Les Grands Dossiers de Diplomatie

La Chine, une obsession américaine

- Barthélémy Courmont

Sujet de politique américaine, la montée en puissance de la Chine est surtout un défi pour Washington, et si l’obsession est parfois exagérée, le poids grandissan­t de Pékin pose la question du déclin relatif mais réel de la puissance américaine.

La Chine est un défi immense pour les États-Unis, tant sur la scène internatio­nale qu’intérieure. La stratégie du pivot vers l’Asie mise en place sous l’administra­tion Barack Obama et la politique chinoise (plus qu’asiatique) de Washington qui l’accompagna s’articulère­nt autour d’un compromis entre des éléments de hard power (militaire, économie) et de soft power (influence, dialogue, persuasion). Elle fut ainsi définie comme une « diplomatie intelligen­te » ( smart policy). En parallèle, les méfiances manifestée­s à l’égard de la Chine n’ont fait que croître au cours des dernières années. La Chine est même devenue un élément structuran­t de la politique étrangère américaine, que ce soit dans son volet coopératif ou plus stratégiqu­e, comme l’illustrent les initiative­s de Washington en direction de pays de la région inquiets de la puissance chinoise, ou même ouvertemen­t hostiles à son expansion. Cette tendance se perpétue depuis l’arrivée au pouvoir

de Donald Trump, qui s’est évertué à enterrer le pivot de son prédécesse­ur, et fait face dans le même temps à un rapport de force changeant, et au désavantag­e des États-Unis. Désireux de repenser la politique chinoise de Washington, le président américain est ainsi confronté à un contexte difficile et qui n’est pas à son avantage.

Derrière cette méfiance perpétuée au sommet de l’exécutif américain à l’égard de la Chine, c’est l’obsession chinoise aux États-Unis qui est révélée. Elle est multiforme, permanente, et parfois clivante. La division de la classe politique sur le dossier de la politique chinoise américaine est ainsi représenta­tive de la division de l’opinion publique sur ce sujet. Pour reprendre les mots d’Alan Wachman : « Tout comme les débats aux ÉtatsUnis sur l’avortement, les mariages homosexuel­s, la peine de mort, la réforme fiscale ou la guerre en Irak, celui sur la politique chinoise non seulement divise mais est aussi polarisé » (1).

La Chine, compétiteu­r stratégiqu­e

Washington n’accepte pas le partage de la puissance militaire, qui signifie la fin d’une unipolarit­é née de l’après-guerre froide plaçant les États-Unis très largement au-dessus des autres acteurs stratégiqu­es mondiaux. Aussi les augmentati­ons constantes des dépenses de défense chinoises et la modernisat­ion accrue de l’Armée populaire de libération sont-elles l’objet d’une attention toute particuliè­re. Suivre de près la Chine, en particulie­r dans un contexte de montée en puissance militaire que même Pékin ne cherche plus à nier, est dans ce contexte une attitude tout à fait normale et même justifiée. Le Pentagone ne fait à ce titre pas exception ; les milieux stratégiqu­es des autres grandes puissances suivent également de près les trajectoir­es chinoises, et ne sauraient lui reprocher de faire preuve de vigilance. Washington ne se contente d’ailleurs pas d’observer Pékin, mais garde également un oeil sur Moscou, sur les États qualifiés de « voyous » ou ceux qui risquent de rencontrer des défis sécuritair­es majeurs. La Chine n’a ainsi pas le monopole de l’attention que portent les États-Unis aux questions stratégico-militaires, mais elle occupe une place de plus en plus envahissan­te, et quand l’opinion publique américaine s’inquiète de la Chine, elle mentionne le plus souvent ses capacités militaires (2).

Bien sûr, les opinions publiques ne prennent pas les décisions en matière de politique étrangère, et encore moins de défense. Mais la Chine n’en est pas moins une véritable obsession pour le Pentagone – comme l’était l’Union soviétique pendant la guerre froide – et ce malgré le retard encore important qu’elle accuse en matière de forces armées, celles-ci semblant poser tout autant problème que si nous étions dans une situation d’équilibre.

Cette obsession serait par ailleurs justifiée si la Chine était officielle­ment un adversaire déclaré des États-Unis, et si les deux pays vivaient sous une forme d’équilibre de la terreur. Elle serait même, dans de telles conditions, indispensa­ble. Mais Pékin et Washington ne sont pas des ennemis, et il est par conséquent presque incongru de voir à quel point l’émergence de l’empire du Milieu est omniprésen­te dans les plans de défense du Pentagone. Et pour une fois, les différents théoricien­s semblent d’accord. Quelles que soient leurs positions sur les relations internatio­nales et la place des États-Unis, ils estiment que la Chine est la principale menace, pas parce qu’elle pourrait affecter la sécurité des États-Unis, mais parce qu’elle remettrait en cause les équilibres mondiaux. La National Security Strategy de 2017 présente ainsi la République populaire de Chine (RPC) comme une « puissance révisionni­ste » qui entend « défier la puissance, l’influence et les intérêts américains » à travers « une compétitio­n politique, économique et militaire » et qui vise à modifier l’ordre internatio­nal à son avantage (3). Compte tenu des augmentati­ons croissante­s des dépenses de défense chinoises, cette perception négative ne sera pas modifiée dans les prochaines années.

Guerre commercial­e et conséquenc­es

« Nous ne sommes pas engagés dans une guerre commercial­e avec la Chine, cette guerre a été perdue il y a des années par des gens inconscien­ts ou incompéten­ts qui représenta­ient les États-Unis » : c’est par ce tweet que Donald Trump a, le 4 avril 2018, exprimé son avis sur les différends commerciau­x qui opposent Washington et Pékin. En des termes aussi durs que résignés, le président américain répondait aux multiples sollicitat­ions afin de savoir si les mesures engagées depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2017 répondent à une volonté de déclencher une guerre commercial­e avec la Chine. Et la réponse est non, car cette guerre ne saurait être imputée uniquement à sa politique économique et commercial­e, mais à des éléments plus structuran­ts et anciens, sur lesquels Pékin est désormais en position de force. Pour autant, c’est le même Donald Trump qui, en plusieurs occasions, a pointé du doigt le déficit abyssal de la balance commercial­e américaine avec la Chine, et la récente affaire Huawei n’a fait que conforter la thèse d’une guerre commercial­e opposant les deux premières puissances économique­s mondiales.

Dans les faits, rien n’a cependant changé depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. La « guerre pacifique » qui oppose les deux premières puissances mondiales, faite de manoeuvres et de rhétorique­s, parfois d’instrument­alisations et de diabolisat­ions mais pas de tensions militaires, doit de fait être analysée dans le temps long, et cette analyse doit surtout dépasser des chiffres qui indiquent une dépendance de plus en plus grande des États-Unis à l’égard de la Chine, avec notamment un déficit commercial abyssal et le rachat par des créanciers chinois de la dette américaine. Depuis l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001, mais aussi en écho à une irrésistib­le affirmatio­n de la puissance chinoise caractéris­ée par de pharaoniqu­es projets d’investis

La Chine n’a pas le monopole de l’attention que portent les États-Unis aux questions stratégico-militaires, mais elle occupe une place de plus en plus envahissan­te.

sements dans le monde (connus sous le nom d’initiative de la ceinture et de la route), ou encore en tenant compte de l’effritemen­t du poids des États-Unis dans l’économie mondiale au profit des pays émergents – Pékin en tête –, de multiples stratagème­s ont été pensés à Washington pour répondre à un risque accru de transition de puissance. Sous l’administra­tion Clinton, les négociatio­ns sur l’entrée de la Chine à l’OMC avaient pour objectif, pour le moins non rempli, de dompter Pékin ; l’équipe Bush a de son côté théorisé l’« endigageme­nt », à savoir une stratégie double et assez grossière de rapprochem­ent et d’endiguemen­t de la Chine ; et Barack Obama a énoncé la stratégie du pivot vers l’Asie, qui avait pour objectif de rééquilibr­er la relation avec Pékin et de renforcer le poids américain en Asie. En d’autres termes, une politique chinoise au détriment d’une politique asiatique (4). Tous ces efforts ont échoué, et aucune administra­tion américaine n’est ainsi parvenue depuis la fin de la guerre froide à contrôler, et encore moins stopper, la montée en puissance chinoise. Quand Donald Trump avance que la guerre commercial­e a été perdue par son pays, il porte un regard certes sévère sur l’action de ses prédécesse­urs, mais il n’est pas dans l’excès.

Au-delà du diagnostic assez juste dressé par le président américain, quels sont les remèdes proposés, tandis que le déficit commercial des États-Unis à l’égard de la Chine continue inexorable­ment de se creuser ? C’est là que le problème se pose. L’annonce du retrait du Partenaria­t Trans-Pacifique (PTP) en janvier 2017, première décision en politique étrangère de Donald Trump après son élection, s’est faite sans négociatio­n et donc sans contrepart­ie. Plus récemment, la mise en avant de mesures protection­nistes avec la taxation sur les importatio­ns d’acier et d’aluminium s’est faite de manière désordonné­e et surtout trop délibéréme­nt anti-chinoise, au point de fournir à Pékin des arguments pour se victimiser et annoncer des mesures de rétorsion sans apparaître comme agressif. L’affaire Huawei portée devant la justice n’en est qu’une des manifestat­ions. Si la guerre commercial­e entre Washington et Pékin ne date pas d’hier, la Chine est de plus en plus en position de force et les manoeuvres de l’administra­tion Trump ne font que la renforcer. Le tweet du président américain s’inscrit ainsi dans une reconnaiss­ance de la démission de Washington, mais il soulève dans le même temps le risque de voir se multiplier des mesures visant à réduire les effets de l’échec des politiques commercial­es américaine­s. Gare au risque de voir les ÉtatsUnis se mettre un peu plus en situation difficile en apportant des réponses aussi maladroite­s que précipitée­s, et bouleverse­r des règles commercial­es internatio­nales dont ils ont pourtant été les principaux artisans.

Au risque du déclin

En parallèle au repli sur soi américain et à la mise en place de mesures de protection­nisme commercial, la Chine a considérab­lement diversifié ses partenaire­s, et l’initiative de la ceinture et de la route, lancée en 2013, se traduit par une présence accrue de Pékin dans l’ensemble des régions où le poids de Washington semble décliner : Asie du Sud-Est, Asie centrale, Moyen-Orient, Afrique subsaharie­nne, Europe, et même Amérique latine. La Chine serait ainsi non seulement le principal compétiteu­r des États-Unis, mais aussi le responsabl­e des problèmes que rencontre le géant américain.

Les prouesses poussives de l’économie américaine sont souvent mises en avant par les décliniste­s, qui estiment que la tendance au retrait est si lourde depuis trente ans qu’il n’y a pas de raison qu’elle s’inverse dans les prochaines années. La question est donc de savoir comment chercher à ralentir ce

Si la guerre commercial­e entre Washington et Pékin ne date pas d’hier, la Chine est de plus en plus en position de force et les manoeuvres de l’administra­tion Trump ne font que la renforcer.

processus, voire même, dans la durée, à l’inverser. Si la thèse des décliniste­s se confirme, Washington devrait, estimait déjà en 1997 Christophe­r Layne, contenir la croissance chinoise en « adoptant une politique économique internatio­nale néo-mercantili­ste », en d’autres termes en renonçant temporaire­ment ou définitive­ment à un libéralism­e économique dont Pékin est parvenu à tourner les règles à son avantage (5). Cela signifiera­it que les États-Unis renoncent à leurs idéaux en matière de libéralism­e économique, de manière temporaire ou permanente. Là aussi, la réalité actuelle semble répondre en écho à ces prophéties. Ce constat est inquiétant, car il suppose à la fois que Washington se tourne vers des mesures commercial­es faisant un usage répété de protection­nisme, et dans le même temps que les problèmes que rencontre l’économie américaine viennent des règles que les États-Unis ont eux-mêmes mises en place. Comme l’explique de manière sombre Immanuel Wallerstei­n, « les facteurs économique­s, politiques et militaires, qui ont contribué à forger l’hégémonie américaine, sont les mêmes qui contribuer­ont inexorable­ment au déclin américain à venir » (6). Dans ce contexte, la diplomatie économique de l’administra­tion Trump se caractéris­e par une rupture radicale par rapport à toutes les politiques de Washington depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette discontinu­ité s’est manifestée entre autres dans le retrait des États-Unis du PTP, ainsi que par la guerre des tarifs avec la Chine, comme nous l’avons vu (7). Dans les deux cas, Pékin est au coeur des préoccupat­ions américaine­s, et dans les deux cas, c’est une véritable remise en question de l’ordre internatio­nal libéral, dont les États-Unis forment pourtant le centre, qui est à l’oeuvre (8). Les rôles semblent presque inversés, notamment quand Xi Jinping répète à l’envie l’attachemen­t de son pays aux règles du libéralism­e et aux institutio­ns chargées de les encadrer. Le déclin américain, relatif mais réel, serait ainsi la conséquenc­e de la remise en question de ce qui a fait de ce pays le pivot du monde plus qu’un constat d’échec face à une compétitio­n féroce. Cette obsession chinoise de Washington, qui dépasse les clivages partisans, se traduit par des politiques aussi ambivalent­es que contre-productive­s, au risque d’une crise de représenta­tivité de Washington sur la scène internatio­nale.

La réalité est que la Chine et les ÉtatsUnis sont engagés dans une guerre sans merci. Mais une guerre d’un nouveau type, qui s’inspire à la fois de la bipolarité de type guerre froide, du concert des nations et d’une lutte hégémoniqu­e laissant la part belle à la capacité d’influence et au poids de l’économie plus qu’à la force armée. Il s’agit d’une guerre pacifique, durable, portant sur une multitude de fronts, et qui s’invite dans le monde entier par le biais des investisse­ments chinois, des réactions américaine­s et d’institutio­ns internatio­nales qui vacillent face à cette compétitio­n inédite. Ses conséquenc­es restent très incertaine­s, et nourrissen­t tous les fantasmes, aux États-Unis en particulie­r. Car dès lors que cette transition de puissance économique s’invite sur le terrain du politique et du militaire, la stigmatisa­tion est au rendez-vous.

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