Les Grands Dossiers de Diplomatie
Trump et la région Asie-Pacifique : une attention maladroite
En dépit de ses vitupérations fréquentes contre la politique étrangère de Barack Obama, le président Trump s’est largement inscrit dans la stratégie du « pivot » vers l’Asie-Pacifique. Néanmoins, son manque de sophistication, de discipline et de patience constituent de sérieux obstacles à la défense et à la promotion des intérêts américains dans la région. Le risque est alors d’y marginaliser à terme les États-Unis et, par conséquent, de laisser le champ libre à la puissance chinoise.
Annoncée en 2011 par l’administration Obama, la stratégie du « pivot » ou de rééquilibrage vers l’Asie-Pacifique devait permettre aux États-Unis de s’inscrire comme un acteur intournable dans ce qui est considéré comme la région centrale des relations internationales au XXIe siècle. Washington y poursuit deux objectifs majeurs : encadrer, pour ne pas dire contenir, la montée en puissance de la Chine d’une part, rassurer ses alliés régionaux tout autant dépendants de la bonne santé de leurs relations économiques avec Pékin que de plus en plus préoccupés par les velléités hégémoniques de l’empire du Milieu d’autre part.
Une implication indispensable
Son poids démographique, son dynamisme économique et les risques majeurs de conflits en l’absence de mécanisme régional de sécurité collective sont autant de facteurs qui définissent l’Asie-Pacifique comme le centre de gravité de l’ordre international en gestation en ce début de XXIe siècle. Parfaitement conscient de ce basculement du monde, le président Obama avait donc entrepris de rééquilibrer l’attention de la politique étrangère des États-Unis vers cette région.
Depuis l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, les présidents W. Bush et Obama
ont essayé de l’intégrer comme membre à part entière de l’ordre international. Ils ont ainsi tâché de faire de Pékin un interlocuteur majeur sur les enjeux sécuritaires, économiques et même environnementaux. Le premier a alterné entre faire de la Chine un partenaire et un rival stratégique. Le second a tenté à la fois de coopter et de contenir la puissance de Pékin. Son annonce du « pivot » fut un signe fort d’évolution de la politique étrangère américaine, même si le manque de clarté dans la définition de ses objectifs fut une faiblesse. Voulait-il en effet endiguer sa puissance ou faire de Pékin un partenaire dans la cogestion des grands enjeux internationaux ?
Pour autant, le déplacement d’Obama en Asie, en avril 2014, mit en évidence que les pays de la région saluaient son activisme diplomatique, sa décision d’augmenter la présence militaire, notamment pour mener des opérations de liberté de navigation en mer de Chine méridionale, et son leadership dans les efforts d’intégration économique. Sur ce dernier point, la signature en février 2016 du partenariat trans-Pacifique (PTP) devait concrètement illustrer la pérennité de l’engagement américain aux côtés de ses partenaires et alliés en AsiePacifique. Regroupant alors douze pays (la Chine en est exclue), cet accord commercial multilatéral devait, une fois ratifié, créer la zone de libre-échange la plus vaste au monde. Au-delà de son intérêt économique, notamment pour les États-Unis, le PTP revêtait surtout aux yeux de l’administration Obama une valeur stratégique de premier ordre. Il ancrait en effet les ÉtatsUnis comme puissance clé en Asie-Pacifique et constituait un gage de leur engagement durable auprès de leurs partenaires régionaux.
Or, dès son arrivée à la Maison-Blanche en janvier 2017, Donald Trump annonça le retrait des États-Unis du PTP. S’il imaginait ainsi faire plaisir à sa base électorale et préserver des emplois industriels en sol américain, ce retrait brutal, combiné alors à l’absence d’une stratégie claire pour l’Asie, y ébranla fortement le niveau de confiance envers les États-Unis.
Des premiers pas maladroits
Le reste des décisions et du comportement de Trump vis-à-vis de l’Asie-Pacifique au cours de sa première année de mandat n’eut rien de rassurant. Il décida par exemple de ne pas participer au sommet de l’ASEAN au terme de sa première tournée asiatique prévue début novembre, alors qu’il quittait les Philippines, où se déroulait le sommet, la veille de son ouverture. Le président américain gâchait alors une occasion de rassurer
Dès son arrivée à la MaisonBlanche en janvier 2017, Donald Trump annonça le retrait des États-Unis du PTP. Ce retrait brutal, combiné à l’absence d’une stratégie claire pour l’Asie, y ébranla fortement le niveau de confiance envers les États-Unis.
ses homologues et d’aborder directement avec eux des enjeux de sécurité pressants, allant de la Corée du Nord aux tensions en mer de Chine méridionale, en passant par la lutte contre le terrorisme.
Au-delà de ce manque de tact diplomatique, c’est probablement la gestion du cas nord-coréen par le président Trump qui suscita le plus d’attention et d’inquiétude [voir le Focus de M. Peron-Doise p. 66]. L’année 2017 fut en effet dominée par une escalade réelle des tensions entre la Corée du Nord et les États-Unis. Chaque fanfaronnade verbale des leaders des deux pays semblait accroître les risques d’un dérapage et de déclenchement d’un conflit aux conséquences potentiellement dévastatrices, notamment pour deux alliés majeurs des États-Unis dans la région, la Corée du Sud et le Japon.
Entre incompétence diplomatique et prise de risque inconsidérée sur un enjeu de sécurité aussi sensible que le nucléaire nord-coréen, il n’est guère surprenant qu’au cours de la première année de mandat de Trump, c’est en Asie-Pacifique que la proportion de personnes estimant que la relation de leur pays avec Washington serait amenée à se dégrader sous la présidence Trump était la plus élevée au monde (1) [voir le Focus de L. Henneton p. 41].
C’est donc dans un contexte particulièrement difficile que le président Trump effectua sa première, et à ce jour unique, tournée en Asie-Pacifique. Celle-ci eut lieu en novembre 2017 et fut la plus longue pour un président américain depuis un quart de siècle. Ce voyage marathon put rassurer les partenaires asiatiques des États-Unis de leur volonté de demeurer impliqués dans la région malgré le changement de locataire et de style à la Maison-Blanche.
Il mit cependant en évidence l’existence d’un fossé substantiel entre les préférences du président Trump et les aspirations et intérêts des partenaires régionaux des États-Unis. Ce fut particulièrement net en matière commerciale (2). Le président Trump exposa ainsi lors du sommet de l’APEC à Hanoï sa volonté de multiplier les négociations bilatérales et de mettre en oeuvre une approche plus dure vis-à-vis de Pékin (tout en
estimant que le déficit commercial des États-Unis avec la Chine était la faute de l’incompétence des administrations américaines précédentes).
Si les velléités de puissance de Pékin inquiètent les pays de la région, la bonne santé de leurs économies déjà fortement intégrées à la chinoise passent par le maintien d’une bonne relation avec la Chine. La préférence de Trump pour les négociations bilatérales à la place des accords multilatéraux ne rencontra pas plus d’échos. Lors de l’APEC, les onze pays restant au sein du PTP décidèrent même de finaliser l’accord en dépit du départ des États-Unis. En outre, le président chinois, sur la même longueur d’ondes que les dirigeants japonais, singapourien ou encore australien, plaida en faveur de négociations multilatérales destinées à favoriser une meilleure intégration commerciale de la région.
Trump n’a pas convaincu les partenaires asiatiques des États-Unis de souscrire à sa vision des relations internationales. Il a au moins réduit leur niveau d’inquiétude en changeant radicalement d’approche avec la Corée du Nord. L’escalade des tensions qui avait marqué l’essentiel de sa première année à la MaisonBlanche laissa en effet soudainement la place à la recherche d’un accord de dénucléarisation avec Pyongyang. Trump et Kim Jong-un ont affiché leur bonne entente lors des deux sommets qui les ont réunis, à Singapour en juin 2018 et à Hanoï en février 2019. Ils n’ont pour autant conclu aucun accord. Il est évidemment préférable de voir Trump privilégier la négociation plutôt que multiplier les manifestations de force qui risqueraient de faire dégénérer la situation en un conflit. Pour autant, sa « bromance » avec le dictateur nord-coréen et son incapacité à en tirer des concessions concrètes et vérifiables alimentent la perplexité des partenaires asiatiques des États-Unis qui ne peuvent que constater l’incompétence du locataire de la Maison-Blanche dans une région où la complexité et la gravité des enjeux exigent patience, doigté, clairvoyance et stratégie à long terme.
L’importance de la promotion de la démocratie
L’Asie-Pacifique reste donc une région largement insensible et imperméable aux talents de négociateurs de l’actuel locataire de la Maison-Blanche. Elle permet néanmoins de percevoir une évolution assez inattendue de sa politique étrangère. Au cours des deux premières années de présidence Trump, la place de la promotion de la démocratie et de la défense des droits humains a été considérablement réduite dans les discours présidentiels consacrés aux relations internationales.
Cela ne signifie pas pour autant que celles-ci ne constituent plus des éléments importants de l’action des ÉtatsUnis dans le monde. Certes, le président Trump n’hésite pas à professer son admiration pour les régimes forts et sa bonne entente avec des dirigeants à poigne tels que Kim Jong-un ou Xi Jinping. Mais la promotion de la démocratie et la défense des droits de la personne demeurent des éléments clés de l’approche américaine en Asie-Pacifique et plus précisément de la stratégie « de liberté et d’ouverture » que l’administration Trump entend y mettre en oeuvre.
Celle-ci a été exposée par le commandant de la région Indo-Pacifique, l’amiral Phil Davidson, lors de la 10e édition du forum d’Halifax sur la sécurité en novembre 2018. Elle s’articule autour de cinq principes : le respect de la souveraineté des États de la région, la protection des droits et libertés individuelles, l’adhésion aux valeurs communes enchâssées dans la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l’homme, la garantie du libre accès aux voies de communication maritimes et aériennes, et la promotion d’accords commerciaux justes et réciproques, respectant la propriété intellectuelle et favorisant les investissements étrangers (3). Deux facteurs peuvent expliquer que la promotion de la démocratie soit une composante clé de la politique américaine en Asie-Pacifique (4). Premièrement, elle permet à Washington de clairement se distinguer du modèle de développement promu par Pékin et de tenter de contenir son regain d’influence. Depuis janvier 2017, la Chine est à la fois parvenue à poursuivre son affirmation et son implantation en mer de Chine méridionale tout en ne manquant pas
Les partenaires asiatiques des ÉtatsUnis ne peuvent que constater l’incompétence du locataire de la Maison-Blanche dans une région où la complexité et la gravité des enjeux exigent patience, doigté, clairvoyance et stratégie à long terme.
d’exploiter la moindre opportunité de se présenter comme le garant de l’ordre international et de ses avancées, que ce soit le libre-échange, la lutte contre les changements climatiques, ou l’accord sur le nucléaire iranien. Deuxièmement, elle apparaît en adéquation avec les aspirations à l’émancipation politique des populations de la région.
Le président Trump n’est pas subitement devenu un fervent défenseur de l’ordre international libéral. Il apparaît toutefois que l’importance de la promotion de la démocratie n’a pas totalement disparu au sein de son administration. Lors de son déplacement en Asie-Pacifique en novembre 2018, le vice-président Mike Pence a par exemple appelé Aung San Suu Kyi à prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à la crise des Rohyingyas. Dans la foulée, il a condamné la répression menée par Pékin contre les minorités, en particulier les Ouïghours dans la province du Xinjiang.
La gestion de l’intégration de la Chine dans l’ordre international et la stabilité de la région Asie-Pacifique constituent les deux enjeux concomitants les plus importants de la politique étrangère américaine depuis le début du XXIe siècle.
Les diplomates américains, de même que leurs collègues du Conseil de sécurité nationale, n’hésitent par ailleurs pas à dénoncer les violations des droits de l’homme auprès de leurs interlocuteurs dans la région, que ce soit au Cambodge, au Myanmar, en Malaisie, ou encore au Bangladesh (5).
La promotion de la démocratie n’a de toute évidence pas totalement disparu de la stratégie que les États-Unis veulent mettre en oeuvre en Asie-Pacifique. Il n’en demeure pas moins qu’elle est fragilisée par la rhétorique délétère du président Trump à l’encontre des médias, de ses adversaires politiques ou encore des institutions judiciaires américaines. Si cela ne décourage pas de hauts membres de son administration ou les diplomates du département d’État d’insister sur l’importance des principes de la démocratie libérale, elle ne peut à court terme qu’inciter les autocrates de la région, comme ailleurs dans le monde, à durcir leurs pratiques. À plus long terme, elle ne peut que nuire à l’image, et donc à l’influence future, des États-Unis auprès de populations qui imaginaient les compter comme alliés dans leurs aspirations à l’émancipation politique.
La gestion de l’intégration de la Chine dans l’ordre international et la stabilité de la région Asie-Pacifique constituent les deux enjeux concomitants les plus importants de la politique étrangère américaine depuis le début du XXIe siècle [voir l’analyse de B. Courmont p. 62]. Le bilan de George W. Bush et de Barack Obama en la matière est mitigé. Pékin a fait plus qu’attendu pour la lutte contre les changements climatiques et pour limiter la prolifération nucléaire, dans les dossiers iraniens comme nord-coréen. Elle a en revanche déçu en matière de respect de la propriété intellectuelle, d’ouverture de l’accès à son marché ou de militarisation de la mer de Chine méridionale. Donald Trump est arrivé à la Maison-Blanche avec de bonnes intuitions concernant les défis de la région Asie-Pacifique (6). La Chine représente bel et bien le principal rival stratégique des États-Unis et ses pratiques économiques iniques doivent être fermement dénoncées et combattues. Tout autant que les alliés de l’OTAN, ceux des États-Unis dans la région doivent en faire plus en matière de défense et de sécurité collective. En plus de deux ans de présidence, ces bonnes intuitions de départ n’ont toutefois pas été suivies de décisions à même de les concrétiser ; bien au contraire. Le retrait des États-Unis du PTP a ouvert une période de doute et d’incertitude dans la région quant aux intentions réelles du président Trump. Sa précipitation à vouloir négocier avec le leader nord-coréen n’a pour l’instant comme résultat que de renforcer et légitimer ce dernier. Sa volonté d’obtenir en ce début d’année 2019 un accord commercial avec la Chine mine la position de ses propres négociateurs et ne laisse guère entrevoir de changements notables de la part de Pékin en matière économique et commerciale. La principale menace à l’hégémonie américaine dans l’ordre international en gestation ne provient pas encore de Pékin. Elle se situe clairement dans le bureau Ovale.