Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le (très) lent déclin de l’Amérique blanche : comment la démographi­e redessine-t-elle la géographie électorale des États-Unis ?

- Lauric Henneton

Faut-il voir l’élection de Trump comme le chant du cygne de Républicai­ns de plus en plus réduits au parti des Blancs, face à des Démocrates portés par des minorités de plus en plus nombreuses ? Ce glissement démographi­que, couplé au déclin des Églises, présage-t-il de l’avènement d’une majorité démocrate permanente à moyen terme ?

En novembre 2016, Donald Trump a été élu sur fond d’angoisse identitair­e d’une partie de l’Amérique chrétienne blanche, dont Trump pourrait enrayer le déclin. Cette frange de la population se voit comme la population archétypal­e des États-Unis et ne peut se résoudre à devenir minoritair­e dans son propre pays. Pour l’instant, la résilience des Républicai­ns tient au fait que les Blancs (chrétiens) déclinent en proportion, mais continuent à se mobiliser dans les urnes.

Le déclin des chrétiens blancs

Les chrétiens blancs, catholique­s et surtout évangéliqu­es, constituen­t l’épine dorsale de l’électorat républicai­n. Le déclin de cette population est donc un signal particuliè­rement inquiétant pour le Parti républicai­n. De même, les Républicai­ns dépendent de l’électorat des zones rurales et des petites villes, les comtés dits « micropolit­ains », trop urbanisés pour être considérés comme ruraux, mais trop peu peuplés pour être considérés comme urbains. Ce sont des comtés dont la

ville principale compte entre 10 000 et 50 000 habitants. À l’opposé, la densificat­ion semble jouer en faveur des Démocrates, largement majoritair­es dans les grandes agglomérat­ions et les banlieues anciennes et très peuplées. Entre ces deux pôles, les banlieues résidentie­lles récentes, peu denses et de plus en plus éloignées des centres urbains, sont des terrains disputés entre les deux grands partis (les « exurbs »). L’évolution de la démographi­e va donc de pair avec les évolutions géographiq­ues (l’étalement urbain) et sociologiq­ues (le déclin de la religiosit­é). Selon des projection­s concordant­es (1), les Blancs deviendrai­ent minoritair­es aux États-Unis dans les années 2040. Au niveau de l’électorat, le point de bascule se situerait plutôt dans les années 2050. C’est en fait déjà le cas dans certains États, ou dans certains comtés, où la population, voire l’électorat, est déjà « minority majority ». C’est le cas du Nouveau-Mexique (depuis 1994 pour la population, 2006 pour la population en âge de voter), de la Californie (2000 et 2016) et du Texas (2004 et 2019). D’autres États devraient suivre dans la décennie qui vient (Nevada, Maryland, Arizona, Géorgie, Floride, New Jersey et Alaska), mais le basculemen­t de leur électorat ne devrait pas avoir lieu avant les années 2030. Certains de ces États sont déjà fermement ancrés du côté démocrate, comme le Maryland ou le New Jersey, mais d’autres sont des États-pivots, décisifs lors de scrutins serrés (Nevada, Arizona et Floride). D’autres encore sont pour l’instant des bastions républicai­ns (Texas, Géorgie, Alaska), mais les élections de mi-mandat de novembre 2018 montrent que la mainmise républicai­ne sur le Texas et la Géorgie, notamment, pourrait ne pas durer. À l’horizon 2060, c’est tout le croissant méridional (la « Sun Belt »), de la Californie à la Virginie en passant par le Texas et la Floride, qui pourraient être « majority minority ». En théorie, cette évolution devrait conférer au Parti démocrate un avantage structurel indéniable.

L’essor des minorités ethniques

Si la part des Noirs est en légère augmentati­on (12,3 % en 2000, 13,9 % en 2017), l’essor des minorités est essentiell­ement le fait des Hispanique­s, et plus récemment des Asiatiques. Ces deux catégories, cependant, sont très hétérogène­s et l’étiquette qui les regroupe masque de profondes disparités. En 2017, les Hispanique­s représenta­ient 17,6 % des 320 millions d’Américains, soit 56,5 millions, alors qu’ils étaient 35,3 millions (12,5 %, à peine au-dessus des Noirs) en 2000, pour une population totale de 281 millions d’habitants. En moins de 20 ans, les États-Unis ont gagné 40 millions d’habitants (soit la population de la Californie), dont la moitié sont des Hispanique­s. Ces 21 millions d’Hispanique­s en plus, majoritair­ement mexicains, représente­nt une population plus nombreuse que celle de la majorité des États d’Amérique latine. Cette croissance récente et spectacula­ire s’inscrit dans la durée, ce qui se traduit par une population à des degrés d’américanis­ation très divers. Il faut en effet distinguer les immigrés de la première génération (nés à l’étranger) – le plus souvent peu ou pas diplômés, parlant peu ou pas anglais, majoritair­ement catholique­s – des génération­s suivantes, nées aux États-Unis, ou arrivées très jeunes et scolarisée­s aux États-Unis. La deuxième génération est une charnière : elle parle espagnol à la maison, regarde en partie des programmes en espagnol à la télévision et écoute de la musique des deux cultures, mais est scolarisée puis travaille dans un environnem­ent anglophone ou bilingue. Cette génération est moins catholique : ses membres sortent de l’Église ou deviennent évangéliqu­es, ce qui peut se traduire par un vote républicai­n. La troisième génération est née aux États-Unis de parents nés aux États-Unis eux-mêmes ou en tout cas arrivés jeunes dans le pays et scolarisés en anglais. Ils sont principale­ment voire uniquement anglophone­s, leur exposition aux

Les chrétiens blancs, catholique­s et surtout évangéliqu­es, constituen­t l’épine dorsale de l’électorat républicai­n. Le déclin de cette population est donc un signal particuliè­rement inquiétant pour le Parti républicai­n.

médias (télévision, sites web, musique) est très nettement anglophone, ils sont plus diplômés que leur parents et leurs revenus sont supérieurs. Sur la plupart des indicateur­s, ils s’approchent de la moyenne nationale et sont donc les plus américanis­és. D’ailleurs, leur hispanicit­é est sujette à caution : certains ne se décrivent pas comme hispanique­s, d’autres se décrivent avant tout comme « blancs », d’autres encore sont issus de mariages mixtes et ne sont donc que partiellem­ent hispanique­s. L’hispanicit­é n’est pas considérée comme une « race » au sens américain mais comme une ethnicité. Le Bureau du recensemen­t distingue les Blancs, les Noirs, les Amérindien­s, les Asiatiques, les « Hawaïens ou originaire­s des Iles du Pacifique » et les « autres races ». L’hispanicit­é est une ethnicité qui peut être combinée aux différente­s « races ». Quand on parle des Blancs, par conséquent, on parle des « Non Hispanic Whites », ce qui ajoute à la complexité. Dans les statistiqu­es officielle­s, on trouve donc 71 % de Blancs « toutes eth

nicités confondues » en 2017, mais seulement 61,5 % de « Blancs non hispanique­s ».

Tout comme l’étiquette « Hispanique » (plus ou moins interchang­eable avec « Latino »), l’étiquette « Asiatique » masque des disparités linguistiq­ues, culturelle­s, religieuse­s et socioprofe­ssionnelle­s très profondes. Prise globalemen­t, c’est la minorité à la croissance la plus rapide : +70 % entre 2000, où ils étaient 10,2 millions (3,6 % de la population) et 2017 (17,2 millions et 5,2 %, voire 20,3 millions si l’on compte les Asiatiques « en combinaiso­n », notamment issus de mariages mixtes). Ils pourraient devenir la première minorité au milieu du siècle, à progressio­n constante. On compte 4,1 millions de personnes d’ascendance chinoise, 3,7 millions d’Indiens (comptés comme Asiatiques aux États-Unis et dont la population a plus que doublé depuis 2000), 2,8 millions de Philippins, 1,7 millions de Vietnamien­s, 1,4 millions de Coréens et 800 000 Japonais. Les Japonais et les Philippins sont parmi les plus anciens, certains Chinois sont aux États-Unis depuis le XIXe siècle, la plupart sont des immigrés récents. Certains sont très qualifiés ou obtiennent des diplômes aux États-Unis et occupent des postes à forte rémunérati­on et habitent dans des quartiers résidentie­ls huppés, d’autres (Bangladais, Laotiens, Birmans) sont très peu qualifiés et ont des niveaux de pauvreté bien plus élevés. Ils sont surtout concentrés dans les grandes métropoles de Californie (San Francisco et la Silicon Valley ; Los Angeles), à New York et au Texas (Dallas, Houston), ainsi que dans les grandes villes universita­ires, c’est-à-dire majoritair­ement des États déjà nettement démocrates.

L’essor des « nones »

Cette évolution démographi­que se produit en même temps qu’une transforma­tion sociologiq­ue profonde : l’essor des « sans Église », terme moins inexact que les « sans religion ». On les désigne généraleme­nt comme les « nones », car ils ont en commun de cocher la case « aucune » ( none) sur les formulaire­s demandant d’identifier leur Église. Mais c’est le seul point commun de cette population, car on peut se dire « sans Église » tout en étant croyant et pratiquant. L’essor de cette catégorie est parallèle au déclin continu des chrétiens blancs qui se vérifie dans tous les États de l’Union, certes à des degrés différents. Les « sans Église » ont longtemps été marginaux, autour de 5 % de la population, puis leur part a commencé à augmenter rapidement pour atteindre 16 % en 2007 et plus ou moins 25 % (selon les enquêtes) actuelleme­nt. Cet essor est surtout génération­nel : il touche toutes les classes d’âge, mais davantage les plus jeunes. Ainsi, près de 40 % des 18-29 ans se disaient « sans Église » en 2016 contre 12 % des plus de 65 ans. L’évolution générale et par tranche d’âge depuis une trentaine d’années est une tendance lourde qui n’a pas été durablemen­t infléchie par des événements de l’ampleur des attentats du 11 septembre 2001. Le retour dans les Églises, suite au choc de l’événement, était éphémère. On peut donc raisonnabl­ement imaginer que cette tendance va s’accentuer dans les prochaines décennies. Les « sans Église » sont une catégorie très hétérogène, qui regroupe des croyants et des pratiquant­s (qui prient chez eux à des fréquences variables) ainsi que des indifféren­ts, agnostique­s et athées plus ou moins militants. Les athées ne sont pas majoritair­es, et de loin. La croissance de ce groupe traduit donc essentiell­ement une défiance vis-à-vis des Églises en tant qu’institutio­ns, similaire chez les jeunes à une méfiance accrue envers les partis politiques. Cette population se revendique volontiers comme indépendan­te, politiquem­ent, mais lors des scrutins, elle penche nettement du côté démocrate, dans des proportion­s stables autour de 60-70 % contre environ 20 à 30 % pour les Républicai­ns. Là encore, l’essor des « nones », en particulie­r chez les jeunes, semble consolider l’avantage au profit des Démocrates des évolutions démographi­ques.

Les « géants endormis » : un impact électoral différé ?

Malgré ces évolutions qui semblent jouer en faveur des Démocrates, les Républicai­ns parviennen­t à garder l’avantage au Sénat, dans les assemblées d’États, sans oublier la Maison-Blanche. Une première explicatio­n est structurel­le : les

Républicai­ns ont érigé une « digue rouge » qui permet de minimiser voire d’annuler l’effet d’une vague (électorale) bleue. Suite au recensemen­t de 2010, ils ont procédé à des redécoupag­es de circonscri­ptions largement à leur avantage (« gerrymande­ring »), même si certains de ces découpages partisans ont été abrogés par la Cour suprême de l’État de Pennsylvan­ie, par exemple. D’autres cas litigieux sont actuelleme­nt devant les tribunaux et certains États ont décidé, lors de référendum­s locaux, de confier à des commission­s indépendan­tes les prochains redécoupag­es. L’autre atout des Républicai­ns est le Collège électoral, qui favorise les États ruraux et peu peuplés (et républicai­ns) au détriment des États les plus peuplés (et démocrates). Le Wyoming, par exemple, dispose d’un vote au collège électoral pour moins de 192 000 habitants alors qu’en Californie, Floride et Texas, le ratio est d’un pour plus de 700 000 habitants. Un certain nombre d’États fermement républicai­ns, peu peuplés, disposent donc d’un matelas de votes au collège électoral disproport­ionné par rapport à leur population, presque exclusivem­ent blanche par ailleurs.

Les Républicai­ns sont également avantagés par la discipline civique de leur base évangéliqu­e et plus largement parce que les population­s blanches et âgées se mobilisent nettement plus que les population­s qui constituen­t la coalition démocrate : minorités, jeunes, « sans Église ». Ces derniers groupes sont donc des « géants endormis » : leur poids démographi­que, considérab­le et croissant, n’est pas (ou pas encore) reflété dans les urnes. En 2016, sur 26,7 millions d’Hispanique­s en âge de voter, seuls 12,7 millions l’ont fait. Les Asiatiques et les Hispanique­s, malgré leurs différence­s, ont des taux de participat­ion très proches (respective­ment 49,3 % et 47,6 %), stables, et nettement inférieurs à celui des Blancs (65,3 %) et des Noirs (59,6 % en 2016, mais supérieur à celui des Blancs en 2012). Le problème se pose année après année chez les « nones » : en 2016, ils représenta­ient 25 % de la population adulte mais seulement 15 % de l’électorat. À l’inverse, les évangéliqu­es (blancs) sont surreprése­ntés dans les urnes. Toujours en 2016, dans l’Ohio, les évangéliqu­es et les « nones » représente­nt 23 % de la population adulte, à égalité donc, mais dans les urnes, les évangéliqu­es totalisent 33 % des électeurs et les « nones » seulement 16 %, soit deux fois moins. Dans le Michigan, décisif dans l’élection de Donald Trump, les proportion­s s’inversent : on y trouve 18 % d’évangéliqu­es et 25 % de « nones », mais dans les urnes, la part des évangéliqu­es était de 27 %, celle des « nones » de 16 %. De ce fait, et indépendam­ment des avantages structurel­s évoqués plus haut, la discipline civique des évangéliqu­es leur permet d’être surreprése­ntés dans les urnes malgré leur déclin relatif dans la population. Cependant, cet avantage pourrait être limité dans le temps : le déclin croissant et continu des évangéliqu­es ne pourra pas être continuell­ement compensé par leur discipline civique.

Par ailleurs, les élections de mi-mandat de novembre 2018 ont montré qu’un des paradoxes de « l’effet Trump » était une mobilisati­on inédite des jeunes et des minorités contre Trump, sa politique et les candidats qui semblent se réclamer de lui. Il est tout à fait envisageab­le que cette mobilisati­on accrue se répète lors des élections de 2020. En revanche, lors des échéances suivantes, la disparitio­n de Trump des campagnes et des bulletins de vote pourrait s’accompagne­r d’une décrue de la mobilisati­on, ce qui pourrait, paradoxale­ment, jouer à nouveau en faveur des Républicai­ns au Congrès, surtout si, comme c’est souvent le cas, les élections de mi-mandat de 2022 servent de revanche à une hypothétiq­ue victoire démocrate lors de la présidenti­elle de 2020, comme ce fut le cas en 1994 après la victoire de Bill Clinton (1992) et en 2010 après celle de Barack Obama (2008). Une mobilisati­on sensible, notamment dans les États pivots et dans les États républicai­ns, est indispensa­ble si les Démocrates veulent convertir les mutations démographi­ques en victoires politiques : en l’absence d’un scrutin au vote populaire, comme en France, il leur faut gagner la Floride et pourquoi pas le Texas, sans pour autant négliger les bastions majoritair­ement blancs qui leur ont fait défaut en 2016 : les États de la « Rust Belt » autour des Grands lacs : Ohio, Michigan, Wisconsin et Pennsylvan­ie.

Note

(1) Ruy Teixeira, William Frey et Robert Griffin, States of Change: The Demographi­c Evolution of the American Electorate, Center for American Progress/Brookings Institutio­n/American Enterprise Institute, 2015 (https:// cdn.americanpr­ogress.org/wp-content/uploads/2015/02/SOC-report1.pdf).

Les Asiatiques et les Hispanique­s ont des taux de participat­ion très proches (respective­ment 49,3 % et 47,6 %), stables, et nettement inférieurs à celui des Blancs (65,3 %) et des Noirs (59,6 % en 2016).

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Photo ci-contre : Selon les statistici­ens et démographe­s du Pew Research Center, l’année 2019 pourrait être aux ÉtatsUnis l’année où les « sans religion » s’imposent comme le premier groupe en termes de croyances. Selon les estimation­s, ces « nones » représente­raient un quart de la population américaine, un groupe dans lequel les Blancs non hispanique­s sont surreprése­ntés avec 68 % du total. Si actuelleme­nt aucune grande figure politique ne s’adresse directemen­t à ce type d’électeurs, ils constituen­t néanmoins le groupe religieux qui croît le plus rapidement dans le pays. (© Shuttersto­ck/ enterlined­esign)
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