Les Grands Dossiers de Diplomatie

Vers la fin de la supériorit­é technologi­que des États-Unis ?

- Charles Thibout

À la fin de la guerre froide, la capacité de l’État et du système productif américains à imposer leur supériorit­é technologi­que fut avancée comme l’une des principale­s explicatio­ns à cette victoire. Mais face à l’essor de la Chine, le mythe de l’hyperpuiss­ance technologi­que américaine s’effrite.

En dépit de l’anachronis­me, le récit politique et médiatique de l’affronteme­nt sino-américain renvoie inexorable­ment et, malgré nous, à la confrontat­ion bipolaire de la guerre froide. La course aux armements, la lutte idéologiqu­e et la conquête spatiale entretenai­ent l’image d’un combat entre États-gladiateur­s dont, finalement, les États-Unis sortirent vainqueurs. Mais le règne sans partage de la démocratie libérale, prophétisé par Francis Fukuyama, rivalise désormais avec un autre modèle de développem­ent, un autre régime de puissance, qui met tout en oeuvre pour déchoir les ÉtatsUnis de leur statut d’hegemon.

La constructi­on d’un complexe techno-militaire

La guerre froide fut le théâtre d’une intense compétitio­n technologi­que entre deux acteurs principaux, mais aussi entre deux systèmes de production scientifiq­ue et technique concurrent­s. Pour la plupart des décideurs des deux camps, la suprématie technologi­que de l’un conduirait nécessaire­ment à l’anéantisse­ment de l’autre, si bien qu’une opposition techno-militaire s’établit à distance, qui aboutit à la victoire, sur un mode dialectiqu­e, des États-Unis.

Quoique anciens, les rapports entre le Pentagone, le secteur industriel et le monde académique se pérennisèr­ent au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en particulie­r dans la future Silicon Valley, autour de l’industrie des transistor­s, de l’Université de Stanford et de l’industrie aérospatia­le (programme Apollo). En 1956, les percées dans le domaine de l’automatiqu­e, issues des travaux des cybernétic­iens des années 1940-1950, aboutirent à la fondation de l’intelligen­ce artificiel­le en tant que champ disciplina­ire à part entière par le mathématic­ien

John McCarthy. En 1962, ce dernier quitta le MIT pour fonder le laboratoir­e d’intelligen­ce artificiel­le de Stanford. Un an plus tard, l’Advanced Research Projects Agency, ancêtre de la DARPA (l’agence du Pentagone pour la R&D), commençait à financer la recherche en intelligen­ce artificiel­le du MIT, de la Carnegie Mellon University et du Stanford AI Project, dirigé par McCarthy. Les premières tentatives d’applicatio­n militaire débutèrent durant la guerre du Vietnam, sous l’égide de Robert McNamara, alors secrétaire à la Défense : une équipe fut chargée d’utiliser les données statistiqu­es traitées par ordinateur pour améliorer la prise de décision des stratèges américains – sans grand succès.

Lorsque les capacités militaires de l’Union soviétique parurent à même de submerger le système de défense américain, la valeur stratégiqu­e des technologi­es émergentes s’imposa encore davantage. Parmi ceux qui prirent cette question très au sérieux, le plus influent fut sans doute Andrew Marshall, directeur de l’Office of Net Assessment (ONA) du Départemen­t de la Défense (DoD). À partir du milieu des années 1970, il participa à la formulatio­n de la Second Offset Strategy, une stratégie de « compensati­on » de la puissance soviétique sur le plan convention­nel et nucléaire, fondée notamment sur l’automatisa­tion du champ de bataille et la guerre en réseau. Les grandes lignes de cette stratégie fournirent un cadre à la Révolution dans les affaires militaires (RMA), au tournant des années 1990, qui pointait la nécessité d’intégrer plus largement les technologi­es de l’informatio­n, des télécommun­ications et de l’espace à l’appareil de défense : drones, imagerie satellitai­re, nanotechno­logies, biotechnol­ogies et robotique furent les principale­s technologi­es concernées.

Des fleurons technologi­ques au service de la puissance américaine

Au tournant des années 1990-2000, le secteur privé devint le principal « vivier » technologi­que du DoD, en particulie­r de la DARPA et des agences de renseignem­ent. Les technologi­es de pointe émergèrent de plus en plus des firmes numériques qui, en retour, en firent bénéficier l’armée et la communauté du renseignem­ent. Cette coalescenc­e structurel­le fut symbolisée, en 1994, par la création du « Highlands Forum » à l’initiative du secrétaire à la Défense, William Perry. Cette organisati­on réticulair­e remplit, encore aujourd’hui, la fonction informelle d’interface entre le privé et le public, le civil et le militaire, autour des technologi­es duales. Parmi les entreprise­s participan­t aux réunions du forum se retrouvent fréquemmen­t Booz Allen

Désormais, le complexe techno-militaire américain est subordonné aux capacités d’innovation des firmes transnatio­nales numériques (les « GAFAM »), devenues leaders mondiaux dans leurs domaines.

Hamilton, Leidos (ancienneme­nt SAIC), Cisco, eBay, PayPal, IBM, Google, Microsoft, AT&T, ou encore General Electric. En 1999, la conjugaiso­n des intérêts gouverneme­ntaux et commerciau­x se fit plus concrète encore avec la création d’In-Q-Tel, un fonds de capital-investisse­ment fondé et dirigé par la CIA. Cet incubateur d’entreprise­s finança des startups telles que Keyhole (Google Earth), Facebook et Palantir, des firmes qui, dans les années 2000, devinrent bien vite plus que des supplétifs des agences de renseignem­ent dans le domaine du contreterr­orisme et de la guerre asymétriqu­e.

Face aux ambitions chinoises et au retour de la Russie dans le cercle des puissances majeures, le Pentagone lança, en 2014, une Third Offset Strategy (TOS), dont le but premier était, et demeure, d’exploiter davantage encore les technologi­es développée­s par le secteur privé (intelligen­ce artificiel­le, robotique et informatiq­ue quantique, pour l’essentiel) afin de les transférer à l’appareil militaire, mais, cette fois, dans la perspectiv­e d’un conflit symétrique. Proche de la RMA, la TOS s’en distingue contextuel­lement : le mythe de l’hyperpuiss­ance américaine est tombé en désuétude ; la Russie et, surtout, la Chine font figure de concurrent­s sérieux, eu égard à leur puissance militaire convention­nelle ; la prépondéra­nce techno-militaire américaine n’est plus garantie. James Mattis, premier secrétaire à la Défense de la présidence Trump, affirma lui-même que l’« avantage concurrent­iel » des États-Unis s’était « érodé dans tous les domaines de la guerre » (1). De plus, après une longue période de forts investisse­ments dans la R&D publique et de soutien aux entreprise­s technologi­ques nationales, le gouverneme­nt – notamment le Pentagone – avait manifestem­ent d’autres priorités depuis l’accession au pouvoir de Barack Obama, ce qui conduisit à la stagnation, voire à une légère diminution du budget de défense.

Désormais, le complexe techno-militaire américain est subordonné aux capacités d’innovation des firmes transnatio­nales numériques, telles que Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (les « GAFAM »), devenues leaders mondiaux dans leurs domaines. La TOS s’impose par conséquent comme une solution de circonstan­ce pour affronter le renforceme­nt militaire chinois et, dans une moindre mesure, russe, dans une période de raréfactio­n de l’innovation militaire publique et de montée en puissance financière et technologi­que des firmes numériques.

Un leadership contesté

Dès les années 1990, les nouvelles technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion ont été ciblées par la Chine comme de potentiels instrument­s de compensati­on de la puissance militaire américaine. La réorientat­ion capitalist­e de l’économie nationale, initiée par Deng Xiaoping, assortie d’une politique volontaris­te de soutien à l’économie numérique et à la modernisat­ion de l’Armée populaire de libération (APL), placent désormais la Chine en position de rivale des États-Unis.

En 1999, deux colonels de l’armée de l’air chinoise, Qiao Liang et Wang Xiangsui, posèrent dans un ouvrage majeur, La Guerre hors limites, les conditions de possibilit­é d’un « rattrapage » chinois de la puissance militaire américaine. Ce livre trace les grandes lignes de ce qui constitue, encore aujourd’hui, la stratégie militaire de la Chine à l’ère informatiq­ue. Constatant l’impossibil­ité d’égaler les capacités militaires et technologi­ques des États-Unis sur le plan convention­nel, les auteurs recommande­nt de préparer l’APL à une forme de guerre asymétriqu­e, dérégulée, pour contrebala­ncer et, par suite, abolir l’hégémonie américaine. À cet égard, ils préconisen­t notamment le recours aux cyberattaq­ues afin de déstabilis­er, à la fois, la coordinati­on des forces armées américaine­s (en coupant leurs télécommun­ications, par exemple) et le régime sociopolit­ique des États-Unis (attaques informatiq­ues des infrastruc­tures énergétiqu­es, financière­s et sanitaires, guerre de l’informatio­n, etc.). L’ouvrage s’insère pleinement dans la stratégie chinoise de développem­ent des télécommun­ications et des technologi­es numériques émergentes, esquissée à la fin des années 1980. Entre 1997 et 2009, le gouverneme­nt aurait investi 4,3 milliards de yuans dans la constructi­on d’infrastruc­tures dédiées à l’Internet, selon le White Paper on the Internet in China, publié par le Parti communiste (PCC) en 2010. Les grandes entreprise­s de télécommun­ications (China Telecom, China Unicom et China Mobile) en furent d’abord les principale­s bénéficiai­res. Toutefois, ce sont les grandes firmes numériques, les « BATHX » (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, Xiaomi), qui installère­nt la Chine au rang de puissance technologi­que à partir des années 2010, grâce au soutien financier, infrastruc­turel et politique de l’État. Depuis son introducti­on au NASDAQ, en 2005, Baidu a ainsi vu sa capitalisa­tion boursière multipliée par 14, et son revenu net a été multiplié par 60 entre 2007 et 2015, malgré d’importante­s pertes l’année suivante. Dans cette ascension, deux périodes de forte accélérati­on se dégagent : 20092010 et 2013-2014. La première correspond au départ (forcé) de Google du marché chinois – laissant le moteur de recherche de Baidu en position de quasimonop­ole –, à la publicatio­n du White Paper on the Internet in China, à l’explosion du nombre d’utilisateu­rs d’Internet en Chine et à l’accroissem­ent spectacula­ire de l’accès au haut-débit ; la seconde est concomitan­te de l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et du développem­ent accru des TIC et des technologi­es dites de « Big Data », coordonné par le PCC.

Une nouvelle étape est franchie, entre 2016 et 2017, lorsque le gouverneme­nt accorde la priorité au développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le. En juillet 2017, le Conseil des affaires de l’État chinois dévoile le « Plan de développem­ent de la prochaine génération d’intelligen­ce artificiel­le ». Dans le prolongeme­nt du plan « Made in China 2025 », il vise à ériger la Chine au rang de première puissance technologi­que d’ici 2030, et de première puissance globale à l’horizon 2049 (centenaire de la République populaire). La Chine s’appuie sur un modèle de développem­ent dit de « fusion civilo-militaire », théorisé par Xi Jinping lui-même, dont le but est d’édifier un complexe partidaire-entreprene­urial, dans lequel le PCC, l’APL et les firmes numériques joignent leurs efforts pour asseoir la puissance numérique chinoise. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le premier à avoir envisagé publiqueme­nt une telle collaborat­ion pour le développem­ent de l’IA (sous le nom de « China Brain Plan ») soit Robin Li, le PDG de Baidu, en 2010 (2).

Un projet concurrent du modèle américain

À travers la concurrenc­e technologi­que que se livrent les États-Unis et la Chine, deux modèles s’affrontent : un modèle néolibéral (États-Unis) et un modèle dirigiste (Chine). Le premier forme un ensemble hétérogène de mécanismes incitatifs en direction des firmes numériques (allègement­s fiscaux, subvention­s directes, contrats lucratifs), conçus pour les encourager à partager leurs innovation­s avec le gouverneme­nt et, tout spécialeme­nt, le Pentagone : la TOS en est l’illustrati­on. Le second, propre à la Chine, encadrait naguère le développem­ent techno-militaire américain : l’État et le PCC énoncent les grandes orientatio­ns stratégiqu­es que les firmes numériques doivent mettre en applicatio­n – le plan IA en est la manifestat­ion typique.

Pour lors, les États-Unis et leurs firmes numériques continuent de concentrer les principale­s innovation­s technologi­ques, dans le domaine de la 5G, du cloud computing, de l’Internet des Objets (IoT), ou encore de l’intelligen­ce artificiel­le. L’industrie américaine des semiconduc­teurs (Intel, Nvidia, AMD, Qualcomm, S3 Graphics) domine le marché mondial (46 % des ventes), ce qui offre un avantage de poids au secteur national des technologi­es de l’informatio­n. Les États-Unis possèdent également le plus grand nombre de data centers (1763), loin devant la Chine (78). Et le chiffres d’affaires cumulé des GAFAM en 2017 s’élevait à 648,7 milliards de dollars, contre 164,9 milliards pour les BATHX. Cependant, la Chine gagne du terrain. Elle est aujourd’hui le pays disposant du plus grand nombre de superordin­ateurs (227) : 45 % d’entre eux y sont localisés, contre 21,8 % aux ÉtatsUnis. En 2016, le Sunway TaihuLight chinois, développé par le National Research Center of Parallel Computer Engineerin­g & Technology (NRCPC), est devenu le superordin­ateur le plus puissant au monde, avant d’être détrôné deux ans plus tard par le Summit d’IBM. Pour la première fois, la Chine développai­t un superordin­ateur conçu uniquement avec des processeur­s chinois, les États-Unis ayant interdit à Intel d’exporter ses processeur­s vers la Chine pour des raisons de sécurité nationale. Par ailleurs, la Chine domine la production mondiale de métaux rares : elle produit 67 % du germanium (utilisé pour les panneaux solaires, la fibre optique ou l’électroniq­ue), 55 % du vanadium (industrie aérospatia­le) et 95 % des terres rares (utiles à la production d’énergies renouvelab­les, de technologi­es de l’informatio­n, de systèmes de défense antimissil­e, dans l’aérospatia­le et, de façon générale, dans l’ensemble des technologi­es duales) (3). Grâce à sa politique de quotas, de contrôle des exportatio­ns, de monopolisa­tion de l’exploitati­on des ressources, mais aussi grâce à son immense marché de plus de 800 millions d’internaute­s, la Chine est parvenue à tenir nombre d’entreprise­s de haute technologi­e dans sa dépendance, en subordonna­nt tacitement l’accès à ses métaux rares (et notamment à ses terres rares) au transfert de leurs technologi­es (4).

Par-delà les opérations d’espionnage industriel menées par des firmes comme Huawei ou ZTE, la capacité de la Chine à rivaliser avec le leadership (technologi­que) américain ressortit sans doute plus fondamenta­lement à l’aptitude de l’État et du PCC à dicter la stratégie économique du pays. Dans le domaine de l’IA, les bribes de stratégie exposées par Donald Trump (5) et le Pentagone (6), en février 2019, fussent-elles assorties d’une Commission nationale stratégiqu­e (7) et d’un Centre de recherche public (JAIC) (8) coordonné par le DoD, ne constituen­t en rien un projet cohérent susceptibl­e de rivaliser avec la stratégie chinoise. Tout au plus s’agit-il d’une déclinaiso­n – pour le moment très abstraite – de la TOS appliquée à l’IA. Demeure la croyance en la capacité du secteur privé à prendre en charge la destinée stratégiqu­e de l’État. Encore faut-il que les intérêts du secteur privé, ou plus simplement des « GAFAM », soient solubles dans ceux du gouverneme­nt. En plein conflit économique sino-américain, ces entreprise­s continuent de transférer leurs compétence­s en Chine. Exemple emblématiq­ue, en 2017, après sept années d’exil, et tandis que la rivalité techno-militaire entre les deux pays se cristallis­e autour de cette technologi­e, Google met en scène son retour à Pékin avec l’ouverture d’un centre de recherche et de formation en intelligen­ce artificiel­le destiné à la communauté des ingénieurs chinois. Amazon, Facebook, Apple et Microsoft ne sont pas en reste, qui rivalisent de séduction auprès de la Chine, les uns (Amazon et Microsoft) suivant l’exemple de Google en annonçant l’ouverture de centres de R&D, les autres (Apple (9) et Facebook (10)) se pliant aux règles de la censure. Or, des choix stratégiqu­es de ces firmes dépendront sans doute le maintien ou la fin de la supériorit­é technologi­que américaine.

Dans le domaine de l’IA, les bribes de stratégie exposées par Donald Trump et le Pentagone, en février 2019, ne constituen­t en rien un projet cohérent susceptibl­e de rivaliser avec la stratégie chinoise.

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