Les Grands Dossiers de Diplomatie
Vers un nouveau paradigme de la morale de la politique étrangère américaine ?
En rencontrant pour la deuxième fois Kim Jong-un le 27 février dernier, Donald Trump renforce le sentiment d’un virage amorcé par les États-Unis en matière de politique étrangère. Critique à l’égard de ses alliés, le 45e président des États-Unis s’est rapproché de l’un des dirigeant les plus controversés au monde. Est-ce là le signe d’un changement de paradigme moral de la politique étrangère étasunienne ? Rien n’est moins sûr.
La politique étrangère est un sujet complexe qui nécessite des analyses pluridisciplinaires. Parmi ces disciplines, la philosophie morale peut offrir une grille de lecture supplémentaire de la politique étrangère américaine.
Avant même de se demander si la politique étrangère de la nouvelle administration américaine ouvre une nouvelle ère morale, il paraît utile de revenir à grands traits sur ses caractéristiques morales, avant de s’intéresser au rôle de Donald Trump dans les décisions qui y sont liées, et de finir en proposant une perspective sur l’éventualité d’un changement moral dans la politique étrangère des États-Unis.
Méta-morale de la politique étrangère des États-Unis
Le philosophe Paul Ricoeur opère une distinction entre une éthique antérieure (ou méta-morale) qui vise à étudier le processus de création des normes, et des éthiques postérieures qui renvoient à l’application desdites normes dans des situations spécifiques. Cette classification, certes discutable, offre un cadre d’analyse utile puisque en étudiant la méta-morale de la politique étrangère, il devient possible de déterminer et de comprendre les normes qui y président.
La politique étrangère américaine est le produit de moyens disponibles, de facteurs de puissance et d’opportunités, mais également d’une histoire, d’une culture, de croyances religieuses et/ou philosophiques, de perceptions sur le monde, sur la nation américaine elle-même, sur son rôle, ses aspirations, ses valeurs, ou encore son image. Or, ces derniers éléments ne varient que très modestement au cours du temps et servent de socle à l’identité américaine en conditionnant les perceptions et conséquemment les comportements.
À ce titre, l’exceptionnalisme américain est un marqueur fort de l’identité d’un pays convaincu d’être à part, du fait tant de sa situation géographique que de la supériorité de ses valeurs et de son système politique. Cette conviction est elle-même ancrée dans des convictions philosophico-religieuses qui ont traversé les époques. Or, la religion offre à l’Amérique une base légitimant l’expression de sa grandeur et sa volonté d’étendre son influence, enracine l’exceptionnalisme dans une lecture du monde très manichéenne, et, en conséquence, conditionne sa politique étrangère. Tantôt interventionniste, dans la continuité de la tradition wilsonienne, tantôt isolationniste, suivant le chemin tracé par les présidents Washington et Monroe, la politique étrangère américaine repose sur l’idée que les États-Unis sont le « phare du monde » et sont dépositaires d’une « destinée manifeste ». Sur le plan moral, cette politique étrangère est un savant mélange de déontologie fondée sur des valeurs dictant un comportement spécifique, de conséquentialisme visant à défendre les intérêts nationaux et de vertus nationales reposant sur une certaine idée que les Américains ont de leur rôle et de leur identité. Si l’arrivée de Donald Trump à la tête du pays a dérouté de nombreux observateurs habitués à une lecture très traditionnelle d’une politique étrangère américaine qualifiée de réaliste et fondée sur l’exceptionnalisme, c’est surtout le structuralisme historico-conceptuel qui explique, bien plus que la personnalité du nouveau président, la perception d’une rupture avec la tradition et d’un retour à l’isolationnisme.
Dans les faits, la moralité de la politique étrangère du président Trump s’inscrit dans une continuité que lui confère son caractère résolument téléologique.
Un homme, un peuple, un contexte
La politique étrangère d’un pays est largement modelée par sa culture, son histoire, les attentes de sa population, le contexte international et l’administration qui la définit et la met en oeuvre. Il est donc évident que la personnalité de Donald Trump impacte les décisions prises. Cet impact est avant tout conditionné par des questions de perceptions elles-mêmes fondées sur une expérience. À ce titre, il est notable que le président Trump n’est pas issu du sérail traditionnel et est donc moins influencé par la pensée politique que la plupart de ses prédécesseurs. Comme le souligne Kenneth Hoover, l’identité d’une personne est « la clé de l’autodéfinition morale » (1). L’identité de Donald Trump oriente donc sa perception du monde dont découlent ses valeurs et ses actions, et une morale s’inscrivant dans une approche utilitariste visant à la « maximisation de la satisfaction » de ses concitoyens avant tout. Inévitablement, cette morale structure sa pensée et modèle sa sociologie, notamment en ce qui concerne les perceptions, bonnes ou mauvaises ( misperceptions), pour reprendre la dichotomie de Jervis (2). Selon ce dernier, les décideurs politiques ont d’ailleurs souvent une compréhension limitée de leur environnement et recourent, de fait, à la simplification des données pour les faire entrer dans leur cadre conceptuel. Ainsi, Donald Trump, du fait de son bagage d’homme d’affaires, a contribué à extraire la politique étrangère du structuralisme moral traditionnel pour la faire entrer dans son propre champ conceptuel.
Si changement il y a, celui-ci résiderait alors dans le basculement d’un tropisme utilitariste orienté vers l’international à un utilitarisme domestique en prise directe avec les préoccupations d’une partie des Américains que Donald Trump a su percevoir et auxquelles il propose de répondre en sortant du cadre traditionnel.
La plupart des pays ont bâti leur identité sur les concepts d’État et de nation. En 1648, les traités de Westphalie introduisent la notion de raison d’État et de souveraineté au coeur du système international. Ce à quoi, au Congrès de Vienne en 1815, vient s’ajouter l’établissement d’un nouvel ordre international autour des nations, puis l’avènement de l’État-nation avec le traité de Versailles sous l’impulsion du président Wilson. Cette lente institutionnalisation d’un modèle de relations inter- nationales, structure donc aujourd’hui les perceptions de la population américaine sur son identité déjà marquée par le sentiment d’exceptionnalité.
Or, depuis quelques années, la globalisation semble avoir affaibli l’État-nation en véhiculant des menaces transnationales telles que le terrorisme, mais aussi une morale cosmopolite et universaliste. Autant d’atteintes à l’intégrité et à l’identité du peuple américain qui expliquent les choix du repli sur soi et d’un président considéré comme le plus à même de rendre sa grandeur à l’Amérique.
Vers un utilitarisme domestique ?
Donald Trump envisage donc sa politique étrangère en termes d’intérêts directs pour les Américains et non plus purement en termes de relations diplomatiques. La remise en question des traités et accords avec les alliés traduit ce tropisme domestique de la morale du locataire de la Maison-Blanche. En revenant à un isolationnisme et à un protectionnisme plébiscités par de nombreux Américains, le président Trump répond à un besoin de retour à une morale reposant sur des valeurs nationales. À une morale de l’État, occupé à maintenir son image dans le concert des nations, se substitue alors celle d’un peuple, personnifié par son président et désireux de renouer avec son identité morale. En définitive, la morale de la politique étrangère des ÉtatsUnis semble être passée d’un utilitarisme international focalisé sur les menaces extérieures et l’image du pays sur la scène internationale, à un utilitarisme domestique tourné vers la population. Pour autant, il serait naïf de croire que les considérations diplomatiques auraient disparu du champ de la morale américaine. Le changement n’est pas aussi radical et concerne surtout la priorisation des intérêts et le choix de placer l’image de l’Amérique sur la scène internationale après son image auprès de sa population. Cependant, la morale téléologique qui prévaut dans la politique étrangère étasunienne demeure intacte.
La morale utilitariste domestique de l’administration Trump serait donc plus une réaction aux inquiétudes liées aux effets de la mondialisation et à l’incertitude que font peser les menaces transnationales sur l’Amérique, qu’un choix rationnel du Président. En d’autres termes, on assiste à l’apparition d’une morale qui rejette le cosmopolitisme et l’universalisme au nom de l’exceptionnalisme américain. Ainsi, en voulant rendre sa grandeur à l’Amérique,
Donald Trump ne vise pas tant à conforter ou raffermir la position d’« hégémon bienveillant » des États-Unis sur la scène internationale, qu’à renforcer la fierté et le patriotisme d’un peuple en proie au doute.
Ce que le président Trump semble avoir perçu, est le différentiel entre morale internationale et morale nationale. Alors que la mondialisation se poursuit à un rythme effréné, de nombreux pays sont confrontés aux inquiétudes grandissantes de leurs populations quant aux conséquences du développement du « village global » et de l’imposition concomitante d’un ordre moral universalisant écrasant les particularismes et les identités. Phénomène qui explique, pour partie, la montée des populismes en Europe, qui illustrent le décalage entre une morale cosmopolite universaliste et les morales nationales fondées sur des valeurs spécifiques.
Si la morale internationale a un fort tropisme déontologique qui induit l’imposition de normes établies sur le postulat de l’existence de normes morales universelles, l’utilitarisme évalue, quant à lui, la moralité d’un acte à l’aune de ses conséquences prévisibles ou non. On retrouve là un modèle courant dans le monde des affaires où la moralité des moyens d’obtenir un résultat compte souvent moins que le résultat lui-même. C’est sans doute de son expérience d’homme d’affaires que Donald Trump tire son appétence pour une forme de pragmatisme qui s’affranchit des normes au profit des fins.
En 1982, Henry Kissinger écrivait que les Américains tendent « toujours à voir le monde en termes de morale » et que leur « politique étrangère reviendra toujours aux sources des aspirations profondes de l’Amérique à promouvoir la justice, la dignité humaine et l’égalité » (3). Le président des États-Unis ne pourra rien y changer. Tout au plus pourra-t-il modifier la destination de cette morale pour en faire une téléologie plus centrée sur les intérêts domestiques.
Cependant, les valeurs morales américaines, fondées sur la religion et le sentiment d’exceptionnalité, demeurent intactes et continuent de modeler l’identité américaine et donc sa politique étrangère.
Au final, on assiste à un phénomène classique en politique étrangère : la rupture dans la continuité. Rupture sur les modes d’action, mais continuité dans les fondements. Le paradigme moral n’est donc en rien modifié. Seules les modalités de sa mise en oeuvre changent.
Emmanuel R. Goffi