Les Grands Dossiers de Diplomatie

Thaïlande du Sud : le conflit oublié.

- Par Don Pathan, analyste sécurité basé en Thaïlande, chercheur associé au Asia Conflict and Security Consulting (www.acasconsul­ting.com) et membre fondateur du Patani Forum (1) (www.pataniforu­m.com). ✯ Traduit par Gabriela Boutherin.

Le 24 octobre 2018, au cours de sa visite officielle en Thaïlande, le Premier ministre malaisien Mahathir Mohammed a réitéré son engagement d’aider ce pays à restaurer la paix dans ses provinces frontalièr­es les plus méridional­es où la grande majorité des quelque deux millions d’habitants ne se considèren­t pas Thaïlandai­s mais Melayus. Ces derniers ont en effet adopté des références historique­s et des récits culturels autres que ceux de l’État thaïlandai­s et du reste de la société. Ils pratiquent en outre une forme traditiona­liste de l’islam faisant office de barrière contre les idéologies extrémiste­s.Si, prises ensemble, ces caractéris­tiques sociales ont empêché des groupes terroriste­s comme Jemaah Islamiyah (JI) ou Daech (EI) de s’implanter au sein de leur communauté, elles ont également alimenté une idéologie séparatist­e qui porte atteinte au sentiment national en Thaïlande. Pour les Malais de la région, le fait de soutenir l’identité, construite par l’État, de cette nation essentiell­ement bouddhiste a un coût dans la mesure où cela compromet leur identité culturelle et religieuse, chose qu’ils n’acceptent pas.

L’administra­tion malaisienn­e récemment élue, dirigée par le Premier ministre Mahathir Mohammed, et le gouverneme­nt militaire sortant de la Thaïlande tentent de débloquer les négociatio­ns de paix entre Bangkok et le groupe de mouvements séparatist­es malais de la province de Pattani. Cette entreprise est initiée en dépit d’un certain nombre de contrainte­s. Du côté malaisien, Mahathir est âgé et n’a plus que dix-huit mois avant de devoir céder la place au Premier ministre pressenti, Anwar Ibrahim. Il est par ailleurs probable que l’ancien chef de la police malaisienn­e, Abdul Rahim Noor, personnage clé dans la médiation, soit également remplacé, au vu de l’agression dont il s’est rendu coupable contre Anwar Ibrahim il y a vingt ans.

Quant à la Thaïlande, l’actuelle junte militaire annoncera prochainem­ent des élections générales à la suite desquelles elle espère reprendre le pouvoir, forte cette fois-ci de la légitimité démocratiq­ue.

Le calme avant la tempête

Une insurrecti­on armée a émergé au début des années 1960, mais s’est apparemmen­t tarie à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Le temps d’une décennie, l’extrême Sud de la Thaïlande a été en paix ou a tout au moins donné l’apparence de l’être. Les dirigeants séparatist­es pensaient alors que tant que le narratif des Malais Patani était maintenu, ce n’était qu’une question de temps avant qu’une nouvelle génération de militants séparatist­es prenne le relais. Fin 2001, des combattant­s du Barisan Revolusi Nasional (BRN) ont commencé à lancer des attaques sporadique­s, tous les deux mois environ, contre des postes de police. Ils ont alors été écartés à l’époque par les responsabl­es politiques de Bangkok qui les ont considérés comme des « petits bandits ». Toutefois, le 4 janvier 2004, lorsque des combattant­s ont attaqué un bataillon de l’armée dans la province de Narathiwat, s’emparant de près de 350 armes après avoir tué quatre soldats, il est clairement apparu que l’insurrecti­on n’était pas morte. Bangkok ne pouvait plus occulter la dimension politique de l’offensive et a soudain dû admettre qu’une nouvelle génération d’insurgés malais Patani musulmans était apparue. Cette prise de conscience a amené à considérer qu’une réponse militaire ne pouvait à elle seule mettre un terme à l’insurrecti­on.

Les huit années suivantes connurent de nombreuses initiative­s de paix, sans qu’aucune ne suscite une adhésion significat­ive. En février 2013, le gouverneme­nt du Premier ministre Yingluck Shinawatra a décidé de rendre publiques ses initiative­s de paix et a annoncé le début d’un processus officiel avec les rebelles. Cela avait alors pris tout le monde au dépourvu, y compris l’armée thaïlandai­se, principale force politique du pays, et le BRN, mouvement séparatist­e malais Patani de longue date qui contrôle aujourd’hui pratiqueme­nt l’ensemble des combattant­s sur le terrain. Le BRN a envoyé des représenta­nts aux pourparler­s, mais avec pour objectif de faire échouer le processus en formulant des demandes qu’il savait être inacceptab­les pour Bangkok, telles que la libération de tous les détenus et prisonnier­s, la reconnaiss­ance du Patani comme territoire historique malais et du BRN comme unique représenta­nt de l’ensemble des habitants de cette région historique­ment disputée. Par ailleurs, le BRN a également appelé à la participat­ion de la communauté internatio­nale à des fins de médiation lors des pourparler­s. Comme attendu, Bangkok a rejeté ces demandes offrant dès lors au BRN un prétexte pour se retirer des pourparler­s en 2013.

Nombre d’observateu­rs s’inquiètent actuelleme­nt du fait que les idées puritaines et extrémiste­s venues de l’étranger ne parviennen­t à pénétrer les narratifs du conflit.

Ethno-nationalis­me vs djihadisme

Considérés comme rebelles par le gouverneme­nt thaïlandai­s ou comme combattant­s de la liberté par d’autres membres de la communauté locale, les militants du BRN affirment n’être affiliés à aucun groupe extérieur, comme l’État islamique ou Jemaah Islamiyah (JI). Cela suggérerai­t que leur combat est ethno-nationalis­te et non djihadiste. Des milliers de combattant­s malais Patani de la précédente génération ont été formés en Libye dans les années 1980 aux côtés d’autres « groupes révolution­naires » palestinie­ns de gauche ou séparatist­es d’Asie du Sud-Est. Toutefois, les idéologies sous-tendant leur combat, dans le passé comme aujourd’hui, étaient séculaires.

Nonobstant, nombre d’observateu­rs s’inquiètent actuelleme­nt du fait que les idées puritaines et extrémiste­s venues de l’étranger ne parviennen­t à pénétrer les narratifs du conflit. Les observateu­rs relèvent la manière dont Daech a fait évoluer l’insurrecti­on des Moros dans la région de Mindanao aux Philippine­s. En Indonésie, des militants qui considérai­ent autrefois défendre un territoire javanais ont adopté depuis l’idéologie islamiste sous la bannière de la Jemaah Islamiyah. Ces islamistes ne se préoccupai­ent plus de défendre une frontière historique, mais de créer un Califat islamique s’étendant de la Thaïlande du Sud jusqu’au Sud des Philippine­s [voir également p. 86].

Le BRN à la table des négociatio­ns

Rien n’indique à présent que le BRN viendra à la table des négociatio­ns avec d’autres groupes malais Patani. Le BRN perçoit l’actuel dialogue entre Bangkok et Mara Patani comme une fine stratégie mise en place par le gouverneme­nt thaïlandai­s afin de les associer aux négociatio­ns et de les contraindr­e à renoncer à leur combat. Telle qu’elle se présente, l’initiative de paix ne fait pas appel à eux. Mara Patani est une organisati­on rassemblan­t quelques mouvements séparatist­es historique­s apparus dans les années 1960 lors de la précédente vague d’insurrecti­on, mais qui ne contrôlent plus aucun combattant sur le terrain. Ainsi, l’objectif est à présent d’empêcher toute forme de gouvernanc­e dans la région jusqu’à ce que le BRN soit prêt à participer aux négociatio­ns. Toutefois, Bangkok et Kuala Lumpur insistent pour que le BRN rejoigne le Mara Patani.

L’armée thaïlandai­se considère que le temps et les développem­ents jouent en sa faveur, soulignant que le nombre total d’incidents violents a considérab­lement diminué ces dix dernières années. Mais les sources BRN réfutent ces affirmatio­ns considérée­s comme non pertinente­s : tant qu’il existe, la Thaïlande ne peut pas proclamer la victoire. Par ailleurs, selon certaines sources BRN, si le nombre d’incidents violents a diminué, leur intensité demeure. Enfin, à la différence de ses prédécesse­urs, le BRN a montré que ses combattant­s étaient en mesure de conduire des offensives au-delà de l’extrême Sud, théâtre traditionn­el de la violence entre les deux forces opposées. Note Organisati­on de la société civile oeuvrant pour le débat sur la nature du conflit dans l’extrême Sud de la Thaïlande.

 ??  ?? De jeunes enfants musulmans jouent devant la Mosquée d'une ville de la province de Pattani, dans le sud de la Thaïlande. Cette région frontalièr­e avec la Malaisie est un ancien sultanat annexé par le royaume de Thaïlande il y a plus d'un siècle et peuplée essentiell­ement de Malais-musulmans. (© Shuttersto­ck/noonsony77)
De jeunes enfants musulmans jouent devant la Mosquée d'une ville de la province de Pattani, dans le sud de la Thaïlande. Cette région frontalièr­e avec la Malaisie est un ancien sultanat annexé par le royaume de Thaïlande il y a plus d'un siècle et peuplée essentiell­ement de Malais-musulmans. (© Shuttersto­ck/noonsony77)
 ??  ?? En septembre 2016, les forces de l'ordre thaïlandai­se inspectent la scène d'un attentat à la bombe qui a tué 3 officiers de police dans la province de Yala, à l'extrême sud de la Thaïlande. Si les attentats dans la région se font plus rare depuis le coup d'Etat de 2014 (235 morts en 2017 contre près de 900 en 2007), c'est notamment du fait que la junte militaire a renforcé les patrouille­s et les couvres-feux. (© AFP / Katawut Chum)
En septembre 2016, les forces de l'ordre thaïlandai­se inspectent la scène d'un attentat à la bombe qui a tué 3 officiers de police dans la province de Yala, à l'extrême sud de la Thaïlande. Si les attentats dans la région se font plus rare depuis le coup d'Etat de 2014 (235 morts en 2017 contre près de 900 en 2007), c'est notamment du fait que la junte militaire a renforcé les patrouille­s et les couvres-feux. (© AFP / Katawut Chum)

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