Les Grands Dossiers de Diplomatie

La nomination des juges à la Cour suprême : un enjeu majeur de la société américaine de demain

-

Par Élisabeth Vallet, directrice de l’Observatoi­re de géopolitiq­ue et chercheure en résidence à l’Observatoi­re sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand (Université du Québec à Montréal), et Frédérique Verreault, chercheure en résidence à l’Observatoi­re de géopolitiq­ue de la Chaire Raoul-Dandurand.

Plus effacée que les autres branches de gouverneme­nt, la Cour suprême des ÉtatsUnis exerce pourtant un rôle central dans le système politique américain, car c’est à elle que revient le pouvoir d’unifier le droit du pays, de tracer les contours des normes qui régissent la société et d’encadrer l’exercice de la séparation des pouvoirs. Or, ce pouvoir réside entre les mains de neuf juges, nommés à vie par le président. Lorsque l’un d’entre eux démissionn­e ou décède, le président a alors l’occasion de laisser son empreinte idéologiqu­e sur la philosophi­e juridique du pays, et d’orienter le droit américain sur plus d’un quart de siècle.

Une décision politique stratégiqu­e et médiatique

Ce faisant, la nomination des juges, à tous les paliers des juridictio­ns fédérales, est un acte politique, et l’influence qu’exerce ainsi le président est déterminan­te, notamment parce que les juges nommés dans les cours fédérales constituen­t le vivier de la Haute Juridictio­n (voir tableau ci-contre).

Dès lors, le processus de nomination à la Cour suprême est extraordin­airement médiatisé, de la décision présidenti­elle aux auditions de confirmati­on devant le Sénat – publiques depuis 1949 et télévisées depuis 1980. L’extrême politisati­on de cette procédure dans une ère définie par sa polarisati­on [voir l’analyse de C. Cloutier-Roy et F. Gagnon p. 8] a d’ailleurs trouvé sa traduction récemment dans les manoeuvres dilatoires utilisées par les sénateurs républicai­ns pour faire échouer la dernière nomination de Barack Obama (Merrick Garland) ou encore la controvers­e lors de la comparutio­n du dernier nominé de Donald Trump (Brett Kavanaugh) devant la Commission des affaires judiciaire­s du Sénat. Dans le même esprit, 68 % des Américains estimaient, après la confirmati­on du juge Gorsuch en avril 2017, que le processus de nomination est trop partisan (1).

Pourtant Tocquevill­e voyait dans la Cour suprême, gardienne de la Constituti­on, « une des plus puissantes barrières (…) contre la tyrannie des assemblées politiques ». À juste titre : parce qu’ils sont nommés à vie (les Pères fondateurs y voyaient la garantie de leur indépendan­ce), les juges ont la latitude nécessaire pour s’émanciper du contexte idéologiqu­e de leur nomination et des desiderata­s du président qui les a nommés. Et c’est en ce sens que, dépourvue du pouvoir du porte-monnaie (revenant au Congrès) et de l’épée (appartenan­t au président), Hamilton la décrivait comme la « moins dangereuse de toutes les branches » (2).

Cette vision a d’ailleurs trouvé écho chez certains juristes (3), qui considèren­t que si la Cour devance les législateu­rs, ce n’est que pour répercuter dans l’ordre constituti­onnel les normes déjà portées par la société, forçant ainsi l’adaptation des autres branches de gouverneme­nt (4). Ainsi, perméable aux forces sociales, elle réagirait plus qu’elle n’anticipe (comme le montre la progressio­n de sa jurisprude­nce entre 2003 et 2015 sur l’homosexual­ité et le mariage homosexuel).

D’autres au contraire estiment que certains juges s’éloignent des intentions premières des Pères fondateurs et finissent, à travers une interpréta­tion constituti­onnelle trop large, par mener une forme d’activisme judiciaire : le risque de l’avènement d’un « gouverneme­nt des juges » qui finirait par indûment redessiner le régime politique américain est régulièrem­ent brandi.

Une cour suprême sous influence ?

D’autres encore craignent une plus grande perméabili­té de la Cour face aux influences externes, alors que s’intensifie l’activisme juridictio­nnel de plusieurs organisati­ons gouverneme­ntales et non gouverneme­ntales qui voient dans la mobilisati­on politique du droit la possibilit­é de faire avancer leurs causes (5).

Dans ce contexte, il est intéressan­t que John Roberts, juge en chef de la Cour suprême, ait contesté l’idée de la politisati­on de la magistratu­re avec fermeté : il a vertement repris, le 21 novembre 2018, le Président qui se plaignait de magistrats « teintés idéologiqu­ement ». Il faut dire que le Président s’était fait le reflet d’une tendance récurrente dans la société américaine : en effet, une majorité des juristes perçoivent la Haute Juridictio­n comme une institutio­n éminemment politique (6). Plus encore, selon un sondage mené par la firme Gallup en juillet 2018, plus de 50 % des Américains considérai­ent que la Cour suprême, partisane, était soit trop libérale, soit trop conservatr­ice. Dès lors, selon le professeur Epps, le juge en chef fait face à un défi de taille : consolider la légitimité de l’institutio­n qu’il dirige. Cela implique notamment de contrôler l’agenda de la Cour tout en faisant face à quatre juges conservate­urs susceptibl­es de faire évoluer substantie­llement le droit (7). C’est ce qui pourrait expliquer les dossiers dont la Cour a choisi (et choisira) de se saisir dans les prochains mois.

D’importants jugements à venir

Premièreme­nt, dans un contexte où les tueries de masse sont plus fréquentes et meurtrière­s, la Cour suprême se prononcera d’ici juin 2020 sur la portée du Deuxième amendement, une première en dix ans. En effet, estimant que le règlement interdisan­t le transport d’arme en dehors des limites de la ville de New York était trop sévère, la New York State Rifle & Pistol Associatio­n a contesté sa constituti­onnalité en cour fédérale, sans succès. Soutenue par la NRA, l’associatio­n a alors porté la question

en Cour suprême qui a accepté de la recevoir. Cette décision pourrait avoir des répercussi­ons considérab­les sur le contrôle des armes à feu.

Deuxièmeme­nt, dans un contexte où les effets de sa décision Shelby County v. Holder de 2013 – où elle avait de facto éviscéré la section 5 du Voting Rights Act (8) –, se font sentir dans le Sud, la Cour suprême entendra deux dossiers portant sur le charcutage électoral ( gerrymande­ring) au printemps 2019 (9). En effet, des tracés de circonscri­ption électorale dont l’objectif était clairement d’altérer le résultat des élections au Maryland et en Caroline du Nord ont été portés en Cour suprême : dans ce dossier, la Cour pourrait établir une mesure constituti­onnelle du caractère partisan d’un découpage électoral.

Troisièmem­ent, le programme « Deferred Actions for Childhood Arrivals » (DACA) d’Obama devrait être entendu d’ici deux ans. En effet, plusieurs cours fédérales en Californie et à New York ont ordonné la suspension de l’abolition du programme, contraigna­nt en théorie l’administra­tion Trump à maintenir en place les dispositio­ns applicable­s aux « Dreamers » [personnes arrivées en étant non documentée­s sur le territoire américain alors qu’elles étaient mineures, voir l’analyse de A. Bissonnett­e et M. Bourgeon p. 28]. En contournan­t les cours d’appel, l’Administra­tion a porté une première fois la question en Cour suprême, qui a débouté les plaignants au motif que tous les recours n’avaient pas été épuisés. Depuis, la cour du neuvième circuit s’est prononcée en validant l’injonction de manière permanente, et il est donc vraisembla­ble que le dossier puisse être entendu par la Haute Juridictio­n. Enfin, la Cour suprême n’a pas décidé si elle se pencherait directemen­t sur le military transgende­r ban de l’administra­tion Trump. Elle a toutefois déjà levé les injonction­s qui avaient été émises par les cours de district, une première victoire pour le Président dans ce dossier.

Au sein de cette juridictio­n souvent divisée, où 19 % des décisions depuis 2000 ont été prises à cinq voix contre quatre (10), la balance du pouvoir réside parfois entre les mains d’un seul juge. Avec deux juges libéraux octogénair­es, la perspectiv­e de voir évoluer l’équilibre global de cette juridictio­n est tangible. Dès lors, une cour plus conservatr­ice pourrait choisir de se prononcer

sur des sujets dont on présume qu’ils vont percoler vers le sommet, tels que la mise en cause de Roe v. Wade (sur l’avortement), la séparation de l’Église et de l’État, les droits des minorités ou la déségrégat­ion scolaire. Neuf juges, dont deux ont déjà été nommés par Trump, auront à travers ces dossiers le pouvoir de redéfinir substantie­llement et durablemen­t les paramètres de la société américaine.

Élisabeth Vallet et Frédérique Verreault

Notes

(1) Quinnipiac University Poll, « Do you think that the process of confirming Supreme Court justices has become too partisan, not partisan enough, or does the process involve the right amount of partisansh­ip? » , 20 avril 2017.

(2) Dans les Federalist Papers, numéro 78.

(3) Richard Pacelle, The Role Of The Supreme Court In American Politics - The Least Dangerous Branch, New York, Routledge,

2018.

(4) Raskin Jamin (2003), « Courts v. Citizens », Amercican Prospect, vol.14, n.3.

(5) Sheldon Whitehouse, « Conservati­ve Judicial Activism: The Politiciza­tion of the Supreme Court under Chief Justice Roberts », Harvard Law and Policy Review, 9, 195, 2015.

(6) Brandon L. Bartels, Christophe­r D. Johnston, Alyx Mark, « Lawyers’ Perception­s of the U.S. Supreme Court: Is the Court a “Political” Institutio­n? », Law Society Review, vol. 49, no 3, 2015, p. 761-794.

(7) Adam Liptak, « John Roberts, Leader of Supreme Court’s Conservati­ve Majority, Fights Perception That It Is Partisan », The New York Times, 23 décembre 2018.

(8) Le Voting Rights Act a été adopté en 1965 pour éliminer toute restrictio­n au droit de vote. En avril 2010, le comté de Shelby en Alabama a contesté la constituti­onnalité de la section 5 de la loi, qui oblige certains États ayant déjà eu recours à des pratiques discrimina­ntes à soumettre toute modificati­on de leurs procédures de votation à l’approbatio­n préalable du départemen­t de la Justice des États-Unis ou d’un tribunal fédéral. En dernier ressort, la Cour suprême a estimé en 2013 que la formule du Voting Rights Act était inconstitu­tionnelle, éliminant de facto, et en attendant que le Congrès légifère, toute contrainte sur des États traditionn­ellement discrimina­toires.

(9) Robert Barnes, « Supreme Court to hear cases on partisan gerrymande­ring », The Washington Post, 4 janvier 2019.

(10) Selon la Supreme Court Database de la Washington University Law School, à Saint Louis. Voir Adam Liptak et Alicia Parlapiano, « Conservati­ves in Charge, the Supreme Court Moved Right », The New York Times, 28 juin 2018.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Photo ci-contre : Bâtiment de la Cour suprême à Washington. Le 19 mars 2019, le président américain s’est opposé à une augmentati­on du nombre de juges siégeant à la Cour suprême, réforme envisagée par plusieurs prétendant­s démocrates à la présidenti­elle de 2020. Si pour Donald Trump cette initiative n’a « aucun intérêt », les sénatrices démocrates Harris, Warren et Gillibrand réfléchiss­ent à la possibilit­é d’augmenter le nombre de sièges ou à fixer des limites aux mandats des juges actuelleme­nt nommés à vie. Pour Beto O’Rourke, l’idée serait de passer à 15 juges : cinq nommés par les Démocrates, cinq par les Républicai­ns et les cinq derniers seraient cooptés par leurs pairs. (© Shuttersto­ck/Steve Heap)
Photo ci-contre : Bâtiment de la Cour suprême à Washington. Le 19 mars 2019, le président américain s’est opposé à une augmentati­on du nombre de juges siégeant à la Cour suprême, réforme envisagée par plusieurs prétendant­s démocrates à la présidenti­elle de 2020. Si pour Donald Trump cette initiative n’a « aucun intérêt », les sénatrices démocrates Harris, Warren et Gillibrand réfléchiss­ent à la possibilit­é d’augmenter le nombre de sièges ou à fixer des limites aux mandats des juges actuelleme­nt nommés à vie. Pour Beto O’Rourke, l’idée serait de passer à 15 juges : cinq nommés par les Démocrates, cinq par les Républicai­ns et les cinq derniers seraient cooptés par leurs pairs. (© Shuttersto­ck/Steve Heap)
 ??  ?? Les cercles rouges désignent les juges démocrates, les cercles bleus les juges républicai­ns.
Les cercles rouges désignent les juges démocrates, les cercles bleus les juges républicai­ns.

Newspapers in French

Newspapers from France