Les Grands Dossiers de Diplomatie
Washington – Moscou : la réconciliation attend toujours
Entretien avec Laurence Nardon, chercheure responsable du programme Amérique du Nord de l’IFRI (Institut français des relations internationales) et auteur de Les États-Unis de Trump en 100 questions (Tallandier, octobre 2018). Alors que le candidat Donald Trump multipliait les flatteries à l’égard du président russe, le monde entier se demande aujourd’hui dans quelle mesure le président américain n’a pas été avantagé par une ingérence russe pour truquer ou influencer les élections présidentielles américaines en laissant le principal intéressé redevable au Kremlin. Où en est cette affaire ?
L. Nardon : Aujourd’hui, il est tout à fait établi qu’il y a eu une ingérence russe et cela s’est traduit de deux manières. D’une part via le piratage par des hackers russes du serveur et des emails du DNC, le Democratic National Committee, qui les ont donnés à WikiLeaks qui les a rendus publics durant la campagne présidentielle. L’objectif de cette manoeuvre était d’attaquer le prestige du parti démocrate en révélant leur cuisine interne. Néanmoins, il semble que cela n’ait pas eu beaucoup d’effets. D’autre part, l’ingérence russe a également pris la forme d’un marketing politique massif réalisé par un certain nombre d’officines russes. Ces dernières ont envoyé des millions de messages Facebook, d’emails et de liens vers de faux sites pour décrédibiliser la candidate démocrate Hillary Clinton et/ou mettre en avant le candidat républicain Donald Trump. Ces officines ont ainsi ciblé des électeurs américains via des messages personnalisés, afin de les influencer. Cela est tout à fait avéré, et l’on sait que ces pirates russes – dont les liens avec le pouvoir russe sont établis – ont également été actifs lors des élections en Allemagne ou en France.
L’enquête du procureur spécial Robert Mueller, entamée en mai 2017 et achevée en mars 2019, aura finalement conclu qu’il n’y avait pas eu de collusion entre les équipes de campagne de Trump et ces actions russes, même si elles ont poursuivi des objectifs similaires. Le Parti républicain avait en effet engagé la firme britannique Cambridge Analytica – qui a depuis changé de nom – pour qu’elle effectue un marketing politique hyper-ciblé à partir des profils Facebook de 70 millions d’Américains, récoltés et utilisés sans que ces derniers ne soient au courant.
La fin de l’enquête Mueller ne met pas un terme aux problèmes judiciaires du Président, puisque plusieurs cours de justice, notamment dans l’État de New York, et de commissions parlementaires poursuivent leurs propres investigations. Ces dernières portent entre autres sur le non-respect des règles de financement de la vie politique par la campagne de Trump, ou les tentatives d’obstruction à la justice dont le Président se serait rendu coupable. Elle renforce cependant ses perspectives de réélection en 2020. Côté démocrate, la fin de ce grand feuilleton judiciaire permettra peut-être aux nombreux candidats aux primaires de se concentrer sur l’élaboration d’un véritable programme pour le pays.
Quelles étaient les principales différences entre Donald Trump et Hillary Clinton vis-à-vis de la
Russie ? Pourquoi Moscou aurait-elle voulu aider Donald Trump ?
Comme elle l’a dit à plusieurs reprises,
Hillary Clinton avait une très mauvaise relation avec Vladimir Poutine (1), qu’elle a eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois. Il y avait également une forte inimitié entre elle et Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, au temps où elle-même était secrétaire d’État de Barack Obama. Par ailleurs, Hillary Clinton était de la vieille école américaine, portant une diplomatie très internationaliste, insistant sur le rôle moral de l’Amérique dans le monde. En comparaison, Donald Trump est un leader beaucoup plus hors-normes, qui apprécie les personnages autoritaires. Il a d’ailleurs lancé des appels du pied à Vladimir Poutine tout au long de sa campagne en 2016.
Côté russe, il est bien connu qu’il y a chez
Vladimir Poutine un projet idéologique, avec une vision du monde qui n’est pas du tout la même que celle d’Hillary Clinton. Pour lui, l’Occident qui défend les droits de l’homme et les minorités est un Occident en pleine décadence, voire en pleine dégénérescence. Son objectif est d’affaiblir la philosophie politique et le système international libéral mis en place par les puissances occidentales. Il y a donc une stratégie à l’oeuvre qui consiste pour le Kremlin de Poutine à saper la légitimité des démocraties occidentales. Les actions russes au cours de la campagne présidentielle américaine cherchaient non seulement à faire gagner Donald Trump aux dépens d’Hillary Clinton, mais aussi à instiller l’idée que le processus électoral ne fonctionnait pas bien, n’était pas parfaitement juste pour les citoyens.
Enfin, il faut aussi signaler un dernier point, bien qu’il n’y ait pas encore de preuves très probantes jusqu’à aujourd’hui, c’est l’hypothèse selon laquelle Trump serait « tenu » par Vladimir Poutine, qui le ferait chanter. Le dossier Steele, du nom de l’ex-espion britannique qui l’a constitué, liste certaines de ces preuves, dont des relations entre le président américain et des prostituées à Moscou –, mais aussi des affaires de corruption liées au concours de beauté organisé par Donald Trump dans la capitale russe et/ou à un projet immobilier de construction d’une Trump Tower à Moscou, dont le projet a été interrompu en 2016 pendant la campagne présidentielle. Pour appuyer cette thèse, certains observateurs rappellent que lorsque Donald Trump et Vladimir Poutine se sont rencontrés, ils ont discuté à plusieurs reprises sans aucune autre personne, hormis les traductrices qui ont déchiré leurs notes. Mais tout cela ne reste pour le moment qu’une hypothèse.
Si l’on pouvait s’attendre à une amélioration des relations entre Washington et Moscou suite à la victoire de Donald Trump, les deux pays multiplient aujourd’hui les points de tension. Qu’en est-il de la relation entre les deux pays aujourd’hui ? Les relations ne sont effectivement pas très bonnes, mais il faut distinguer plusieurs choses côté américain. Il y a en effet une différence notable entre l’attitude de Donald Trump, qui affiche une grande amitié pour Vladimir Poutine, et le reste des institutions américaines, qui conservent une grande hostilité envers la Russie. C’est le cas notamment des agences de renseignement américaines qui ont démontré l’ingérence russe mais ont été publiquement désavouées par le Président lors de sa rencontre avec Vladimir Poutine à Helsinki en juillet 2018. Parallèlement, au Congrès, la plupart des Républicains ont conservé leur hostilité traditionnelle à l’égard de la Russie – qui date de la guerre froide – et sont rejoints par les Démocrates, qui sont de plus en plus anti-russes à cause des prises de position antidémocratiques de Poutine.
En août dernier, le conseiller américain à la Sécurité nationale, John Bolton, déclarait que les États
Unis étaient prêts à aider l’Ukraine contre une
« ingérence » de la Russie lors de son élection présidentielle en 2019. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, les États-Unis ne relâchent pas la pression sur la Russie en maintenant des sanctions économiques vis-à-vis de Moscou, qui pour certains sont plus en défaveur des Européens. Est-ce que la question ukrainienne n’est pas une bonne excuse pour affaiblir l’Europe et renforcer l’OTAN ? Il faut là aussi dissocier la vision du Président et celle du Congrès. Donald Trump voulait réduire les sanctions à l’encontre de certains dignitaires russes, alors que le Congrès a voté pour les renforcer en août 2017. En réalité, Donald Trump s’exprime très peu sur cette question. Pour ce qui est du renforcement de l’OTAN, là aussi, tout le monde est d’accord aux États-Unis, sauf le Président qui, dans sa veine populiste et isolationniste, est plutôt défavorable aux alliances de ce type. Concernant l’Europe, il est vrai que de nombreux Européens suspectent les sanctions américaines – audelà de leurs ambitions géopolitiques – de chercher à nuire aux intérêts économiques européens. En 2014, suite à la mise en place de sanctions contre la Russie de la part des États-Unis et de l’UE, Moscou a riposté en instaurant des contre-sanctions qui ont particulièrement touché les agriculteurs européens. Globalement, c’est une accusation européenne récurrente, que de voir dans les sanctions américaines un moyen d’affaiblir l’UE. C’est le cas par exemple avec l’Iran. Est-ce délibéré de la part des États-Unis ? Sans doute… Mais au départ, il y a eu une réelle indignation côté américain lors de l’invasion de la Crimée par la Russie.
La Syrie est également un autre théâtre d’affrontement entre la Russie et les États-Unis.
Alors que la guerre contre Daech touche à sa fin et que Bachar el-Assad est toujours au pouvoir, l’annonce du retrait des troupes américaines de
Syrie ne va-t-elle pas renforcer la position de Moscou aux dépens de Washington dans la région ? Bien sûr. Mais la présence russe au Moyen-Orient est très ancienne. Moscou est d’ailleurs, avec la France, l’autre protecteur des minorités chrétiennes au Moyen-Orient. La Russie entretient également depuis longtemps une alliance avec l’Iran et le régime syrien de Bachar el-Assad. Parallèlement, si les États-Unis ont également été très présents dans la région, notamment suite aux différentes interventions militaires en Irak, le retour de Moscou dans la région date en réalité du second mandat de Barack Obama. Et plus précisément, lorsque ce dernier a renoncé à intervenir en Syrie en août 2013 suite au franchissement de la ligne rouge (l’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien) qu’il avait lui-même tracée. Le vide créé à ce moment-là a donné l’occasion aux Russes de reprendre pied dans la région et de sauver Bachar el-Assad.
À l’automne dernier, Donald Trump annonçait que les États-Unis allaient se retirer du traité INF sur les armes nucléaires conclu avec la Russie au cours de la guerre froide, sous prétexte que Moscou viole cet accord depuis de nombreuses années. Comment expliquer cette décision et quelles en seront les conséquences ?
Dans cette affaire, Moscou et Washington s’accusent mutuellement de tricher. Les Américains dénoncent la mise en service d’un nouveau missile à portée intermédiaire, le 9M729, qui selon Washington aurait une portée supérieure à 500 km, ce qui est interdit dans le cadre du traité INF. Selon les Russes, ce missile aurait une portée de 480 km seulement. À Moscou, les Russes accusent les Américains de déployer des missiles à portée intermédiaire sous l’égide de l’OTAN, notamment en Pologne et en Roumanie, ce qui serait une violation du traité. N’aimant pas être lié aux traités, c’est Trump qui a porté les accusations en premier. La Russie a rétorqué et aujourd’hui le traité est suspendu pendant une durée de 6 mois et nous verrons ce qu’il se passera ensuite. Plus largement, cette séquence correspond à des enjeux plus importants. Ce traité datait des années 1980, dans un contexte de guerre froide, or le monde a changé et certains stratèges occidentaux pensent que la suspension de cet accord n’est pas forcément une mauvaise chose, car la vraie menace missilière pour les États-Unis, c’est aujourd’hui la Chine. Il serait donc stratégique pour les Américains de pouvoir produire et déployer des forces nucléaires intermédiaires plus modernes et plus aptes à contrer la menace chinoise.
Finalement, l’élection de Donald Trump est-elle réellement bénéfique à Moscou ? Donald Trump s’affaire depuis son élection à détruire le multilatéralisme et le système libéral international. Son élection sert donc de manière évidente la vision du monde de Vladimir Poutine, et doit lui apparaître comme une excellente chose. Est-ce réellement bon pour la Russie et le monde en général ? Je n’en suis pas sûre…
Bénéficiant de ce puissant relais à Washington, le pouvoir de nuisance de la Russie poutinienne se trouve également renforcé. Dans le nouvel ordre international, les deux grandes puissances sont les États-Unis et la Chine. La Russie est avant tout une puissance régionale, avec des extensions en Europe centrale et au MoyenOrient, mais guère au-delà. Elle mène une politique d’influence sur les réseaux sociaux, mais son PIB est égal à celui de l’Espagne… L’élection de Trump contribue donc à retarder l’effacement de la puissance russe sur la scène internationale. Entretien réalisé par Thomas Delage le 7 mars 2019