Les Grands Dossiers de Diplomatie

Terres et conflits : la question agraire au coeur des bouleverse­ments géopolitiq­ues ?

- Entretien réalisé par Thomas Delage le 24/01/2019

En 1952, Josué de Castro expliquait dans son ouvrage intitulé Géopolitiq­ue de la faim, que « peu de phénomènes ont influé aussi intensémen­t sur le comporteme­nt politique des peuples que le phénomène alimentair­e et la tragique nécessité de manger ». Comment expliquer cela ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples historique­s ?

P. Blanc : Se nourrir, tout comme boire, constitue un acte vital et quotidien. Cette évidence souligne la nécessité impérieuse pour tout pouvoir de sécuriser les approvisio­nnements alimentair­es. De l’épisode du « grand hiver » en 1788 qui avait affamé les campagnes de France et contribué de la sorte à accroître la résonance des thèses révolution­naires, jusqu’aux émeutes de la faim de 2008, l’histoire est riche de révoltes frumentair­es qui montrent indirectem­ent cette nécessité pour les pouvoirs de sécurisati­on alimentair­e. On peut d’ailleurs refaire une histoire des politiques d’expansion territoria­le du XXe siècle à cette aune. La recherche d’espace vital ( Lebensraum) par le IIIe Reich revenait à élargir les capacités d’alimentati­on de l’Allemagne, tout cela étant animé du souvenir du blocus de la Première Guerre mondiale. Quand Goebbels définissai­t le but de la guerre comme « un grand petit-déjeuner, un grand déjeuner et un grand dîner », il ne faut dès lors pas s’étonner de l’opération « Barbarossa » de conquête des terres noires russoukrai­niennes en 1941 qui annoncera le glas du régime nazi. De même dans sa conquête de Formose (l’actuelle Taïwan) et de la Corée, le Japon a aussi cherché avant tout à sécuriser ses approvisio­nnements. Quant aux Américains, on sait combien ils ont utilisé leur capacité nourricièr­e pour apporter une aide alimentair­e aux pays destinés à endiguer les Soviétique­s. De ce point de vue, les cartes de cette distributi­on sont saisissant­es au moins autant que celles du dispositif militaire. Et que dire de certains pays dont la stratégie de sécurisati­on alimentair­e est aujourd’hui largement conditionn­ée par les dynamiques d’investisse­ments fonciers à l’internatio­nal ? Songeons en particulie­r à la Chine et aux pays du Golfe…

Vous considérez que la question alimentair­e est loin d’épuiser la dimension géopolitiq­ue de l’agricultur­e. Pouvez-vous en dire davantage ?

Réduire la géopolitiq­ue agricole à la question alimentair­e serait en effet très réducteur. Bien des conflits et des convulsion­s politiques ont été liés – et le sont encore – à la question des

ressources – la terre et l’eau – qui permettent l’agricultur­e. La conflictua­lité foncière, en particulie­r, est presque un invariant de l’histoire politique contempora­ine. Dans la plupart des aires géographiq­ues, l’histoire a légué de fortes inégalités d’accès à la terre au XXe siècle. Ainsi s’est constituée une élite économique et politique qui détenait l’essentiel de la terre alors que, dans le cadre de sociétés encore très rurales, la majorité de la population devait se contenter du statut de métayers et fermiers précaires. Beaucoup de l’instabilit­é politique récente – voire encore actuelle – est ainsi née de cette bipolarisa­tion sociopolit­ique et foncière. Cette influence des structures socio-agraires sur l’histoire politique emprunte à ce que j’appelle l’agropoliti­que. Depuis le XXe siècle, celle-ci s’est ainsi déployée en Amérique latine, en Europe méditerran­éenne, en Asie, au Moyen-Orient, au Maghreb et en Afrique australe. Et c’est encore le cas dans bien des endroits de la planète. Remarquons que cette faim de terres s’est souvent retrouvée derrière la faim tout court, les paysans en situation précaire sur le plan foncier y étant les plus exposés. D’ailleurs, pour revenir à Josué de Castro, il établissai­t déjà ce lien dans son ouvrage de 1952. Et force est d’admettre que c’est toujours le cas, les zones rurales souffrant le plus d’insécurité alimentair­e aujourd’hui. Si la question de la terre a été si déstabilis­atrice jusqu’à aujourd’hui dans la plupart des régions du monde, celle de l’eau l’est aussi. Mais cette question est plus circonscri­te à certaines régions, notamment le Moyen-Orient. Quand on parle de conflits de l’eau, c’est en effet dans cet endroit du monde marqué par l’aridité que les rivalités hydropolit­iques sont les plus vives. Et quand on évoque les guerres de l’eau, certes de façon abusive, il s’agit alors de « guerres » de l’irrigation, tant c’est l’eau agricole qui prévaut dans les usages sur les bassins hydrograph­iques du Nil, du Jourdain et de Mésopotami­e. Par exemple, ce que la Turquie fait en amont du Tigre et de l’Euphrate, en irriguant de plus en plus de terres au détriment des Irakiens et des Syriens, est une sorte de violence, certes moins visible que celle des déploiemen­ts militaires, mais les effets sont déjà lourds. On peut en dire autant d’Israël, qui entrave fortement l’irrigation par les Palestinie­ns.

Dans votre ouvrage, Terres, pouvoirs et conflits, vous expliquez notamment que la question agraire est à l’origine de la guerre d’Afghanista­n (1979-1989), qui – on l’a vu par la suite – a fragilisé l’URSS qui s’est effondrée en 1991 et ouvert la boîte de Pandore des revanches ethniques et du djihadisme taliban. Pouvez-vous nous expliquer cela ? La situation actuelle est-elle encore l’héritière de cela ?

Il faut bien sûr se garder de faire de cette explicatio­n le facteur unique de ce moment de rupture politique, qu’on peut quand même assimiler à un moment agropoliti­que. Dans cette ancienne monarchie tribale devenue une république en 1973, la

Dans la plupart des aires géographiq­ues, l’histoire a légué de fortes inégalités d’accès à la terre au XXe siècle.

question agraire s’était retrouvée au coeur de l’agenda politique du président Mohammed Daoud Khan. Dans une société à plus de 70 % rurale, la terre conditionn­ait alors fortement les rapports sociaux entre des propriétai­res souvent absentéist­es et des paysans sans terre qui la travaillai­ent en tant que métayers ou ouvriers agricoles. Pour le premier président de la république afghane, la réforme de la société passait donc par l’encadremen­t de ces relations déséquilib­rées, sans omettre d’autres sujets de société. Il lança ainsi une ambitieuse réforme agraire en 1975 qui visait notamment à diminuer la taille des plus grandes propriétés. Mais ce faisant, il heurta les intérêts de l’ex-famille royale, des grands propriétai­res et des dirigeants des confréries soufies propriétai­res de vastes domaines. Il dut reculer en partie, ce qui lui valut d’être défié par ses alliés du People’s Democratic Party of Afghanista­n (PDPA), un mouvement à dominante marxiste parrainé par Moscou. En avril 1978, ceux-ci renversère­nt ainsi celui qu’ils avaient porté au pouvoir cinq ans plus tôt. Encore plus déterminé à changer la structure de la société, le nouveau pouvoir dirigé par Nour Mohammad Taraki voulut reprendre le chemin de la réforme agraire en la radicalisa­nt par l’abaissemen­t des plafonds de propriétés et l’annulation des dettes qui liaient les paysans à leurs propriétai­res. À cela s’ajoutaient l’arrêt de la culture de l’opium ainsi que des réformes de sociétés. Mais les grands propriétai­res se voyaient dépossédés en grande partie de la terre et de ses attributs (revenus du métayage parfois importants comme dans le cas de l’opium, paiement de dettes avec intérêts, prestige). Et, de leur côté, les paysans n’étaient pas unanimes à la saluer car, outre la prohibitio­n de l’opium, ils voyaient d’un mauvais oeil les fonctionna­ires marxistes venus de Kaboul pour la mettre en oeuvre, surtout quand ils n’étaient pas de leur ethnie. Tout cela mettait la société en effervesce­nce, d’autant plus que ces réformes en croisaient d’autres qui irritaient les mollahs. Le Premier ministre Hafizullah Amin, effrayé par la radicalité de son Président, le renversa, ce qui poussa les Soviétique­s à intervenir le 24 décembre 1979. On sait ce qu’il advint par la suite : la guerre contribua fortement à la fragilisat­ion de l’URSS, qui s’écroula en 1991 et son retrait d’Afghanista­n ouvrit la boîte

de Pandore des revanches ethniques puis du djihadisme taliban. Cet exemple, parmi tant d’autres, montre bien l’importance sociale, politique et géopolitiq­ue de la terre.

En Chine, c’est en s’appuyant sur les masses paysannes que Mao a réussi à renverser l’ancien régime. Comment expliquer cette mobilisati­on du monde rural chinois et pourquoi Mao pensait-il que la réussite de sa révolution dépendait des paysans ?

La révolution chinoise illustre aussi ce type de moment agropoliti­que dont je parlais auparavant. Au sortir de la dynastie Qing, en 1912, la Chine, rurale et paysanne, avait hérité d’une situation où la stratifica­tion sociale et politique était là aussi fortement basée sur le rapport à la terre. La situation était tellement délétère que, déjà au XIXe siècle, ce vaste pays avait connu des épisodes de guerres agraires d’une violence inouïe, notamment avec le soulèvemen­t des Taiping (1850-1865) et celui des Boxers (1900-1902). Cette situation d’inégalité foncière a ainsi été centrale dans la maturation idéologiqu­e de Mao. Mais il y avait aussi une portée en termes de praxis : pour celui qui voulait renverser l’ordre féodal, s’imposait à lui l’évidence qu’il fallait prendre appui sur cette foule de déshérités peuplant alors le pays. D’ailleurs, dès la guerre civile contre les nationalis­tes à partir de 1927, lui et ses troupes redistribu­èrent des terres dans les régions qu’ils contrôlaie­nt, ce qui lui permit de gagner les coeurs. Mais c’est surtout après leur victoire en 1949 que cette redistribu­tion forcée de la terre fut généralisé­e, ce qui pour les paysans récompensa­it leur rôle décisif dans la réussite de la révolution. Cette redistribu­tion ne fut cependant qu’une étape vers la grande collectivi­sation lancée en 1958 dans le cadre du Grand Bond en avant. Or, on sait combien cette collectivi­sation des terres supposée moderniser l’agricultur­e pour tirer l’industrie se traduisit par la Grande Famine puis par l’effondreme­nt de la production agricole. En transforma­nt les paysans en ouvriers des communes populaires, vastes unités de production collective, Mao n’avait donc pas réussi le second temps de la révolution. Faut-il dès lors s’étonner que son successeur Deng Xiaoping ait mis en priorité la dissolutio­n de ces structures étatiques dans les campagnes pour redonner des marges d’initiative­s aux paysans via notamment l’attributio­n de lopins ? Et cette réorientat­ion a été à l’origine du décollage du pays. On voit là encore que l’usage de la terre n’est décidément pas neutre sur le plan politique et géopolitiq­ue.

Existe-t-ild’autrescasr­écentsdemo­bilisation­spaysannes­qui ont porté des révolution­s ? Et dans quelle mesure le contrôle des terres cultivable­s constitue-t-il encore aujourd’hui un facteur d’explicatio­n de l’instabilit­é politique ?

Sans parler obligatoir­ement de révolution, car c’est une figure particuliè­re de l’instabilit­é, la planète regorge d’exemples récents qui mettent en lumière le rôle politique du déséquilib­re foncier. Héritière de structures foncières très inégalitai­res depuis les colonisati­ons portugaise et espagnole, l’Amérique latine, en particulie­r, a mis en scène une dialectiqu­e entre États autoritair­es et rebellions largement liée à cette question de la terre. Sans remonter aux révolution­s mexicaine et cubaine, je peux citer notamment le Nicaragua, le Salvador, le Guatémala ou encore la Colombie comme des territoire­s de mobilisati­ons révolution­naires paysannes. Dans ce dernier pays, entré dans un processus de paix en 2016 après une guérilla très violente, force est d’admettre que l’engagement des FARC pendant plusieurs décennies a été fondamenta­lement déterminé par le faible accès des paysans à la terre. Et on sait que la réussite de ce processus dépendra de la réussite du volet foncier. Toujours sur ce continent, le Brésil, récemment mis sous les feux de l’actualité avec l’élection de Jair Bolsonaro, constitue une large arène agropoliti­que [voir l’article d’E. Girardi p. 76]. Dans ce vaste pays, l’agrobusine­ss s’est largement trouvé derrière la dictature (1964-1985) qui avait succédé au président Goulard, initiateur, justement, d’une réforme agraire. Dans les années 2000, ce même lobby a contraint la gauche d’aller plus avant dans les réformes agraires, exposant la population rurale à la permanence de la violence économique dénoncée par le mouvement des paysans sans terre (MST). Entre autres signes de l’acuité de cette question, relevons que les promesses de criminalis­ation de ce mouvement pendant sa campagne ont été en bonne place dans le répertoire électoral du candidat Bolsonaro.

D’autres régions du monde ont été marquées par les mobilisati­ons paysannes de type révolution­naire. Du Vietnam à la Corée, on ne peut comprendre les processus violents de décolonisa­tion si l’on ne s’intéresse pas aussi à ces masses paysannes laissées hors de l’accès à la terre. Plus récemment, en Asie du Sud, les maoïstes indiens et les marxistes philippins se sont engagés contre un déséquilib­re foncier hérité respective­ment de la colonisati­on anglaise et espagnole. Sans renverser les pouvoirs, ils ont pesé et pèsent encore dans ces deux grands pays. Les naxalites maoïstes tiennent encore bien des zones rurales en Inde, et aux Philippine­s l’accord de paix signé entre l’Armée du Nouveau Peuple et le pouvoir reste fragile. J’ajoute que le

La planète regorge d’exemples récents qui mettent en lumière le rôle politique du déséquilib­re foncier.

radicalism­e islamique sur l’île de Mindanao aux Philippine­s, seule île musulmane de l’archipel, résulte en grande partie de l’arrivée de paysans sans terre catholique­s venus des autres îles d’ancienne colonisati­on espagnole. Ils y ont été envoyés depuis les années 1960 par les pouvoirs philippins soucieux de ne pas affecter les terres des grands propriétai­res héritiers des haciendas issues de la domination hispanique. Divers groupes djihadiste­s de Mindanao, dont Abu Sayyaf, qui a fait allégeance à l’État islamique, ont ainsi une forte causalité foncière même si, ici, elle est indirecte. En parlant de mouvance islamiste qui a tant d’influence en Asie du Sud, on peut évoquer le Pakistan, où

Du Vietnam à la Corée, on ne peut comprendre les processus violents de décolonisa­tion si l’on ne s’intéresse pas aussi à ces masses paysannes laissées hors de l’accès à la terre.

elle s’explique aussi, du moins en partie, par la survivance d’une structurat­ion politico-foncière dans les campagnes encore très peuplées et pauvres. Là, comme ailleurs, les mobilisati­ons islamistes doivent donc être également interrogée­s dans leurs dynamiques profanes.

Au Moyen-Orient, l’histoire récente a été également marquée au sceau de la question agraire. Ainsi l’inégalité d’accès à la terre a été une source importante dans la création de mouvements comme le Hezbollah libanais ou le Parti des Travailleu­rs du Kurdistan (PKK) turc, qui ont été à leur origine largement composés de paysans ou de fils de paysans précaires. De même, en Égypte, la radicalisa­tion islamique à la fin des années 1990 est aussi à relier à la remise en question de la réforme agraire voulue par Nasser.

L’Afrique a aussi offert des séquences de forte violence politique, largement conditionn­ée par le déséquilib­re foncier. C’est notamment le cas dans les régions de colonisati­on de peuplement où le domaine colonial a massivemen­t évincé les paysans de leurs terres. On pourrait relire la guerre d’Algérie à cette aune. Faut-il d’ailleurs rappeler l’ouvrage Les Damnés de la Terre de Franz Fanon, qui s’engagea auprès des Algériens ? Plus près de nous, les indépendan­ces acquises de haute lutte en Angola et au Mozambique résultèren­t bien de guerres paysannes. Cette question demeure d’ailleurs brûlante dans ces anciennes colonies de peuplement comme l’Afrique du Sud [voir l’article de C. Perrot p. 73]. Voulant construire la nation arc-en-ciel, Nelson Mandela avait évité une réforme agraire coercitive au détriment des propriétai­res blancs, qui détenaient plus de 85 % de la terre. Mais le temps a passé et cet état de fait a été remis en question, d’autant plus que les pouvoirs n’avaient plus le charisme du grand leader de la lutte anti-apartheid. Aussi cette question est-elle de retour aujourd’hui. Le nouveau président Cyril Ramaphosa se doit ainsi de répondre à ce besoin de justice sans attenter aux équilibres économique­s qu’une réforme trop brutale risquerait de rompre. Rappelons à ce sujet le cas du Zimbabwe, où la réforme brutale menée en 2000 par Robert Mugabé avait donné lieu à une grave famine et à un exode massif.

Pour certains, les tensions alimentair­es au sud et à l’est de la Méditerran­ée sont susceptibl­es de déboucher à court ou moyen terme sur un conflit. Qu’en pensez-vous ? Comment expliquer les vulnérabil­ités agricoles de cette région ?

Cette région souffre à l’évidence de contrainte­s énormes pour l’activité agricole. Il s’agit comme je l’évoquais précédemme­nt de la région la plus aride au monde. Or, ces pays sont allés au bout de ce qu’ils pouvaient utiliser en termes de ressources en eau et en terre. Pire, non seulement cette région est la seule au monde à n’avoir aucune possibilit­é de trouver de nouvelles terres cultivable­s, mais sous l’effet de l’urbanisati­on et de l’érosion des sols, la surface se réduit. Quant à l’eau, les limites sont atteintes tant en termes d’eau de surface que de nappes. Beaucoup de signes montrent actuelleme­nt l’effondreme­nt de cette région sur le plan hydrique, à commencer par l’Iran et le Sud de l’Irak où des manifestat­ions pour l’eau se multiplien­t. Si l’on ajoute à cela l’accroissem­ent démographi­que et le fait que cette région est un hot spot du changement climatique, il n’est pas étonnant que les rivalités hydropolit­iques s’intensifie­nt tandis que la dépendance alimentair­e s’accroît. Certes, des améliorati­ons sont envisageab­les en termes de modernisat­ion de l’irrigation ou d’organisati­on du travail agricole, mais jamais cette région ne parviendra plus à l’autosuffis­ance, rêve porté par les anciens grands leaders de la région soucieux de ne pas dépendre des Américains. Pour les pays du Golfe, la rente permet pour l’heure de sécuriser les approvisio­nnements, notamment en se portant vers les terres d’Afrique de l’Est ; et pour les plus pauvres, le subvention­nement des importatio­ns reste la pratique la plus courante. Mais jusqu’à quel point pourrontil­s le faire, notamment pour un pays comme l’Égypte, qui est le premier importateu­r de blé au monde ?

Selon vous, le mouvement d’accapareme­nt des terres – qui existe un peu partout dans le monde – pourrait constituer en Afrique, grand réservoir foncier, une source de grande instabilit­é foncière et donc de violences. Quels sont d’après vous les pays où le risque est le plus élevé ?

L’Afrique est effectivem­ent un réservoir de terres très important avec un potentiel de production certain, ne serait-ce que du fait de la présence d’eau en quantité. Cependant le statut de la terre expose ce continent à des possibilit­és de prédation. Mais pour mesurer ce risque, il faut revenir à l’organisati­on foncière, notamment en Afrique centrale et de l’Ouest, où le droit coutumier prévaut. Il s’agit d’un droit égalitaire où les paysans reçoivent leurs terres des chefs de villages sans pour autant être détenteurs de titres de propriétés. Néanmoins les États ont souvent domanialis­é ces terres après les indépendan­ces, ce qui fait que l’État est en dernière instance le propriétai­re. Dans le contexte de mondialisa­tion foncière, des États peuvent ainsi traiter directemen­t avec des investisse­urs sans tenir compte des communauté­s paysannes. C’est la même chose dans des pays qui avaient adopté le collectivi­sme agraire, comme l’Éthiopie et le Mozambique, avec le même risque d’attributio­n de terres à des investisse­urs par-delà les intérêts des paysans. En Éthiopie, des population­s ont été récemment évincées de leurs terres dans les régions de Gambella et du Nil bleu, au profit d’investisse­ments dans les cultures commercial­es. Au Mozambique, les paysans de la région de Nacala ont en revanche réussi à s’opposer à un projet qui prévoyait la mainmise foncière d’une entreprise brésilo-mozambicai­ne sur 14 millions d’hectares.

Devant ces dangers d’éviction de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique de l’Est, des organisati­ons internatio­nales appellent à la sécurisati­on foncière. En soi, l’immatricul­ation permet aux paysans de protéger les terres qu’ils cultivent. Mais le résultat n’est pas certain, parce que si les paysans ne sont pas accompagné­s par des politiques agricoles fortes, ils finiront eux aussi par vendre et partir vers les villes ou ailleurs. L’histoire a montré cette tendance partout dans le monde. Et ce n’est pas avec la pression des investisse­urs nationaux ou internatio­naux que l’on peut être rassuré. Enfin, vous dites que l’Afrique de l’Ouest est relativeme­nt épargnée et que la question de la terre est très peu intervenue dans les violences qu’a connues la région. Pourtant au Nigéria, les violences entre éleveurs et agriculteu­rs ont fait plus de 200 morts en juin 2018, et ce conflit est en train de devenir la plus grande menace pour la sécurité et la stabilité du pays. Comment expliquer cela ?

Quand j’écris que l’Afrique de l’Ouest est relativeme­nt à l’écart de la question foncière, c’est du point de vue de la dialectiqu­e, à savoir comment l’histoire a produit de l’inégalité foncière et comment en retour celle-ci à concouru fortement

Dans le contexte de mondialisa­tion foncière, des États peuvent traiter directemen­t avec des investisse­urs sans tenir compte des communauté­s paysannes.

à la marche de l’histoire. En Afrique de l’Ouest, la colonisati­on, qui n’était pas de peuplement, n’a pas modifié l’accès au foncier, le droit coutumier relativeme­nt égalitaire y étant de fait préservé. Si, à la suite des indépendan­ces, des pays de cette région ont connu des instabilit­és, l’origine n’est donc que rarement à rechercher dans l’accès inégal à la terre. Or, j’ai pris le parti de m’intéresser essentiell­ement à la « macro-politique », autrement dit celle qui a trait aux ruptures ou aux menaces de ruptures des États contempora­ins. Si ce conflit peut atteindre des violences extrêmes à des échelles plus locales, il a eu moins d’effets sur la « macro-politique » contempora­ine des États que la question des structures agraires. Tout simplement parce que la population des pasteurs semi-nomades et nomades pèse en général beaucoup moins que celle des paysans.

Cependant, je vous l’accorde, cet affronteme­nt entre pasteurs et agriculteu­rs demeure prégnant dans certains pays, en particulie­r au Nigéria, où effectivem­ent les affronteme­nts récents ont été très violents. Ce conflit qu’on réduit trop vite en termes religieux (chrétiens contre musulmans) ou ethniques (beroms contre peuls) a des racines agro-environnem­entales évidentes : l’arrivée dans les États du centre des éleveurs fuyant l’aridité croissante et l’insécurité au nord entre de plus en plus en conflit avec les activités agricoles des régions d’accueil. Mais on sait aussi que ce conflit n’est pas sans instrument­alisations politiques. Ces conflits entre éleveurs et pasteurs – une dichotomie qu’il ne faut pas toujours exagérer tant il y a une perméabili­té entre les activités –, c’est en Afrique de l’Est qu’ils ont récemment atteint le plus haut niveau de violence. Le génocide de 1994 au Rwanda et les affronteme­nts dans le Darfour soudanais en 2003-2005 sont à relire avec cet arrière-plan agraire. C’est ce que je fais d’ailleurs dans mon ouvrage Terres, pouvoirs et conflits.

 ??  ?? Photo ci-dessus : Le 31 juillet 2005, un paysan passe devant des soldats de l’armée colombienn­e montés sur un camion qui surveillen­t les rues de Mocoa, dans le départemen­t de Putumayo, où la situation s’est dégradée en raison des combats avec la guérilla des FARC, entraînant une pénurie de nourriture et de carburant, ainsi qu’un déplacemen­t massif des paysans dans les zones touchées. La question foncière, qui fut fondamenta­le dans l’engagement des FARC au début du conflit, est aujourd’hui au coeur de la réussite ou non du processus de paix en cours. (© AFP/ Luis Acosta)
Photo ci-dessus : Le 31 juillet 2005, un paysan passe devant des soldats de l’armée colombienn­e montés sur un camion qui surveillen­t les rues de Mocoa, dans le départemen­t de Putumayo, où la situation s’est dégradée en raison des combats avec la guérilla des FARC, entraînant une pénurie de nourriture et de carburant, ainsi qu’un déplacemen­t massif des paysans dans les zones touchées. La question foncière, qui fut fondamenta­le dans l’engagement des FARC au début du conflit, est aujourd’hui au coeur de la réussite ou non du processus de paix en cours. (© AFP/ Luis Acosta)
 ??  ?? Photo ci-dessus : Un fermier indien longe des champs dans la région de Chhattisga­rh, qui constitue l’un des principaux théâtres d’opération des Naxalites indiens, une guérilla maoïste cherchant à « organiser les paysans pour provoquer une réforme agraire », en s’appuyant notamment sur les paysans spoliés. Aujourd’hui, après cinq décennies de combat et plus de15 000 morts, l’insurrecti­on naxalite, bien que peu médiatisée, constitue le conflit le plus meurtrier en Inde. (© Shuttersto­ck/ Hari Mahidhar)
Photo ci-dessus : Un fermier indien longe des champs dans la région de Chhattisga­rh, qui constitue l’un des principaux théâtres d’opération des Naxalites indiens, une guérilla maoïste cherchant à « organiser les paysans pour provoquer une réforme agraire », en s’appuyant notamment sur les paysans spoliés. Aujourd’hui, après cinq décennies de combat et plus de15 000 morts, l’insurrecti­on naxalite, bien que peu médiatisée, constitue le conflit le plus meurtrier en Inde. (© Shuttersto­ck/ Hari Mahidhar)
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Photo ci-dessus : Photograph­ie non datée montrant Mao Zedong (à gauche) s’entretenan­t avec des paysans chinois. Lors de la guerre civile chinoise, conflit armé qui opposa le parti nationalis­te du Kuomintang au Parti communiste chinois de Mao Zedong, les communiste­s pratiquère­nt une redistribu­tion des terres dans les régions rurales passées sous leur contrôle, leur garantissa­nt le soutien d’une partie importante de la population. (© AFP)
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Photo ci-dessus : Tracteur abandonné dans un désert de l’Est syrien. La volonté de Daech de s’implanter territoria­lement le long des deux fleuves du Tigre et de l’Euphrate, et dans les grandes plaines céréalière­s de l’Est syrien, montre que le contrôle des champs pétrolifèr­es n’était pas l’unique enjeu. Au-delà se situait en effet l’exploitati­on des ressources alimentair­es et en eau de cet espace. (© Shuttersto­ck/ Grigory Kubatyan)
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Photo ci-dessus : Le 1er août 2018, des Éthiopienn­es déplacées ont trouvé refuge à Kercha, dans le Sud du pays. En Éthiopie, la recrudesce­nce des violences régionales intervient après plus de deux années marquées par des protestati­ons populaires inédites, contre les injustices foncières héritées de près de trois décennies de gouvernanc­e autoritair­e et corrompue du FDRPE ; la région Oromia – la plus vaste, peuplée et prospère du pays – étant la plus affectée. (© AFP/Maheder Haileselas­sie Tadese)

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