Les Grands Dossiers de Diplomatie
Économie, commerce : quel bilan de la politique trumpienne ?
En 2018, l’économie américaine affichait des chiffres illustrant l’excellente santé de l’économie du pays, que certains qualifient d’insolente. Quelle est concrètement la situation ? Est-ce dû à la politique menée par Donald Trump ? J.-B. Velut : Rappelons-le, Donald Trump a largement profité d’une conjoncture favorable et d’une réduction continue de la courbe de chômage depuis 2010. Sa réforme fiscale de décembre 2017, qui reste avant tout un cadeau aux entreprises et aux ménages les plus riches, a, à court terme, stimulé la croissance et encore amélioré la santé du marché du travail, aujourd’hui proche d’un niveau de plein emploi (3,8 %). Toutefois, ce chiffre double si l’on intègre le sous-emploi et le chômage de longue durée et empire encore si l’on tient compte d’autres phénomènes sociaux comme le faible taux d’emploi des femmes par rapport aux autres pays de l’OCDE, l’incarcération de masse, etc. Les derniers chiffres du ministère du Travail montrent tout de même que le sous-emploi a connu une baisse significative et que les salaires sont en hausse, ce qui montre que le marché de l’emploi est tendu.
Le 28 février dernier, Donald Trump déclarait que « l’économie américaine n’a jamais été meilleure ». Est-ce vrai ? Historiquement, il s’agit de la deuxième période de croissance la plus longue sans interruption, derrière le cycle des années 1990 (1991-2001). Il y a des éléments très positifs, notamment concernant l’emploi, avec des niveaux de chômage qui n’avaient pas été aussi bas depuis une cinquantaine d’années. Il serait difficile de contester que la situation est positive. En revanche, il demeure des problèmes structurels, en particulier au sein du marché du travail, comme je le soulignais précédemment. Il y aurait également des bémols à apporter dans le domaine de la finance, où il existe une instabilité systémique liée en partie aux inquiétudes sur les guerres commerciales. Par ailleurs, le niveau historique de la dette des ménages pourrait fragiliser la situation actuelle.
Quid de la pauvreté dans le pays, alors qu’en 2017, le rapporteur des Nations Unies annonçait qu’il existait aux États-Unis officiellement 41 millions de personnes sous le seuil de pauvreté (1) ? Cette baisse du chômage se fait-elle au profit du travail précaire ? Depuis quelques années, avec l’embellie de la conjoncture économique, le taux de pauvreté a baissé aux États-Unis. La
baisse a été non négligeable (2), même si l’indice officiel sousestime largement le problème. Mais il est certain que l’emploi précaire représente toujours une forte part des travailleurs aux États-Unis. Un tiers de la population active américaine gagne moins de 12 dollars par heure et n’a très souvent pas d’assurance santé. Cela soulève des questions sur la polarisation du marché du travail aux États-Unis. La situation conjoncturelle favorable ne vient pas effacer les inégalités criantes aux ÉtatsUnis, comme le montre le rapport que vous citez.
Donald Trump semble particulièrement critique à l’égard de la Banque centrale américaine qu’il a décrite en décembre dernier comme « le seul problème de l’économie » américaine. Pourquoi une telle critique ?
Le Président redoute que la hausse du taux d’intérêt directeur n’agisse comme une sorte de sevrage à une croissance dopée par la réforme fiscale. Malheureusement, l’économie américaine a bien d’autres problèmes : ses inégalités sociales, l’accès très inégal à la santé et à l’éducation supérieure, la fracture territoriale entre grandes villes et zones rurales, etc.
Ce qui peut paraître surprenant, c’est qu’en dépit de sa rhétorique nationaliste, Donald Trump ait accordé aussi peu d’attention à la définition d’une stratégie de compétitivité.
L’an dernier, le déficit commercial américain était de 891 milliards de dollars – +10 % par rapport à 2017 –, ce qui en fait le déficit le plus élevé de l’histoire américaine. Comment expliquer cette situation ?
C’est en effet une belle ironie pour un président qui a fait du déficit commercial américain une véritable obsession, en dépit des réserves quasi unanimes des économistes quant à la pertinence de cet indicateur économique. Le déficit commercial s’explique avant tout par la croissance américaine et les effets pro-cycliques de la réforme fiscale. La hausse de 2018 pourrait par ailleurs s’expliquer par le gonflement des stocks des importateurs américains anticipant l’augmentation des tarifs douaniers, un phénomène observé notamment dans le secteur de l’acier. D’une manière plus structurelle, le déficit commercial américain est aussi le reflet de l’attractivité de l’économie américaine, qui demeure la première destination des investissements étrangers et dont la monnaie, loin de décliner face à la montée de la Chine, continue de jouir d’une suprématie incontestée comme monnaie de réserve et comme outil privilégié des transactions commerciales et financières internationales. Par ailleurs, le « privilège exorbitant » des États-Unis, c’est-àdire leur capacité à s’endetter à moindre coût, renforce la valeur du billet vert, ce qui pèse sur les exportations américaines.
La lutte contre le déficit commercial est l’une des priorités du président américain qui s’est lancé l’an dernier dans une véritable guerre commerciale vis-à-vis de ses principaux partenaires. Est-ce que la renégociation des accords ou l’augmentation des tarifs douaniers peuvent être une bonne stratégie pour résorber le déficit commercial ?
La hausse des déficits commerciaux américains avec la Chine, le Mexique et l’Union européenne en 2018 montre que le problème est ailleurs et que les guerres commerciales de Donald Trump pourront difficilement réduire les déséquilibres de la balance commerciale américaine. Si le raisonnement et les solutions préconisées par le Président peuvent paraître simplistes, ses inquiétudes ne sont pas sans fondement. En effet, le creusement du déficit depuis le début des années 2000 traduit tout de même une perte de compétitivité de l’industrie américaine, comme le montre la hausse vertigineuse des importations de produits de haute technologie en provenance de Chine. Ce qui peut paraître surprenant, c’est qu’en dépit de sa rhétorique nationaliste, Donald Trump ait accordé aussi peu d’attention à la définition d’une stratégie de compétitivité.
Quelle est la stratégie de Washington pour développer la compétitivité américaine face à la Chine ?
C’est précisément là ou le bât blesse. Contrairement à la politique sectorielle très agressive de la Chine, Donald Trump n’a aucune vision stratégique à même de renforcer la compétitivité américaine. Il a plutôt relancé la « guerre contre la science » engagée par l’administration de George W. Bush au début des années 2000. L’exemple le plus parlant est le secteur des énergies renouvelables, où l’absence de politique fédérale stable – malgré des efforts considérables sous l’administration Obama (3) – a laissé le champ libre à la Chine qui a investi des milliards de dollars pour devenir un leader dans la production et l’exportation d’énergies renouvelables (notamment de panneaux solaires) et de véhicules électriques.
Est-ce qu’il y a d’autres secteurs où la compétitivité américaine est délaissée par la politique fédérale ?
Je pense notamment au secteur des nouvelles technologies, qui sous Clinton et Obama, était au coeur de la politique
de compétitivité du gouvernement fédéral. Barack Obama avait notamment inclus un chapitre ambitieux sur le commerce numérique dans les négociations du Partenariat Trans-Pacifique (TPP). Il y avait alors une réelle volonté de pousser ces intérêts économiques à l’échelle internationale. Aujourd’hui, la volonté de promouvoir les fleurons de la haute technologie américaine n’est plus la même, comme en attestent les tensions entre Donald Trump et les GAFAM. Est-ce que cela empêche pour autant Google et consorts de prospérer ? Pas forcément [voir l’entretien avec J. Nocetti p. 88].
Ce qui est certain, c’est que cela trahit un manque de réflexion stratégique sur ces enjeux compétitifs. À l’échelle intérieure du pays, la « guerre contre la science » touche également le secteur des nouvelles technologies. Les négociations entre Washington et Pékin se poursuivent dans le but de rééquilibrer les relations commerciales entre les deux pays. Alors que Donald Trump souhaite un « bon accord » avec la Chine, est-il réellement possible de trouver un accord qui satisfasse tout le monde ?
Ce sera difficile au vu des objectifs initialement affichés par l’administration américaine : réduction du déficit commercial de 100 milliards de dollars en un an, de 200 milliards en deux ans, interruption immédiate du programme « Made in China 2025 », baisse des tarifs douaniers au niveau des tarifs américains, etc. Ces demandes irréalistes sont aux antipodes des priorités du gouvernement chinois, dont la survie dépend de la bonne santé de l’économie chinoise. S’il n’est pas exclu que Washington obtienne quelques concessions substantielles en matière de transferts technologiques et espionnage industriel – en dehors des promesses douteuses d’achat de produits agricoles et industriels américains –, les avancées risquent d’être bien en dessous des attentes suscitées par les propos abrasifs de Donald Trump depuis sa campagne. À l’image des renégociations de l’ALENA, théâtrales sur la forme, modestes sur le contenu, les guerres commerciales de Donald Trump risquent à nouveau de révéler le fossé entre les fausses promesses du populisme et la réalité économique. Le fiasco du Brexit est un autre exemple des inévitables désillusions engendrées par le nationalisme économique. Alors que Donald Trump s’en prend également aux Européens, notamment au secteur automobile, que peut-on attendre d’une négociation entre les États-Unis et l’Europe ? Cela va-t-il se passer comme avec la Chine ?
Cela devrait être différent. La grande question est de savoir si les Européens – comme le Japon – essaient de temporiser en attendant que Donald Trump passe la main ou s’ils sont vraiment sérieux dans leurs négociations avec Washington. Ce que je trouve vraiment dangereux pour l’Europe, c’est qu’alors que l’UE feint de vouloir négocier, Donald Trump met la pression en agitant la menace des sanctions sur l’industrie automobile. Si un accord venait à être trouvé entre Bruxelles et Washington, il serait à mon avis contraire à toutes les grandes déclarations de l’UE sur la politique commerciale européenne comme politique de valeurs, et notamment sa volonté d’obtenir des engagements forts en matière environnementale ou sur les normes sociales. À l’image du Canada, qui a un peu sacrifié son programme progressiste en acceptant un accord ALENA 2.0 qui reflète avant tout les priorités américaines, il se pourrait que Bruxelles sacrifie sa politique du « commerce pour tous » ( trade for all) face au nationalisme et à l’intransigeance de Donald Trump. C’est ce que j’appelle la loi de Gresham de la politique commerciale : les mauvaises pratiques chassent les bonnes.
Quid de la stratégie de privilégier le développement d’accords bilatéraux aux dépens des accords multilatéraux ? Quelles sont les perspectives d’une telle stratégie ?
Là encore, l’absence de vision stratégique de l’administration actuelle est effrayante. Le mépris pour les alliances et le multilatéralisme traduit une véritable méconnaissance de tous les bénéfices que les États-Unis ont tiré de l’ordre économique international. Le bilatéralisme étriqué de Donald Trump, reflet de sa vision transactionnelle, voire hobbesienne de la politique, contraste avec les ambitions géostratégiques et réglementaires parfois démesurées des accords méga-régionaux comme le Partenariat Transpacifique (TPP) et l’ancien projet de traité transatlantique (TTIP). Le plus surprenant, c’est qu’il y ait encore des candidats aux négociations avec une administration qui ne prétend aucunement négocier des accords mutuellement bénéfiques.
À l’image du Canada, qui a un peu sacrifié son programme progressiste en acceptant un accord ALENA 2.0 qui reflète avant tout les priorités américaines, il se pourrait que Bruxelles sacrifie sa politique du « commerce pour tous » (trade for all) face au nationalisme et à l’intransigeance de Donald Trump.
Est-ce que ces candidats dont vous parlez ont réellement le choix de négocier ou non avec Washington ?
Oui et non. Pour ce qui est d’un pays comme la Corée du Sud, Séoul a préféré transiger rapidement en accordant quelques concessions aux Américains sur les quotas automobiles. En revanche, le Japon pourrait tout à fait temporiser et faire traîner les négociations en attendant la relève de Donald Trump. Même chose pour l’Union européenne. Bien sûr, il y a la position officielle et la position officieuse. Peut-être que Bruxelles prétend vouloir négocier un accord. Notons que l’UE et les États-Unis ne sont même pas encore d’accord sur le mandat, puisque Washington souhaite inclure la question agricole alors que c’est une ligne rouge pour l’Europe et en particulier pour la France.
Selon une étude menée par des universitaires de Princeton, ce sont aujourd’hui les Américains qui paient la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump. Or, pour ce dernier, il n’y aurait pas d’impact sur l’économie américaine. Qui a raison et quel est l’impact de cette guerre commerciale sur les Américains ?
La nature régressive des taxes douanières est avérée depuis longtemps. Mais les débats sur le choc de la Chine et le déclin du secteur industriel ont, ces dernières années, quelque peu occulté les bénéfices de la libéralisation de l’économie chinoise pour le portefeuille des consommateurs américains. Les premières études sur le coût des guerres commerciales (4) confirment non seulement que le protectionnisme impacte le pouvoir d’achat, mais également les chaînes de valeurs et donc la compétitivité des entreprises américaines. Les consultations sur la section 301 (tarifs imposés à la Chine) organisées par le US Trade Representative l’an dernier avaient déjà révélé la forte dépendance de la grande distribution vis-à-vis des importations chinoises et la diversité des secteurs impactés. L’étude de Fajgelbaum et consorts est aussi particulièrement éclairante sur la logique électorale des guerres commerciales qui visent à protéger les bastions électoraux de Donald Trump, et sur le ciblage des mesures de représailles chinoises qui frappent avant tout l’électorat rural du Parti républicain.
Selon Immanuel Wallerstein, « les facteurs économiques, politiques et militaires, qui ont contribué à forger l’hégémonie américaine, sont les mêmes qui contribueront inexorablement au déclin américain à venir ». Qu’en pensez-vous ?
Il est important de décomposer les différents aspects de la question, qui est un vaste débat. Sur le plan économique, les États-Unis conservent le leadership sur le plan de l’innovation, qui est certes rattrapé par la Chine. Les Américains continuent néanmoins à bénéficier de ces avantages compétitifs dans un grand nombre de secteurs, mais la question est de savoir s’ils vont pouvoir continuer à le faire dans la situation actuelle. Le système international qu’ils ont mis en place a en effet largement servi l’hégémonie américaine, mais il permet encore aux États-Unis de défendre leurs intérêts, même si la place occupée aujourd’hui par les pays émergents complique les choses. Le fait qu’ils tournent le dos au multilatéralisme n’est pas forcément un très bon choix stratégique dans la mesure où ils pourraient se servir des institutions multilatérales, avec l’Europe, pour mieux encadrer la Chine en lui imposant des règles plus contraignantes. Au lieu de cela, Washington préfère aujourd’hui paralyser le système de règlement des différends à l’OMC, et privilégie les formes de recours bilatéraux qui les isolent un peu plus sur la scène internationale.
Les premières études sur le coût des guerres commerciales confirment non seulement que le protectionnisme impacte le pouvoir d’achat, mais également les chaînes de valeurs et donc la compétitivité des entreprises américaines.