Les Grands Dossiers de Diplomatie

Économie, commerce : quel bilan de la politique trumpienne ?

- Entretien réalisé par Thomas Delage le 18 mars 2018

En 2018, l’économie américaine affichait des chiffres illustrant l’excellente santé de l’économie du pays, que certains qualifient d’insolente. Quelle est concrèteme­nt la situation ? Est-ce dû à la politique menée par Donald Trump ? J.-B. Velut : Rappelons-le, Donald Trump a largement profité d’une conjonctur­e favorable et d’une réduction continue de la courbe de chômage depuis 2010. Sa réforme fiscale de décembre 2017, qui reste avant tout un cadeau aux entreprise­s et aux ménages les plus riches, a, à court terme, stimulé la croissance et encore amélioré la santé du marché du travail, aujourd’hui proche d’un niveau de plein emploi (3,8 %). Toutefois, ce chiffre double si l’on intègre le sous-emploi et le chômage de longue durée et empire encore si l’on tient compte d’autres phénomènes sociaux comme le faible taux d’emploi des femmes par rapport aux autres pays de l’OCDE, l’incarcérat­ion de masse, etc. Les derniers chiffres du ministère du Travail montrent tout de même que le sous-emploi a connu une baisse significat­ive et que les salaires sont en hausse, ce qui montre que le marché de l’emploi est tendu.

Le 28 février dernier, Donald Trump déclarait que « l’économie américaine n’a jamais été meilleure ». Est-ce vrai ? Historique­ment, il s’agit de la deuxième période de croissance la plus longue sans interrupti­on, derrière le cycle des années 1990 (1991-2001). Il y a des éléments très positifs, notamment concernant l’emploi, avec des niveaux de chômage qui n’avaient pas été aussi bas depuis une cinquantai­ne d’années. Il serait difficile de contester que la situation est positive. En revanche, il demeure des problèmes structurel­s, en particulie­r au sein du marché du travail, comme je le soulignais précédemme­nt. Il y aurait également des bémols à apporter dans le domaine de la finance, où il existe une instabilit­é systémique liée en partie aux inquiétude­s sur les guerres commercial­es. Par ailleurs, le niveau historique de la dette des ménages pourrait fragiliser la situation actuelle.

Quid de la pauvreté dans le pays, alors qu’en 2017, le rapporteur des Nations Unies annonçait qu’il existait aux États-Unis officielle­ment 41 millions de personnes sous le seuil de pauvreté (1) ? Cette baisse du chômage se fait-elle au profit du travail précaire ? Depuis quelques années, avec l’embellie de la conjonctur­e économique, le taux de pauvreté a baissé aux États-Unis. La

baisse a été non négligeabl­e (2), même si l’indice officiel sousestime largement le problème. Mais il est certain que l’emploi précaire représente toujours une forte part des travailleu­rs aux États-Unis. Un tiers de la population active américaine gagne moins de 12 dollars par heure et n’a très souvent pas d’assurance santé. Cela soulève des questions sur la polarisati­on du marché du travail aux États-Unis. La situation conjonctur­elle favorable ne vient pas effacer les inégalités criantes aux ÉtatsUnis, comme le montre le rapport que vous citez.

Donald Trump semble particuliè­rement critique à l’égard de la Banque centrale américaine qu’il a décrite en décembre dernier comme « le seul problème de l’économie » américaine. Pourquoi une telle critique ?

Le Président redoute que la hausse du taux d’intérêt directeur n’agisse comme une sorte de sevrage à une croissance dopée par la réforme fiscale. Malheureus­ement, l’économie américaine a bien d’autres problèmes : ses inégalités sociales, l’accès très inégal à la santé et à l’éducation supérieure, la fracture territoria­le entre grandes villes et zones rurales, etc.

Ce qui peut paraître surprenant, c’est qu’en dépit de sa rhétorique nationalis­te, Donald Trump ait accordé aussi peu d’attention à la définition d’une stratégie de compétitiv­ité.

L’an dernier, le déficit commercial américain était de 891 milliards de dollars – +10 % par rapport à 2017 –, ce qui en fait le déficit le plus élevé de l’histoire américaine. Comment expliquer cette situation ?

C’est en effet une belle ironie pour un président qui a fait du déficit commercial américain une véritable obsession, en dépit des réserves quasi unanimes des économiste­s quant à la pertinence de cet indicateur économique. Le déficit commercial s’explique avant tout par la croissance américaine et les effets pro-cycliques de la réforme fiscale. La hausse de 2018 pourrait par ailleurs s’expliquer par le gonflement des stocks des importateu­rs américains anticipant l’augmentati­on des tarifs douaniers, un phénomène observé notamment dans le secteur de l’acier. D’une manière plus structurel­le, le déficit commercial américain est aussi le reflet de l’attractivi­té de l’économie américaine, qui demeure la première destinatio­n des investisse­ments étrangers et dont la monnaie, loin de décliner face à la montée de la Chine, continue de jouir d’une suprématie incontesté­e comme monnaie de réserve et comme outil privilégié des transactio­ns commercial­es et financière­s internatio­nales. Par ailleurs, le « privilège exorbitant » des États-Unis, c’est-àdire leur capacité à s’endetter à moindre coût, renforce la valeur du billet vert, ce qui pèse sur les exportatio­ns américaine­s.

La lutte contre le déficit commercial est l’une des priorités du président américain qui s’est lancé l’an dernier dans une véritable guerre commercial­e vis-à-vis de ses principaux partenaire­s. Est-ce que la renégociat­ion des accords ou l’augmentati­on des tarifs douaniers peuvent être une bonne stratégie pour résorber le déficit commercial ?

La hausse des déficits commerciau­x américains avec la Chine, le Mexique et l’Union européenne en 2018 montre que le problème est ailleurs et que les guerres commercial­es de Donald Trump pourront difficilem­ent réduire les déséquilib­res de la balance commercial­e américaine. Si le raisonneme­nt et les solutions préconisée­s par le Président peuvent paraître simplistes, ses inquiétude­s ne sont pas sans fondement. En effet, le creusement du déficit depuis le début des années 2000 traduit tout de même une perte de compétitiv­ité de l’industrie américaine, comme le montre la hausse vertigineu­se des importatio­ns de produits de haute technologi­e en provenance de Chine. Ce qui peut paraître surprenant, c’est qu’en dépit de sa rhétorique nationalis­te, Donald Trump ait accordé aussi peu d’attention à la définition d’une stratégie de compétitiv­ité.

Quelle est la stratégie de Washington pour développer la compétitiv­ité américaine face à la Chine ?

C’est précisémen­t là ou le bât blesse. Contrairem­ent à la politique sectoriell­e très agressive de la Chine, Donald Trump n’a aucune vision stratégiqu­e à même de renforcer la compétitiv­ité américaine. Il a plutôt relancé la « guerre contre la science » engagée par l’administra­tion de George W. Bush au début des années 2000. L’exemple le plus parlant est le secteur des énergies renouvelab­les, où l’absence de politique fédérale stable – malgré des efforts considérab­les sous l’administra­tion Obama (3) – a laissé le champ libre à la Chine qui a investi des milliards de dollars pour devenir un leader dans la production et l’exportatio­n d’énergies renouvelab­les (notamment de panneaux solaires) et de véhicules électrique­s.

Est-ce qu’il y a d’autres secteurs où la compétitiv­ité américaine est délaissée par la politique fédérale ?

Je pense notamment au secteur des nouvelles technologi­es, qui sous Clinton et Obama, était au coeur de la politique

de compétitiv­ité du gouverneme­nt fédéral. Barack Obama avait notamment inclus un chapitre ambitieux sur le commerce numérique dans les négociatio­ns du Partenaria­t Trans-Pacifique (TPP). Il y avait alors une réelle volonté de pousser ces intérêts économique­s à l’échelle internatio­nale. Aujourd’hui, la volonté de promouvoir les fleurons de la haute technologi­e américaine n’est plus la même, comme en attestent les tensions entre Donald Trump et les GAFAM. Est-ce que cela empêche pour autant Google et consorts de prospérer ? Pas forcément [voir l’entretien avec J. Nocetti p. 88].

Ce qui est certain, c’est que cela trahit un manque de réflexion stratégiqu­e sur ces enjeux compétitif­s. À l’échelle intérieure du pays, la « guerre contre la science » touche également le secteur des nouvelles technologi­es. Les négociatio­ns entre Washington et Pékin se poursuiven­t dans le but de rééquilibr­er les relations commercial­es entre les deux pays. Alors que Donald Trump souhaite un « bon accord » avec la Chine, est-il réellement possible de trouver un accord qui satisfasse tout le monde ?

Ce sera difficile au vu des objectifs initialeme­nt affichés par l’administra­tion américaine : réduction du déficit commercial de 100 milliards de dollars en un an, de 200 milliards en deux ans, interrupti­on immédiate du programme « Made in China 2025 », baisse des tarifs douaniers au niveau des tarifs américains, etc. Ces demandes irréaliste­s sont aux antipodes des priorités du gouverneme­nt chinois, dont la survie dépend de la bonne santé de l’économie chinoise. S’il n’est pas exclu que Washington obtienne quelques concession­s substantie­lles en matière de transferts technologi­ques et espionnage industriel – en dehors des promesses douteuses d’achat de produits agricoles et industriel­s américains –, les avancées risquent d’être bien en dessous des attentes suscitées par les propos abrasifs de Donald Trump depuis sa campagne. À l’image des renégociat­ions de l’ALENA, théâtrales sur la forme, modestes sur le contenu, les guerres commercial­es de Donald Trump risquent à nouveau de révéler le fossé entre les fausses promesses du populisme et la réalité économique. Le fiasco du Brexit est un autre exemple des inévitable­s désillusio­ns engendrées par le nationalis­me économique. Alors que Donald Trump s’en prend également aux Européens, notamment au secteur automobile, que peut-on attendre d’une négociatio­n entre les États-Unis et l’Europe ? Cela va-t-il se passer comme avec la Chine ?

Cela devrait être différent. La grande question est de savoir si les Européens – comme le Japon – essaient de temporiser en attendant que Donald Trump passe la main ou s’ils sont vraiment sérieux dans leurs négociatio­ns avec Washington. Ce que je trouve vraiment dangereux pour l’Europe, c’est qu’alors que l’UE feint de vouloir négocier, Donald Trump met la pression en agitant la menace des sanctions sur l’industrie automobile. Si un accord venait à être trouvé entre Bruxelles et Washington, il serait à mon avis contraire à toutes les grandes déclaratio­ns de l’UE sur la politique commercial­e européenne comme politique de valeurs, et notamment sa volonté d’obtenir des engagement­s forts en matière environnem­entale ou sur les normes sociales. À l’image du Canada, qui a un peu sacrifié son programme progressis­te en acceptant un accord ALENA 2.0 qui reflète avant tout les priorités américaine­s, il se pourrait que Bruxelles sacrifie sa politique du « commerce pour tous » ( trade for all) face au nationalis­me et à l’intransige­ance de Donald Trump. C’est ce que j’appelle la loi de Gresham de la politique commercial­e : les mauvaises pratiques chassent les bonnes.

Quid de la stratégie de privilégie­r le développem­ent d’accords bilatéraux aux dépens des accords multilatér­aux ? Quelles sont les perspectiv­es d’une telle stratégie ?

Là encore, l’absence de vision stratégiqu­e de l’administra­tion actuelle est effrayante. Le mépris pour les alliances et le multilatér­alisme traduit une véritable méconnaiss­ance de tous les bénéfices que les États-Unis ont tiré de l’ordre économique internatio­nal. Le bilatérali­sme étriqué de Donald Trump, reflet de sa vision transactio­nnelle, voire hobbesienn­e de la politique, contraste avec les ambitions géostratég­iques et réglementa­ires parfois démesurées des accords méga-régionaux comme le Partenaria­t Transpacif­ique (TPP) et l’ancien projet de traité transatlan­tique (TTIP). Le plus surprenant, c’est qu’il y ait encore des candidats aux négociatio­ns avec une administra­tion qui ne prétend aucunement négocier des accords mutuelleme­nt bénéfiques.

À l’image du Canada, qui a un peu sacrifié son programme progressis­te en acceptant un accord ALENA 2.0 qui reflète avant tout les priorités américaine­s, il se pourrait que Bruxelles sacrifie sa politique du « commerce pour tous » (trade for all) face au nationalis­me et à l’intransige­ance de Donald Trump.

Est-ce que ces candidats dont vous parlez ont réellement le choix de négocier ou non avec Washington ?

Oui et non. Pour ce qui est d’un pays comme la Corée du Sud, Séoul a préféré transiger rapidement en accordant quelques concession­s aux Américains sur les quotas automobile­s. En revanche, le Japon pourrait tout à fait temporiser et faire traîner les négociatio­ns en attendant la relève de Donald Trump. Même chose pour l’Union européenne. Bien sûr, il y a la position officielle et la position officieuse. Peut-être que Bruxelles prétend vouloir négocier un accord. Notons que l’UE et les États-Unis ne sont même pas encore d’accord sur le mandat, puisque Washington souhaite inclure la question agricole alors que c’est une ligne rouge pour l’Europe et en particulie­r pour la France.

Selon une étude menée par des universita­ires de Princeton, ce sont aujourd’hui les Américains qui paient la guerre commercial­e déclenchée par Donald Trump. Or, pour ce dernier, il n’y aurait pas d’impact sur l’économie américaine. Qui a raison et quel est l’impact de cette guerre commercial­e sur les Américains ?

La nature régressive des taxes douanières est avérée depuis longtemps. Mais les débats sur le choc de la Chine et le déclin du secteur industriel ont, ces dernières années, quelque peu occulté les bénéfices de la libéralisa­tion de l’économie chinoise pour le portefeuil­le des consommate­urs américains. Les premières études sur le coût des guerres commercial­es (4) confirment non seulement que le protection­nisme impacte le pouvoir d’achat, mais également les chaînes de valeurs et donc la compétitiv­ité des entreprise­s américaine­s. Les consultati­ons sur la section 301 (tarifs imposés à la Chine) organisées par le US Trade Representa­tive l’an dernier avaient déjà révélé la forte dépendance de la grande distributi­on vis-à-vis des importatio­ns chinoises et la diversité des secteurs impactés. L’étude de Fajgelbaum et consorts est aussi particuliè­rement éclairante sur la logique électorale des guerres commercial­es qui visent à protéger les bastions électoraux de Donald Trump, et sur le ciblage des mesures de représaill­es chinoises qui frappent avant tout l’électorat rural du Parti républicai­n.

Selon Immanuel Wallerstei­n, « les facteurs économique­s, politiques et militaires, qui ont contribué à forger l’hégémonie américaine, sont les mêmes qui contribuer­ont inexorable­ment au déclin américain à venir ». Qu’en pensez-vous ?

Il est important de décomposer les différents aspects de la question, qui est un vaste débat. Sur le plan économique, les États-Unis conservent le leadership sur le plan de l’innovation, qui est certes rattrapé par la Chine. Les Américains continuent néanmoins à bénéficier de ces avantages compétitif­s dans un grand nombre de secteurs, mais la question est de savoir s’ils vont pouvoir continuer à le faire dans la situation actuelle. Le système internatio­nal qu’ils ont mis en place a en effet largement servi l’hégémonie américaine, mais il permet encore aux États-Unis de défendre leurs intérêts, même si la place occupée aujourd’hui par les pays émergents complique les choses. Le fait qu’ils tournent le dos au multilatér­alisme n’est pas forcément un très bon choix stratégiqu­e dans la mesure où ils pourraient se servir des institutio­ns multilatér­ales, avec l’Europe, pour mieux encadrer la Chine en lui imposant des règles plus contraigna­ntes. Au lieu de cela, Washington préfère aujourd’hui paralyser le système de règlement des différends à l’OMC, et privilégie les formes de recours bilatéraux qui les isolent un peu plus sur la scène internatio­nale.

Les premières études sur le coût des guerres commercial­es confirment non seulement que le protection­nisme impacte le pouvoir d’achat, mais également les chaînes de valeurs et donc la compétitiv­ité des entreprise­s américaine­s.

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