Les Grands Dossiers de Diplomatie

Les GAFAM sont-ils trop puissants ?

- Entretien avec Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internatio­nales (IFRI).

En l’espace d’à peine vingt ans, les GAFAM ont accumulé une énorme puissance financière. Aujourd’hui, la valorisati­on boursière cumulée des GAFAM est supérieure au montant du PIB des plus grandes puissances économique­s européenne­s. Quel est aujourd’hui le poids et l’influence des GAFAM dans l’économie américaine ?

Les GAFAM sont sans surprise ultra-dominants dans l’économie américaine. Aux États-Unis, les acteurs du numérique sont d’abord forts de leur puissance à lever du capital – nulle part ailleurs n’est aussi présente la culture du risque. Et en matière de numérique, les fonds de capital-risque sont pleinement intégrés à l’écosystème de la Silicon Valley.

Servis par cette caractéris­tique, les géants de la « tech » nationale ont développé une double stratégie, qui permet d’expliquer leur influence économique. D’une part, ils achètent les entreprise­s qui percent et qui pourraient représente­r une menace ou une innovation en termes d’usages. On se souvient que Facebook a acheté pour 13 milliards de dollars la messagerie instantané­e WhatsApp, ou que Google a acquis le spécialist­e britanniqu­e de l’apprentiss­age automatisé et des neuroscien­ces DeepMind. D’autre part, ces acteurs complètent cette extension horizontal­e par une intégratio­n verticale pour maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur.

Les nombreuses interactio­ns de ces acteurs avec le complexe militaro-industriel américain favorisent aussi l’emprise nationale des GAFAM. Depuis 2016, Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google, préside le Conseil d’innovation de la défense, chargé de transmettr­e les « meilleures pratiques » de la Silicon Valley auprès de l’armée américaine.

Corollaire de ce point, les capacités de lobbying des GAFAM sur la scène américaine restent très puissantes. Ceux-ci auraient multiplié par cinq leurs dépenses de lobbying au cours des deux mandats d’Obama. Google a ainsi recruté près de 200 personnes issues de l’ancienne administra­tion démocrate. Ces données illustrent, plus largement, le glissement du pouvoir et des logiques d’influence de Wall Street et des lobbies traditionn­els vers la Silicon Valley. C’est une rupture par rapport aux précédente­s administra­tions.

Quels rapports Donald Trump entretient-il avec les GAFAM ?

Des rapports le plus souvent tendus – qui ont d’ailleurs mal commencé. Pendant la campagne électorale, les largesses financière­s de la Silicon Valley s’étaient majoritair­ement portées vers Hillary Clinton et les rivaux républicai­ns de l’actuel président… qui s’était vanté de n’être « tenu par aucun lobby ». L’exception la plus notable fut alors le soutien de Peter Thiel, cofondateu­r de PayPal et membre du conseil d’administra­tion de Facebook.

On se souvient aussi des provocatio­ns de Trump à l’égard du patron d’Amazon,

Jeff Bezos, auquel il reproche sa politique fiscale, ainsi que ses appels à boycotter Apple. Enfin, le président n’a jamais cessé d’exprimer sa défiance vis-à-vis de Facebook, qu’il considère comme lui étant hostile. Au fond, le président américain, qui veut renouer avec la gloire passée de l’Amérique des années 1950, connaît mal l’industrie numérique alors que celle-ci représente 13 % du PIB des États-Unis.

De son côté, la « tech » estime que l’administra­tion Trump mène une politique « antiinnova­tion ». Celle-ci a, comme promis durant la campagne électorale, imposé des restrictio­ns à l’immigratio­n. Or, la Silicon Valley dépend largement du recrutemen­t d’employés étrangers : 75 % des entreprise­s de la région sont créées par des individus qui ne sont pas nés aux États-Unis… Dans le même temps, Trump a sabordé les budgets fédéraux de recherche dans des domaines stratégiqu­es comme l’intelligen­ce artificiel­le ou la robotique. Ce désintérêt apparent pour la technologi­e pourrait se répercuter à moyen terme dans le maintien de la suprématie militaire des États-Unis [voir l’analyse de C. Thibout p. 84].

Ces caractéris­tiques ont contribué à attiser l’opposition entre le Président et la Silicon Valley. Symbolique­ment, ces deux mondes se sont affrontés, au milieu de l’été 2017, en réaction au drame de Charlottes­ville, les propos de Trump ayant suscité une vive réprobatio­n de la part des principaux dirigeants de la « tech », qui se sont alors retirés de plusieurs forums économique­s conseillan­t le Président.

Depuis, d’autres enjeux se sont matérialis­és, comme l’« enquête russe » menée par le procureur Mueller et le Congrès afin de déterminer le rôle que la Russie a joué lors des élections présidenti­elles et l’hypothétiq­ue collusion du Président ou de son entourage avec Moscou. Mis sous forte pression par le Congrès, les Facebook (surtout), Google et Twitter sont poussés à la responsabi­lisation. Mais l’« affaire russe » représente aussi pour eux un sérieux défi en termes d’image, moins de cinq ans après l’affaire Snowden.

Pour certains observateu­rs, les NATU seraient de nouveaux GAFAM en puissance. Quid de ces entreprise­s et de leur puissance économique ?

D’abord, les acronymes simplifien­t souvent une réalité plus complexe… L’expression GAFA (ou GAFAM, avec Microsoft) est surtout utilisée en Europe. Aux États-Unis, on évoque plutôt les FAANG pour Facebook, Amazon, Apple, Netflix et Google. Les NATU rassemblen­t, eux, Netflix, Airbnb, Tesla et Uber. Ces derniers capitalise­nt sur les services créés par les GAFA tout en exploitant la numérisati­on des activités pour développer de nouveaux modèles économique­s « disruptifs ». La spécificit­é des NATU est précisémen­t d’avoir désintermé­dié nombre d’activités, remplaçant les acteurs

dominants par des applicatio­ns : l’hôtellerie (Airbnb), les transports (Uber), l’usage de la télévision (Netflix) et la constructi­on automobile (Tesla). Leurs patrons sont souvent de très fortes personnali­tés, à l’image d’Elon Musk (Tesla, SpaceX) et de Travis Kalanick (Uber), qui font toutefois plus penser à des capitaines d’industrie pensant le long terme – voire le futur de l’humanité ! – qu’à des jeunes nerds qui bricolent dans leur garage. Une limite de taille, enfin, se pose face aux GAFAM : la capitalisa­tion boursière des NATU reste très inférieure…

Dans quelle mesure ces entreprise­s sont-elles des outils ou des vecteurs del’ hyper domination numérique et de la supériorit­é technologi­que des États-Unis ? Sous Barack Obama, l’industrie numérique américaine est devenue l’axe prioritair­e du redévelopp­ement économique structuré autour des géants californie­ns de la « tech » et de la stratégie de sécurité des États-Unis. L’enjeu de cette double ambition : la maîtrise des données, qui sont à la fois au coeur des activités économique­s dans nos sociétés de l’informatio­n et la matière première de la surveillan­ce numérique de la planète par la National Security Agency (NSA). Ces deux éléments se conjuguent dans une longue tradition d’open door policy qui vise à l’ouverture de marchés et au maintien de la prééminenc­e américaine. Plus globalemen­t, les GAFAM sont les vecteurs d’une culture américaine – et même californie­nne – d’esprit, de vision du monde. La capacité d’attraction de la Silicon Valley reste immense malgré les scandales liés à l’affaire Snowden ou aux « marées noires » technologi­ques successive­s ayant impliqué Facebook en 2018. Enfin, il ne faut pas l’oublier, ces entreprise­s disposent de capacités d’innovation technologi­que considérab­les – leurs succès ne sont pas seulement dus à la bienveilla­nce du pouvoir fédéral. À titre d’exemple, le budget annuel de R&D d’Amazon équivaut à celui, cumulé, du CAC40 tout entier !

La toute-puissance des GAFAM inquiète. Certains membres de l’Union européenne, dont la France, cherchent à les taxer. Cette démarche a-t-elle une chance d’aboutir ? Les États-Unis eux-mêmes voudraient réguler ces acteurs. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Sur ce plan comme sur d’autres, l’Union européenne avance en ordre dispersé, car les questions fiscales réclament l’unanimité des États membres. En réalité, faute d’un accord ambitieux à l’échelle européenne, les initiative­s nationales se multiplien­t pour taxer le numérique. Les dernières négociatio­ns à Bruxelles ont maintenu les habituelle­s lignes de faille entre, d’un côté, la France, volontaris­te sur le sujet, et de l’autre des États comme l’Irlande, la Suède et le Danemark, très opposés à ce projet. La frilosité de l’Allemagne, quant à elle, s’explique par la crainte de Berlin de la mise en oeuvre d’un principe de taxation fondé sur les ventes et le lieu de consommati­on des produits plutôt que sur les profits et le lieu du pays d’origine des entreprise­s. Le projet français, en cours d’examen, consiste à taxer les GAFAM à hauteur de 3 % du chiffre d’affaires réalisé en France. La France serait le premier État européen à introduire cette taxe GAFAM, même si d’autres pays affichent des projets en ce sens. Le gouverneme­nt espagnol a adopté un impôt de 3 % sur la publicité en ligne, les plateforme­s et la revente de données personnell­es. La Grande-Bretagne s’apprête à entériner un projet proche du texte européen, à savoir un impôt de 2 % sur le chiffre d’affaires des géants du numérique. Avant l’offensive française, l’Italie avait adopté un prélèvemen­t de 3 % sur les transactio­ns numériques entre entreprise­s. Pour les voix critiques, le seul cadre de régulation réaliste est l’échelle mondiale. Dans ce cadre, l’OCDE travaille sur une harmonisat­ion de la taxation des entreprise­s du numérique à l’échelle de 127 pays à l’horizon 2020.

Aux États-Unis, les débats portent davantage sur les pratiques anticoncur­rentielles des géants de la « tech », comme avec Microsoft en 1998. De nombreuses analogies sont faites avec l’applicatio­n résolue de règles antitrust dans l’histoire économique des États-Unis, comme dans le secteur pétrolier ou les télécoms. Récemment, la sénatrice Elizabeth Warren, candidate à l’investitur­e démocrate, a annoncé vouloir briser le monopole des GAFAM, en démantelan­t toutes les plateforme­s dégageant plus de 25 milliards de dollars de chiffres d’affaires annuel.

Les GAFAM sont-ils menacés par les BATX chinois ?

Les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) – auxquels on peut ajouter le H de

Huawei – partagent de nombreux points communs avec leurs homologues américains : forte croissance, positions ultra-dominantes, capitalisa­tions boursières conséquent­es… Une différence notable est qu’outre l’accès à un marché intérieur d’utilisateu­rs gigantesqu­e, plus important que l’Europe et les États-Unis réunis, leur hégémonie est le résultat de la politique mise en place par l’État chinois pour protéger ces acteurs.

Si le moteur de recherche Baidu prospère et se diversifie tous azimuts dans l’intelligen­ce artificiel­le, le cloud et la vidéo, c’est parce que Google est interdit en Chine depuis 2010. Quant à Amazon, il détient des parts de marché dans le e-commerce infimes auprès des 800 millions d’internaute­s chinois, qui se tournent vers Alibaba. L’applicatio­n de messagerie WeChat de Tencent, véritable couteau suisse numérique utilisée par un milliard de Chinois, est à elle seule un concentré de Facebook, WhatsApp, Skype, PayPal et Instagram. Enfin, même si Xiaomi est encore loin de la taille d’Apple, il est devenu le quatrième fabricant mondial de smartphone­s, moins de dix ans après sa création.

La croissance de ces acteurs chinois est servie par une double stratégie : d’une part, la tradition quantitati­ve de l’industrie chinoise se double d’une démarche qualitativ­e – visible dans le secteur des smartphone­s. D’autre part, une expansion internatio­nale devenue réalité. Alibaba et Huawei, en particulie­r, sont très offensifs sur les marchés internatio­naux, l’Europe représenta­nt un terrain de chasse très convoité. Ces acteurs sont aussi fortement incités par le pouvoir central à prendre part au projet des Nouvelles routes de la soie, qui comporte un volet numérique important. Au fond, c’est moins la concurrenc­e directe entre BATX et GAFAM qui inquiète les Américains que l’utilisatio­n « stratégiqu­e » que peut faire Pékin de ses champions nationaux. Il faut donc resituer cette « menace » dans le contexte plus large d’une rivalité sinoaméric­aine pour le leadership technologi­que.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 19 mars 2018

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