Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le retrait : nouvelle stratégie de Washington pour l’Afghanistan ?
En fustigeant ses principaux conseillers militaires, le Président semble préférer faire confiance à son instinct et privilégier une sortie rapide des troupes américaines d’Afghanistan. En un peu plus de deux ans à la Maison-Blanche, quel est le bilan de la stratégie afghane du président Trump ? Le retrait constitue-t-il vraiment une option viable ?
En décembre 2018, alors que la guerre d’Afghanistan entamait sa dix-huitième année, le secrétaire à la Défense, James Mattis, annonçait qu’il quittait ses fonctions en raison d’un profond désaccord avec le président Trump, notamment quant à sa décision abrupte de retirer les troupes américaines de Syrie et d’Afghanistan. Concernant le cas afghan, le 45e président des États-Unis justifia sa décision en se disant insatisfait des résultats de la nouvelle stratégie afghane, mise en avant par son administration il y a un peu plus d’un an.
Une nouvelle stratégie afghane ?
Durant la campagne électorale de 2016, Donald Trump se positionna contre le maintien de l’intervention américaine en Afghanistan, dénonçant fermement cette guerre longue et coûteuse pour laquelle le gouvernement américain avait peu à offrir en termes de résultats à la population américaine. En effet, ne ratant pas une occasion de fustiger ses prédécesseurs, le candidat Trump appela au retrait des troupes américaines du théâtre afghan et fit la promesse qu’il n’engagerait pas ces dernières dans un conflit, à moins d’être assuré que les États-Unis pouvaient en ressortir vainqueurs.
Or, malgré la volonté de rupture du candidat Trump, il s’est plutôt inscrit dans les pas de ses prédécesseurs en approuvant, à la fin de l’été 2017, un plan du Pentagone augmentant le nombre de troupes américaines engagées au sein du théâtre afghan. Aux 8500 alors présentes, celui-ci prévoyait l’ajout d’environ 3700 troupes. Fin 2018, environ 14 000 soldats américains étaient ainsi déployés en Afghanistan (1).
Surnommée R4+S pour « Régionaliser, réaligner, renforcer, réconcilier et soutenir », cette stratégie vise à mettre un terme au conflit selon des conditions acceptables pour les Afghans et leurs partenaires internationaux en permettant à l’Afghanistan
de devenir un État capable de protéger sa propre population et en forçant les talibans à la table des négociations sans pour autant sacrifier les acquis contribuant à la sécurité américaine (2). Cette stratégie a également une dimension régionale en appelant le Pakistan à contribuer à la résolution du conflit en renforçant sa frontière avec l’Afghanistan et en accentuant sa lutte contre des groupes terroristes tels que le réseau Haqqani et l’État islamique. Pour ce faire, elle vise à contraindre le Pakistan à obtempérer en exerçant une pression sur Islamabad par la réduction de l’aide militaire lui étant envoyée, en menaçant d’inscrire le pays parmi les États parrainant le terrorisme et en incitant les membres de l’OTAN à retirer le Pakistan de la liste des pays partenaires (3).
Autant le président Trump que les membres de son administration ont insisté sur le fait que cette nouvelle stratégie n’avait rien à voir avec celles déployées par les administrations précédentes. S’il est vrai que l’approche de l’administration Trump se distingue de celles des administrations Obama et Bush, notamment par des règles d’engagement plus souples et parce qu’elle se dit basée sur des conditions de victoire et non sur un calendrier de sortie, elle n’est en fait pas si différente de celles des administrations précédentes. Les objectifs à atteindre et les méthodes pour y arriver sont nettement similaires (4). Il s’agit d’éradiquer les organisations terroristes présentes en sol afghan ; d’entraîner les forces de sécurité afghanes ; de fournir une aide économique et humanitaire au gouvernement de Kaboul afin qu’il soit capable d’assurer la gouvernance et la sécurité du territoire ; de convaincre, ou contraindre, les talibans et les autres forces antigouvernementales à s’asseoir à la table des négociations afin de conclure un accord de paix convenable pour la population afghane tout en garantissant que l’Afghanistan ne redeviendra pas un sanctuaire pour les organisations terroristes (5).
L’impatience du président Trump
En novembre 2018, le chef sortant du comité des chefs d’état-major, le général Joseph Dunford, reconnaissait que la situation en Afghanistan était dans une impasse (6). Loin d’être surprenant, ce constat ne put qu’alimenter la frustration du président Trump par rapport à un conflit qu’il considère comme secondaire et vis-à-vis de militaires qui plaident pour la poursuite de la même stratégie et le maintien des troupes dans le pays. Au tournant de l’année 2019, il fit alors part de son intention de retirer ces dernières d’Afghanistan et critiqua au passage vertement son ancien secrétaire à la Défense, John Mattis, pour son inefficacité dans ce dossier (7). Il réitéra sa volonté quelques semaines plus tard lors de son discours sur l’état de l’Union, en précisant toutefois que le retrait américain d’Afghanistan serait conditionnel à la situation sur le terrain, et plus précisément à la conclusion d’un accord avec les talibans.
La situation de l’Afghanistan n’est peutêtre pas aussi désespérée que les rares mentions qui en sont faites dans les médias américains à l’occasion le plus souvent d’attentats de grande ampleur le laissent entendre. Comme le souligne par exemple Husain Haqqani, le pays connaît une certaine croissance économique, la place des femmes dans la société s’y est quelque peu améliorée, et les talibans ne jouissent pas d’un immense appui dans la population (8). Un retrait précipité des troupes américaines menacerait en effet ces quelques progrès. Il n’en demeure pas moins que les talibans, chassés du pouvoir lors de l’intervention menée par les ÉtatsUnis en réponse aux attentats du 11 septembre 2001, n’ont jamais été totalement vaincus. Depuis quelques années, ils font au contraire preuve d’une résilience qui leur permet de contester l’autorité du gouvernement en place à Kaboul dans une partie grandissante du pays (9). Insatisfait de cet échec persistant et peu enclin à ce que les États-Unis jouent indéfiniment un rôle de « gendarme du monde » qu’il estime coûteux et contraire aux intérêts nationaux, le président Trump est à la recherche d’une stratégie de sortie d’Afghanistan. Celle-ci passe par des négociations avec les talibans, mission qu’il a confiée à l’ancien ambassadeur américain d’origine afghane, Zalmay Khalilzad. Fin janvier 2019, ce dernier annonçait une entente de principe entre les États-Unis et les talibans (10).
La réticence de Trump vis-à-vis du maintien d’une présence militaire américaine importante en Afghanistan correspond tout à fait à ses préférences de politique étrangère et au peu d’intérêt de son administration pour les opérations de nation-building et de consolidation de la paix. Elle est même légitime en regard des piètres résultats de la mission menée par Washington et ses alliés dans le pays depuis plus de 17 ans. Pour autant, en manifestant sa volonté de retrait, le président Trump répète la même erreur que son prédécesseur Barack Obama. Au terme de laborieuses réflexions, celui-ci avait annoncé en décembre 2009 mettre en oeuvre une stratégie de sursaut similaire à celle qui avait permis de stabiliser l’Irak à partir de 2007. Or, il avait dans le même temps annoncé une date limite à cette tentative. Inscrivant leur lutte dans une durée plus longue, les talibans n’avaient eu alors qu’à patienter avant que la réduction de la présence militaire américaine et occidentale dans le pays ne leur ouvre la voie à une reprise de leur lutte contre le régime en place à Kaboul. L’intention affichée par Trump de retirer les troupes ou de les réduire significativement envoie aujourd’hui le même signal aux talibans. Leur patience stratégique demeure leur principal atout et face à la volonté de retrait de l’administration Trump, ils peuvent être tentés de multiplier des promesses qu’ils n’ont pas l’intention de respecter.
Les risques d’un retrait précipité
Malgré les négociations entre Américains et talibans, l’issue de l’intervention armée la plus longue de l’histoire des États-Unis demeure lointaine et incertaine. Les talibans se sont certes engagés à ce qu’un Afghanistan dans lequel ils retrouveraient un rôle politique de premier plan ne devienne pas un sanctuaire pour des groupes terroristes désireux de planifier des attaques contre les États-Unis ou leurs alliés. Outre qu’il soit sage de douter d’un tel engagement, deux obstacles majeurs
à l’établissement d’une paix durable demeurent (11). D’une part, les talibans persistent à ne pas reconnaître le gouvernement du président
Ashraf Ghani, pas plus que la Constitution afghane qu’ils considèrent respectivement comme une marionnette et une création imposées par les États-Unis. C’est pourquoi le gouvernement afghan n’est pas partie aux négociations en cours. D’autre part, les talibans n’ayant pas été militairement défaits, ils se considèrent en position de force. Dans ce contexte, les négociations actuelles présentent donc trois risques significatifs. Premièrement, la préoccupation principale des décideurs politiques et militaires à Washington semble être d’éviter une répétition de l’humiliation de Saïgon en 1975. Même si un éventuel accord avec les talibans est condamné à péricliter avec pour conséquence prévisible de replonger l’Afghanistan dans le chaos de la guerre civile, l’administration Trump se contenterait certainement d’une entente minimalement durable permettant de ne pas lier ce chaos au retrait de ses troupes. Deuxièmement, le régime de Kaboul suscite certes des frustrations par sa corruption, l’efficacité incertaine de ses forces de sécurité ou encore son incapacité à assurer le contrôle de l’ensemble du territoire. Cependant, un retrait précipité des États-Unis et le retour d’une violence à grande échelle entre les différentes composantes de la société afghane réduiraient à néant les quelques progrès réalisés ces dernières années. Déjà meurtrie par quatre décennies de conflit, la population afghane serait la première victime d’une telle évolution et serait tentée de choisir l’exil.
Troisièmement, le départ des troupes américaines sera interprété par les groupes djihadistes à travers le monde comme une nouvelle victoire contre une grande puissance, dans la même veine que le départ soviétique d’Afghanistan en 1989 ou encore le retrait américain de Somalie en 1993. Revigorés et capables d’alimenter leur propagande, ces groupes djihadistes pourraient de nouveau représenter une menace sérieuse à la sécurité des États-Unis, ce qui était contraire à l’objectif de la guerre globale contre le terrorisme lancée en réponse aux attentats du 11 septembre 2001 et dont l’Afghanistan fut le premier théâtre.
En un peu plus de 17 ans sur le terrain, les États-Unis et leurs alliés n’ont jamais pu ni voulu mettre en oeuvre une véritable stratégie de contre-insurrection capable de vaincre les talibans et d’assurer au régime mis en place à Kaboul un monopole de la violence légitime et un contrôle effectif de l’ensemble du territoire. Ceci ne changera pas alors que la population américaine s’est depuis longtemps désintéressée de cet enjeu et que l’administration Trump n’est aucunement favorable aux opérations de nation-building. Au regard des préférences des décideurs à Washington et des intérêts américains, les négociations actuellement en cours avec les talibans et un retrait progressif des forces militaires semblent de fait constituer pour Washington le moindre mal. Quelles qu’en soient les conséquences à plus long terme pour la stabilité de l’Afghanistan et la sécurité des États-Unis.