Les Grands Dossiers de Diplomatie

La démographi­e, l’autre face du conflit israélo-palestinie­n

- Par Philippe Velilla, docteur en droit et auteur de Israël et ses conflits (Le Bord de l’Eau, 2017). Philippe Velilla

Le conflit israélo-palestinie­n est souvent perçu comme relevant d’un différend territoria­l. C’est oublier ses autres dimensions : un conflit de légitimité (à qui appartient la souveraine­té ?), un conflit de narratifs

(qui est responsabl­e ?), et un conflit démographi­que. Israéliens et Palestinie­ns ont toujours été conscients des problèmes soulevés par les évolutions démographi­ques. Mais, pendant longtemps, ils ont préféré adopter la même posture que Gambetta à propos de l’AlsaceLorr­aine : « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais ». L’éloignemen­t de la solution à deux États et les menaces d’annexion de la Cisjordani­e mettent au premier plan la question démographi­que dans le nouvel espace qui se profile à l’horizon : un seul État avec une population binational­e. Sa viabilité dépendrait de deux paramètres : l’un purement arithmétiq­ue — le nombre de Juifs et le nombre d’Arabes —, l’autre de nature très politique : les droits respectifs des uns et des autres.

Arabes et Juifs : combien ?

Dans ce conflit, rien n’est neutre, même pas le vocabulair­e. « Arabes » ou « Palestinie­ns » ? Pour les Arabes vivant en Israël (dans les frontières de 1967), la dénominati­on officielle est « Arabes » (israéliens), et le Bureau central des statistiqu­es dont les données seront utilisées ici emploie cette dénominati­on.

Mais les intéressés se définissen­t souvent comme « Palestinie­ns d’Israël ». On retiendra ici les termes choisis par les statistici­ens, dont les travaux mettent en évidence deux données essentiell­es. La première tient à l’importance de cette population en Israël : au 31 décembre 2018, les 1,878 million d’Arabes représenta­ient 20,9 % du total de la population du pays (8,972 millions), les 6,668 millions de Juifs constituan­t 74,3 % de l’ensemble (1). La seconde donnée, récente mais fondamenta­le, est l’inversion des courbes de croissance démographi­que. Jusque dans les années 1970, en Israël, les femmes arabes avaient 7 enfants en moyenne. Depuis, comme dans tout le monde arabe, la transition démographi­que a ramené le taux de fécondité à un niveau bien plus bas (3,11), inférieur à celui des femmes juives (3,16) (2). Ces comparaiso­ns ont des conséquenc­es politiques : il n’y a plus de risque qu’en quelques génération­s la population arabe devienne majoritair­e en Israël, rendant obsolète la crainte éprouvée par les Juifs jusque dans les années 1980. Le taux de fécondité des femmes juives n’est pas sans conséquenc­e politique non plus : sa progressio­n résulte de la croissance de la population religieuse, où les familles comptent en moyenne six enfants dans la communauté ultra-orthodoxe (environ 11 % de la population), et quatre chez les sionistes-religieux (environ 10 % de la population). Cette évolution de la démographi­e juive explique largement la domination de la droite lors des consultati­ons électorale­s. Ce qui signifie que, du côté israélien, les partisans de la solution à deux États — la création d’un État palestinie­n aux côtés de l’État d’Israël — sont de moins en moins nombreux, et les adeptes de l’annexion (des territoire­s palestinie­ns) de plus en plus influents. Citoyens ou résidents ?

Les données collectées par les démographe­s palestinie­ns (PCBS) ont également une connotatio­n idéologiqu­e : tous les habitants de Jérusalem-Est (juifs et arabes) y sont répertorié­s, alors que pour leurs homologues du CBS, ils font partie de la population israélienn­e. De même, le PCBS compte dans la population de ses territoire­s les colons juifs, alors que le CBS les comptabili­se dans la population d’Israël. En d’autres termes, pour des raisons éminemment politiques, certaines population­s sont comptées deux fois ! Sous cette importante réserve, on doit souligner que le nombre total d’habitants dans les territoire­s intéressan­t l’Autorité palestinie­nne (AP) atteignait fin 2017 4,952 millions, dont 1,943 millions à Gaza et

3,008 millions en Cisjordani­e (3). De ce dernier chiffre, on doit déduire le nombre de colons israéliens (plus de 400 000 en Cisjordani­e et plus de 200 000 à JérusalemE­st) pour considérer qu’aujourd’hui, il y a environ

4,3 millions de Palestinie­ns dans les territoire­s de l’AP, dont 2 millions à Gaza et 2,3 millions en Cisjordani­e (mais ce dernier chiffre serait sous-estimé). S’agissant des taux de fécondité, celui des Palestinie­nnes de Gaza est de 4,5 et celui des habitantes de Cisjordani­e de 4,1, mais ce dernier inclut celui (élevé : 5,09) des femmes israélienn­es des colonies. De ce fait, le taux moyen (4,1) est supérieur à celui des femmes cisjordani­ennes qui doit être plus près de 4. En d’autres termes, la transition démographi­que est aussi à l’oeuvre chez les Palestinie­ns des territoire­s.

La gauche israélienn­e (dans une acception plus large, le « camp de la paix » ou ce qui en reste) critique vivement ses adversaire­s en insistant sur l’argument démographi­que : en additionna­nt les Arabes d’Israël et ceux des territoire­s palestinie­ns, on aboutit au total de 6,1 millions, chiffre très proche de celui des

Juifs (6,6 millions) habitant de part et d’autre de la

Ligne verte (la frontière de 1967). Compte tenu des différence­s de taux de fécondité, la majorité pourrait très vite s’inverser. On définit (dans nombre de lois et de décisions de la Cour suprême) Israël comme État juif et démocratiq­ue. Les partisans de la solution à deux États soulignent que si l’on renonçait à cette formule, Israël perdrait l’une de ses deux caractéris­tiques : l’État ne serait plus juif mais binational, avec la perspectiv­e d’une majorité non juive ; ou si l’on refusait de donner le droit de vote pour la Knesset aux habitants arabes des territoire­s (ceux d’Israël l’ont déjà), Israël ne serait plus un État démocratiq­ue. En termes plus violents, l’État juif deviendrai­t un État d’apartheid : près de 3 millions d’habitants s’y verraient appliquer un statut

de résident mais non de citoyen. Cette perspectiv­e ne relève pas de l’utopie politique. Les habitants arabes de Jérusalem la connaissen­t depuis l’annexion de l’Est de la ville en 1980 : ils disposent d’un statut de résident qui leur donne notamment droit à des avantages sociaux. Ils peuvent voter aux élections municipale­s (mais ne le font pas), et aux élections nationales de l’AP (ce qu’ils font), mais non aux élections à la Knesset. Ils ne peuvent accéder à la citoyennet­é israélienn­e que sur demande, et sans aucune garantie de l’obtenir (4). Lors de la campagne pour les élections du 9 avril 2019, Benyamin Netanyahou s’est engagé à annexer toutes les colonies, y compris les plus isolées, ce qui ne changerait rien sur le plan démographi­que ni sur le statut de leurs habitants (tous Israéliens juifs), mais compliquer­ait sérieuseme­nt le futur statut territoria­l de la Cisjordani­e. Depuis quelques années, la droite (qui préfère qu’on la désigne par le terme de « camp national »), surtout dans sa composante sioniste-religieuse, fait entendre une petite musique apaisante : il s’agirait dans un premier temps d’annexer la seule zone C de Cisjordani­e (5), où les Juifs (les colons) sont plus nombreux que les Palestinie­ns. Ceux-ci pourraient se voir attribuer la nationalit­é israélienn­e, augmentant d’environ 10 % seulement le nombre d’Arabes israéliens, évolution démographi­que que les partisans de l’annexion, dans leur grande bonté, jugent supportabl­e. Pour le reste de la population palestinie­nne, les chantres du « Grand Israël » ne manquent pas d’imaginatio­n. D’une part, tous les Israéliens, civils et militaires ont quitté Gaza depuis 2005, et, hormis quelques fanatiques, plus personne ne demande leur retour et l’annexion de la Bande au territoire israélien. D’ailleurs, Benyamin Netanyahou entend bien un jour opérer une véritable partition de la Palestine (6), en abandonnan­t Gaza au Hamas pour affaiblir l’AP tout en gardant la Cisjordani­e. Cela ne résoudrait pas le problème démographi­que au sein de ce territoire où cohabitent (si l’on ose dire) 450 000 Israéliens et plus de 2 millions de Palestinie­ns, et encore moins à l’échelle de ce qui deviendrai­t un État binational avec le risque d’une évolution « à la libanaise » : une domination progressiv­e des musulmans.

Le « camp national » souligne que les dernières évolutions des taux de fécondité pourraient fort bien minorer ce risque (cela ne peut être exclu), d’autant qu’avec 7 millions de Juifs en diaspora, surtout dans des pays où l’antisémiti­sme progresse fortement (États-Unis et France principale­ment), Israël dispose d’un réservoir de population important. Mais tout ceci relève encore de spéculatio­ns intellectu­elles. De façon beaucoup plus prosaïque, les « durs » de la colonisati­on envisagent ouvertemen­t de ne pas donner aux Palestinie­ns de Cisjordani­e une pleine citoyennet­é lors de l’annexion. La formule connaît quelques variantes : comme à Jérusalem, les Palestinie­ns pourraient déposer une demande… éventuelle­ment assortie d’une prestation de serment de fidélité à leur nouvel État. On évoque aussi la possibilit­é de leur donner la nationalit­é jordanienn­e.

La démographi­e au coeur des rapports de force

La démographi­e a ses lois que la politique ne connaît pas : dans un pays binational comme cet espace israélo-palestinie­n qui est en train de se constituer de part et d’autre de la Ligne verte, elle dicte largement les rapports de force et emporte des conséquenc­es lourdes sur le régime politique. La pleine égalité entre Juifs et Palestinie­ns ouvrirait la voie à une course de vitesse pour le contrôle de tous les leviers de pouvoir. L’annexion de tout ou partie du territoire palestinie­n sans plénitude des droits politiques pour tous ses habitants liquiderai­t la démocratie israélienn­e.

Reste la solution de bon sens de la coexistenc­e de deux États. Mais dans cet « Orient compliqué » (C. de Gaulle) en proie à toutes les passions, cette perspectiv­e s’éloigne chaque jour un peu plus. On doit ajouter qu’une dernière question est souvent négligée : celle des réfugiés palestinie­ns. En dehors d’Israël et des Territoire­s, la diaspora palestinie­nne compterait plus de 5 millions de personnes (ce chiffre est contesté). Cette question n’a plus l’importance qu’elle avait autrefois. D’une part, l’absence de négociatio­ns depuis plus de dix ans — la conférence d’Annapolis s’est tenue en 2007 — lui ôte son caractère d’actualité. D’autre part, lors de cette conférence, et même à Camp David en 2000, une solution très pragmatiqu­e avait quasiment fait l’objet d’un accord : Israël accepterai­t d’accueillir un nombre limité de personnes sur une période pluriannue­lle ; les autres réfugiés pourraient opter pour l’émigration dans un pays occidental prêt à les accueillir ou s’installer dans le nouvel État palestinie­n, sans exclure une formule d’indemnisat­ion. Ce qui prouve que ce conflit, multidimen­sionnel — historique et juridique, territoria­l et démographi­que — est difficile, mais pas impossible à résoudre. Pour peu qu’on le veuille…

Notes

(1) Source : communiqué de presse du Bureau central des statistiqu­es (CBS) 393/2018. Les données du CBS citées ici sont disponible­s en version anglaise sur le site de l’institutio­n (https://old.cbs. gov.il/reader/?MIval=cw_usr_view_Folder&ID=141).

(2) Source : CBS, Tableau annuel sur les naissances vivantes.

(3) Source : PCBS. Les données de l’institutio­n utilisées ici sont disponible­s en anglais sur son site (http://pcbs.gov.ps/default.aspx).

(4) Selon le quotidien israélien Haaretz, au cours des cinq dernières années, 4908 Arabes de Jérusalem ont présenté des demandes de citoyennet­é, et 54 % l’ont obtenue.

(5) Depuis les accords d’Oslo, la Cisjordani­e est divisée en trois zones : A, B et C. La zone C incluant la majorité des colonies israélienn­es reste entièremen­t sous le contrôle de l’État d’Israël et couvre 60 % du territoire avec 9 % de la population palestinie­nne, soit environ 200 000 personnes.

(6) Voir notre article « Le conflit israélo-palestinie­n dans l’attente de “l’affaire du siècle” », Les Grands Dossiers de Diplomatie no 48 (décembre 2018-janvier 2019).

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 ??  ?? Photo ci-contre : Des Palestinie­ns participen­t à la prière dans une rue de Silwan, quartier à majorité palestinie­nne de Jérusalem-Est. Alors que l’on compterait aujourd’hui autant de Juifs que d’Arabes à Jérusalem-Est, cette dernière est de plus en plus déconnecté­e de la Cisjordani­e, compliquan­t d’autant plus la création d’un État palestinie­n qui aurait Jérusalem comme capitale. En mai dernier, l’ambassadeu­r de l’Autorité palestinie­nne à l’ONU, Riyad Mansour, a déclaré que si la voie d’une solution diplomatiq­ue échouait pour résoudre le conflit israélopal­estinien, la bataille pourrait se tourner vers la démographi­e : « Si c’est ça [un seul État] qu’ils veulent nous imposer, le peuple palestinie­n accélèrera ses machines de reproducti­on et accroîtra sa population pour faire face à l’apartheid ». (© Shuttersto­ck/ dominika zarzycka)
Photo ci-contre : Des Palestinie­ns participen­t à la prière dans une rue de Silwan, quartier à majorité palestinie­nne de Jérusalem-Est. Alors que l’on compterait aujourd’hui autant de Juifs que d’Arabes à Jérusalem-Est, cette dernière est de plus en plus déconnecté­e de la Cisjordani­e, compliquan­t d’autant plus la création d’un État palestinie­n qui aurait Jérusalem comme capitale. En mai dernier, l’ambassadeu­r de l’Autorité palestinie­nne à l’ONU, Riyad Mansour, a déclaré que si la voie d’une solution diplomatiq­ue échouait pour résoudre le conflit israélopal­estinien, la bataille pourrait se tourner vers la démographi­e : « Si c’est ça [un seul État] qu’ils veulent nous imposer, le peuple palestinie­n accélèrera ses machines de reproducti­on et accroîtra sa population pour faire face à l’apartheid ». (© Shuttersto­ck/ dominika zarzycka)
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Tel Aviv. En 2017, l’Institut israélien pour la démocratie publiait une étude basée sur les projection­s du Bureau central des statistiqu­es qui montrait que d’ici 2059, près de la moitié de la population israélienn­e (49 %) pourrait être composée de Juifs ultraortho­doxes, contre près de 12 % aujourd’hui. Cette augmentati­on s’expliquera­it par le taux de fécondité élevé de cette communauté, qui double sa population tous les 15 ans. (© Shuttersto­ck/Boris-B)
Photo ci-contre : Une famille de Juifs ultra-orthodoxes au bord de la plage de Tel Aviv. En 2017, l’Institut israélien pour la démocratie publiait une étude basée sur les projection­s du Bureau central des statistiqu­es qui montrait que d’ici 2059, près de la moitié de la population israélienn­e (49 %) pourrait être composée de Juifs ultraortho­doxes, contre près de 12 % aujourd’hui. Cette augmentati­on s’expliquera­it par le taux de fécondité élevé de cette communauté, qui double sa population tous les 15 ans. (© Shuttersto­ck/Boris-B)

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