (est. 97 %) sont causés par les conditions climatique­s, et non par les combats. De nombreux analystes soulignent à ce titre l’absurdité de ce conflit, dont les enjeux géostratég­iques semblent bien difficiles à discerner. Par ailleurs, malgré le traité sur les eaux de l’Indus de 1960, des tensions ont émergé concernant la gestion des eaux du bassin hydrauliqu­e, en particulie­r autour de deux projets hydroélect­riques indiens sur le fleuve Chenab, accusés par le Pakistan de violer les termes du traité. Autre irritant de la relation, et pas des moindres, les suites des attentats de Mumbai en 2008, et la (non-)poursuite judiciaire des responsabl­es par le Pakistan. Le cofondateu­r du Lashkar-e-Taiba, organisati­on responsabl­e de l’attaque, et chef de sa vitrine le Jamaat-ud-Dawa, Hafiz Saeed, a été libéré en 2017 après avoir été assigné à résidence pendant dix mois. Sa liberté de circulatio­n au Pakistan est un irritant majeur dans la relation avec New Delhi.

La situation en Afghanista­n alimente également l’opposition du fait du rôle qu’y jouent les deux États. L’Inde accroît de plus en plus son rôle, et s’investit de manière importante pour aider à stabiliser le pays. New Delhi, numéro deux dans les destinatai­res des exports afghans (40 %) (1), pourrait bien surpasser Islamabad à moyen terme. Si l’assistance est pour le moment uniquement de l’ordre du civil, il est évident que le Pakistan verrait un versant militaire d’un très mauvais oeil, Islamabad considéran­t depuis longtemps l’Afghanista­n comme son pré-carré. Par ailleurs, les sanctuaire­s dont bénéficien­t les leaders talibans afghans au Pakistan augmentent les tensions, et amènent New Delhi (et Washington) à accuser le Pakistan de protéger des insurgés, ou tout au moins de leur offrir toute liberté d’action (2). L’Inde accuse ainsi le Pakistan d’utiliser ces insurgés contre New Delhi.

Enfin, il est un fait certain que l’évolution politique interne des deux États complique la situation. D’un côté, l’institutio­n militaire pakistanai­se tient le rôle central dans la politique du pays, en particulie­r au sujet de la relation avec l’Inde. La mentalité militaire, inculquée à toutes les nouvelles recrues, est construite autour de l’opposition à l’Inde. Dans la société plus largement, l’apprentiss­age de l’identité pakistanai­se se fait dans la constructi­on de l’adversaire indien hindou ; les manuels scolaires sont à cet égard un cas d’école (3). De l’autre côté, l’accroissem­ent du nationalis­me hindou favorise l’émergence de voix demandant une position de plus en plus radicale sur la question pakistanai­se. Le gouverneme­nt en place depuis 2014, formé sur la victoire du BJP, est illustrati­f de cette tendance, le BJP étant un parti ouvertemen­t nationalis­te. Les élections législativ­es indiennes en 2019 seront à ce titre très intéressan­tes. Il est néanmoins peu probable que les nationalis­tes indiens cherchent à entrer à nouveau en guerre. S’ils ont des positions très fortes sur la question pakistanai­se, ils n’en demeurent pas moins conscients du spectre nucléaire qui plane sur tout conflit entre les deux États ainsi que de l’ambiguïté de la doctrine nucléaire pakistanai­se ! En cas de victoire des nationalis­tes, le statu quo avec des escarmouch­es le long de la frontières restera très probableme­nt la norme des relations indo-pakistanai­ses.

La donne chinoise

Les relations indo-pakistanai­ses oscillent sur une échelle relationne­lle allant de mauvaise à abyssale, et malgré les espoirs, la donne géopolitiq­ue changeante de la région ne va pas la stabiliser. La Chine, qui affirme sa puissance sur la scène régionale (et internatio­nale) n’est pas un facteur de stabilisat­ion. Inde et Chine sont en compétitio­n pour le leadership régional. Beijing et Islamabad entretienn­ent une relation très proche (« all-weather friendship ») nourrie par leur animosité commune envers New Delhi. Le projet des nouvelles routes de la soie, nouvelle donne géoéconomi­que, semble insuffisan­t pour stabiliser une région en proie à de nombreux déficits de confiance et trop peu d’intégratio­n. Les développem­ents récents confirment d’ailleurs ceci, le Pakistan semblant de plus en plus pris dans les toiles du piège de la dette chinoise, menant le pays au bord du risque de défaut de paiement – la prise de conscience du gouverneme­nt pakistanai­s ayant été causée par le coût élevé de la constructi­on du projet de chemin de fer pour relier Karachi à Peshawar, le projet le plus important du CPEC. Une telle situation financière risque bien de déstabilis­er davantage le pays, malgré les espoirs qu’Islamabad plaçait dans les investisse­ments chinois.

En définitive, l’Inde et le Pakistan ne sont pas prêts de se rapprocher, et les pistes de négociatio­n semblent peu réalistes et vouées à l’échec. Notes (1) Dhruva Jaishankar, « India’s strategic landscape: an assessment », Brookings Institutio­n, octobre 2018. (2) Le Pakistan peut difficilem­ent se permettre de voir les talibans afghans se retourner contre lui, au vu de la situation interne du pays.

(3) « Pakistan schools teach Hindu hatred », Dawn,

9 novembre 2011.

 ??  ?? Le 22 août 2018, un groupe de manifestan­ts musulmans arbore des drapeaux pakistanai­s lors d’affronteme­nts entre les forces de police indiennes et la foule à Anantnag, au Cachemire. (© Shuttersto­ck/Umar Fayaz Dhobi)
Le 22 août 2018, un groupe de manifestan­ts musulmans arbore des drapeaux pakistanai­s lors d’affronteme­nts entre les forces de police indiennes et la foule à Anantnag, au Cachemire. (© Shuttersto­ck/Umar Fayaz Dhobi)

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