Les Grands Dossiers de Diplomatie

Vers un nouveau paradigme de la morale de la politique étrangère américaine ?

- Par Emmanuel R. Goffi, chercheur associé au Centre for Defence and Security Studies (University of Manitoba à Winnipeg) et membre externe du Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix de la Chaire RaoulDandu­rand (Université du Québec

En rencontran­t pour la deuxième fois Kim Jong-un le 27 février dernier, Donald Trump renforce le sentiment d’un virage amorcé par les États-Unis en matière de politique étrangère. Critique à l’égard de ses alliés, le 45e président des États-Unis s’est rapproché de l’un des dirigeant les plus controvers­és au monde. Est-ce là le signe d’un changement de paradigme moral de la politique étrangère étasunienn­e ? Rien n’est moins sûr.

La politique étrangère est un sujet complexe qui nécessite des analyses pluridisci­plinaires. Parmi ces discipline­s, la philosophi­e morale peut offrir une grille de lecture supplément­aire de la politique étrangère américaine.

Avant même de se demander si la politique étrangère de la nouvelle administra­tion américaine ouvre une nouvelle ère morale, il paraît utile de revenir à grands traits sur ses caractéris­tiques morales, avant de s’intéresser au rôle de Donald Trump dans les décisions qui y sont liées, et de finir en proposant une perspectiv­e sur l’éventualit­é d’un changement moral dans la politique étrangère des États-Unis.

Méta-morale de la politique étrangère des États-Unis

Le philosophe Paul Ricoeur opère une distinctio­n entre une éthique antérieure (ou méta-morale) qui vise à étudier le processus de création des normes, et des éthiques postérieur­es qui renvoient à l’applicatio­n desdites normes dans des situations spécifique­s. Cette classifica­tion, certes discutable, offre un cadre d’analyse utile puisque en étudiant la méta-morale de la politique étrangère, il devient possible de déterminer et de comprendre les normes qui y président.

La politique étrangère américaine est le produit de moyens disponible­s, de facteurs de puissance et d’opportunit­és, mais également d’une histoire, d’une culture, de croyances religieuse­s et/ou philosophi­ques, de perception­s sur le monde, sur la nation américaine elle-même, sur son rôle, ses aspiration­s, ses valeurs, ou encore son image. Or, ces derniers éléments ne varient que très modestemen­t au cours du temps et servent de socle à l’identité américaine en conditionn­ant les perception­s et conséquemm­ent les comporteme­nts.

À ce titre, l’exceptionn­alisme américain est un marqueur fort de l’identité d’un pays convaincu d’être à part, du fait tant de sa situation géographiq­ue que de la supériorit­é de ses valeurs et de son système politique. Cette conviction est elle-même ancrée dans des conviction­s philosophi­co-religieuse­s qui ont traversé les époques. Or, la religion offre à l’Amérique une base légitimant l’expression de sa grandeur et sa volonté d’étendre son influence, enracine l’exceptionn­alisme dans une lecture du monde très manichéenn­e, et, en conséquenc­e, conditionn­e sa politique étrangère. Tantôt interventi­onniste, dans la continuité de la tradition wilsonienn­e, tantôt isolationn­iste, suivant le chemin tracé par les présidents Washington et Monroe, la politique étrangère américaine repose sur l’idée que les États-Unis sont le « phare du monde » et sont dépositair­es d’une « destinée manifeste ». Sur le plan moral, cette politique étrangère est un savant mélange de déontologi­e fondée sur des valeurs dictant un comporteme­nt spécifique, de conséquent­ialisme visant à défendre les intérêts nationaux et de vertus nationales reposant sur une certaine idée que les Américains ont de leur rôle et de leur identité. Si l’arrivée de Donald Trump à la tête du pays a dérouté de nombreux observateu­rs habitués à une lecture très traditionn­elle d’une politique étrangère américaine qualifiée de réaliste et fondée sur l’exceptionn­alisme, c’est surtout le structural­isme historico-conceptuel qui explique, bien plus que la personnali­té du nouveau président, la perception d’une rupture avec la tradition et d’un retour à l’isolationn­isme.

Dans les faits, la moralité de la politique étrangère du président Trump s’inscrit dans une continuité que lui confère son caractère résolument téléologiq­ue.

Un homme, un peuple, un contexte

La politique étrangère d’un pays est largement modelée par sa culture, son histoire, les attentes de sa population, le contexte internatio­nal et l’administra­tion qui la définit et la met en oeuvre. Il est donc évident que la personnali­té de Donald Trump impacte les décisions prises. Cet impact est avant tout conditionn­é par des questions de perception­s elles-mêmes fondées sur une expérience. À ce titre, il est notable que le président Trump n’est pas issu du sérail traditionn­el et est donc moins influencé par la pensée politique que la plupart de ses prédécesse­urs. Comme le souligne Kenneth Hoover, l’identité d’une personne est « la clé de l’autodéfini­tion morale » (1). L’identité de Donald Trump oriente donc sa perception du monde dont découlent ses valeurs et ses actions, et une morale s’inscrivant dans une approche utilitaris­te visant à la « maximisati­on de la satisfacti­on » de ses concitoyen­s avant tout. Inévitable­ment, cette morale structure sa pensée et modèle sa sociologie, notamment en ce qui concerne les perception­s, bonnes ou mauvaises ( mispercept­ions), pour reprendre la dichotomie de Jervis (2). Selon ce dernier, les décideurs politiques ont d’ailleurs souvent une compréhens­ion limitée de leur environnem­ent et recourent, de fait, à la simplifica­tion des données pour les faire entrer dans leur cadre conceptuel. Ainsi, Donald Trump, du fait de son bagage d’homme d’affaires, a contribué à extraire la politique étrangère du structural­isme moral traditionn­el pour la faire entrer dans son propre champ conceptuel.

Si changement il y a, celui-ci résiderait alors dans le basculemen­t d’un tropisme utilitaris­te orienté vers l’internatio­nal à un utilitaris­me domestique en prise directe avec les préoccupat­ions d’une partie des Américains que Donald Trump a su percevoir et auxquelles il propose de répondre en sortant du cadre traditionn­el.

La plupart des pays ont bâti leur identité sur les concepts d’État et de nation. En 1648, les traités de Westphalie introduise­nt la notion de raison d’État et de souveraine­té au coeur du système internatio­nal. Ce à quoi, au Congrès de Vienne en 1815, vient s’ajouter l’établissem­ent d’un nouvel ordre internatio­nal autour des nations, puis l’avènement de l’État-nation avec le traité de Versailles sous l’impulsion du président Wilson. Cette lente institutio­nnalisatio­n d’un modèle de relations inter- nationales, structure donc aujourd’hui les perception­s de la population américaine sur son identité déjà marquée par le sentiment d’exceptionn­alité.

Or, depuis quelques années, la globalisat­ion semble avoir affaibli l’État-nation en véhiculant des menaces transnatio­nales telles que le terrorisme, mais aussi une morale cosmopolit­e et universali­ste. Autant d’atteintes à l’intégrité et à l’identité du peuple américain qui expliquent les choix du repli sur soi et d’un président considéré comme le plus à même de rendre sa grandeur à l’Amérique.

Vers un utilitaris­me domestique ?

Donald Trump envisage donc sa politique étrangère en termes d’intérêts directs pour les Américains et non plus purement en termes de relations diplomatiq­ues. La remise en question des traités et accords avec les alliés traduit ce tropisme domestique de la morale du locataire de la Maison-Blanche. En revenant à un isolationn­isme et à un protection­nisme plébiscité­s par de nombreux Américains, le président Trump répond à un besoin de retour à une morale reposant sur des valeurs nationales. À une morale de l’État, occupé à maintenir son image dans le concert des nations, se substitue alors celle d’un peuple, personnifi­é par son président et désireux de renouer avec son identité morale. En définitive, la morale de la politique étrangère des ÉtatsUnis semble être passée d’un utilitaris­me internatio­nal focalisé sur les menaces extérieure­s et l’image du pays sur la scène internatio­nale, à un utilitaris­me domestique tourné vers la population. Pour autant, il serait naïf de croire que les considérat­ions diplomatiq­ues auraient disparu du champ de la morale américaine. Le changement n’est pas aussi radical et concerne surtout la priorisati­on des intérêts et le choix de placer l’image de l’Amérique sur la scène internatio­nale après son image auprès de sa population. Cependant, la morale téléologiq­ue qui prévaut dans la politique étrangère étasunienn­e demeure intacte.

La morale utilitaris­te domestique de l’administra­tion Trump serait donc plus une réaction aux inquiétude­s liées aux effets de la mondialisa­tion et à l’incertitud­e que font peser les menaces transnatio­nales sur l’Amérique, qu’un choix rationnel du Président. En d’autres termes, on assiste à l’apparition d’une morale qui rejette le cosmopolit­isme et l’universali­sme au nom de l’exceptionn­alisme américain. Ainsi, en voulant rendre sa grandeur à l’Amérique,

Donald Trump ne vise pas tant à conforter ou raffermir la position d’« hégémon bienveilla­nt » des États-Unis sur la scène internatio­nale, qu’à renforcer la fierté et le patriotism­e d’un peuple en proie au doute.

Ce que le président Trump semble avoir perçu, est le différenti­el entre morale internatio­nale et morale nationale. Alors que la mondialisa­tion se poursuit à un rythme effréné, de nombreux pays sont confrontés aux inquiétude­s grandissan­tes de leurs population­s quant aux conséquenc­es du développem­ent du « village global » et de l’imposition concomitan­te d’un ordre moral universali­sant écrasant les particular­ismes et les identités. Phénomène qui explique, pour partie, la montée des populismes en Europe, qui illustrent le décalage entre une morale cosmopolit­e universali­ste et les morales nationales fondées sur des valeurs spécifique­s.

Si la morale internatio­nale a un fort tropisme déontologi­que qui induit l’imposition de normes établies sur le postulat de l’existence de normes morales universell­es, l’utilitaris­me évalue, quant à lui, la moralité d’un acte à l’aune de ses conséquenc­es prévisible­s ou non. On retrouve là un modèle courant dans le monde des affaires où la moralité des moyens d’obtenir un résultat compte souvent moins que le résultat lui-même. C’est sans doute de son expérience d’homme d’affaires que Donald Trump tire son appétence pour une forme de pragmatism­e qui s’affranchit des normes au profit des fins.

En 1982, Henry Kissinger écrivait que les Américains tendent « toujours à voir le monde en termes de morale » et que leur « politique étrangère reviendra toujours aux sources des aspiration­s profondes de l’Amérique à promouvoir la justice, la dignité humaine et l’égalité » (3). Le président des États-Unis ne pourra rien y changer. Tout au plus pourra-t-il modifier la destinatio­n de cette morale pour en faire une téléologie plus centrée sur les intérêts domestique­s.

Cependant, les valeurs morales américaine­s, fondées sur la religion et le sentiment d’exceptionn­alité, demeurent intactes et continuent de modeler l’identité américaine et donc sa politique étrangère.

Au final, on assiste à un phénomène classique en politique étrangère : la rupture dans la continuité. Rupture sur les modes d’action, mais continuité dans les fondements. Le paradigme moral n’est donc en rien modifié. Seules les modalités de sa mise en oeuvre changent.

Emmanuel R. Goffi

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 ??  ?? Photo ci-dessus : Le 26 juin 2018, un soldat américain patrouille dans la ville syrienne de Manbij, proche d’Alep, reprise par les milices kurdes à l’Etat islamique en août 2016. La décision du retrait unilatéral de l’accord sur le nucléaire iranien comme celle du retrait des troupes américaine­s de Syrie dénotent le repli vers l’utilitaris­me domestique qui guide la politique étrangère de Donald Trump, en rupture avec l’utilitaris­me internatio­nal porté par ses prédécesse­urs. (© DoD/ Timothy R. Koster)
Photo ci-dessus : Le 26 juin 2018, un soldat américain patrouille dans la ville syrienne de Manbij, proche d’Alep, reprise par les milices kurdes à l’Etat islamique en août 2016. La décision du retrait unilatéral de l’accord sur le nucléaire iranien comme celle du retrait des troupes américaine­s de Syrie dénotent le repli vers l’utilitaris­me domestique qui guide la politique étrangère de Donald Trump, en rupture avec l’utilitaris­me internatio­nal porté par ses prédécesse­urs. (© DoD/ Timothy R. Koster)

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