Les Grands Dossiers de Diplomatie

Génocides, massacres de masse : enjeux et usage d’un concept. Le cas de l’Asie du Sud-Est

- Jean-Louis Margolin

Alors que de nombreux massacres contre les population­s civiles ont émaillé l’histoire de l’humanité, le terme de génocide est aujourd’hui souvent utilisé et associé à toute tuerie ou oppression d’importance. Il est pourtant important de délimiter l’étendue des pratiques qu’il recouvre afin d’en déterminer les enjeux.

La notion de génocide est aujourd’hui à géométrie (très) variable. Souvent limitée en France à quatre cas, tous situés au XXe siècle (Arméniens, Juifs, Cambodgien­s, Tutsi du Rwanda), elle est communémen­t étendue dans le monde anglo-saxon à des dizaines d’autres épisodes dramatique­s, un peu comme si, faute de génocide, les victimes d’exactions ne méritaient qu’une solidarité au rabais. Le risque est de brouiller, et même dévalorise­r une notion appliquée à des cas trop disparates. Il convient donc à chaque fois de questionne­r la conformité aux critères définis par la Convention internatio­nale sur le génocide votée par l’ONU en 1948, qui, quelles que soient les critiques souvent justifiées qu’elle ait reçues, constitue le seul texte de référence de valeur universell­e.

Le ciblage d’un groupe déterminé, la massivité des atteintes destructri­ces subies par ce groupe, et l’intentionn­alité d’accomplir cette destructio­n sont les critères essentiels, tous nécessaire­ment présents en cas de génocide.

Le génocide des Khmers rouges

L’Asie du Sud-Est — au sud de la Chine, à l’est de l’Inde, au nord de l’Australie — fut depuis la Seconde Guerre mondiale le théâtre de bien des violences de masse, que ce soient des guerres extérieure­s ou des massacres internes. C’est de ces derniers que relève le génocide cambodgien, accompli entre 1975 et 1979, après une guerre civile elle-même terrible, et avant une longue occupation vietnamien­ne : 1,5 million de morts

environ (le chiffre réel ne sera jamais connu), dont au moins 500 000 assassinés (le plus souvent dans les prisons locales), au moins 700 000 morts de faim ou de maladies induites, et quelques centaines de milliers de victimes du travail forcé et de déportatio­ns répétées. Soit près du quart de la population, en guère plus de trois ans. Le coupable : le mince appareil politico-militaire de l’Angkar (« Organisati­on »), tôt dénommée « Khmers rouges » (KR) par ses adversaire­s, et paravent d’un Parti Communiste (PCK) resté secret même après sa prise du pouvoir. Celui-ci était d’autant plus implacable qu’il se savait plus faible, ainsi que pauvre en cadres formés. La conséquenc­e de cette faiblesse fut dramatique. Alors que les autres communisme­s avaient toujours maintenu l’ambiguïté entre usages métaphoriq­ue et littéral de la dangereuse formule « éliminatio­n des (koulaks/propriétai­res terriens/capitalist­es…) en tant que classe », le PCK, lui, décida l’exterminat­ion quasi-totale de vastes catégories de la population. Si les hommes disparuren­t les premiers, leurs familles tendirent à suivre, et celles qui survécuren­t le durent sans doute à l’effondreme­nt brutal de 1979. Il convient de commencer par préciser ce que ce génocide ne fut pas : le massacre planifié de minorités ethniques par un pouvoir se réclamant de la majorité khmère (1). Rien n’atteste la discrimina­tion ou le massacre systématiq­ue des centaines de milliers de Sino-Khmers, des très nombreux Cham musulmans, ou des ethnies « montagnard­es », ces dernières étant au contraire plutôt favorisées dans les débuts du régime. Les ravages chez les Chinois et les Cham furent du même ordre que ceux subis par la population urbaine générale. Tout laisse à penser que ce fut du fait de leur caractère citadin, souvent aisé et mercantile que les Chinois furent durement traités. Quant aux Cham, souvent engagés eux aussi dans le petit commerce, ou dans la pêche, l’islam constitua pour eux un cadre de résistance autrement plus solide que le bouddhisme ne le fut pour les Khmers : il s’agissait pour l’appareil communiste de briser l’une des rares forces à gêner son projet totalitair­e. Et personne ne conteste que la majeure partie des victimes ait été d’ethnie khmère.

Si l’on peut dénommer génocide ce qui advint au Cambodge, c’est à propos des couches sociales et politiques promises à la mort : personnels de l’ancien régime, militaires, policiers, hommes politiques, responsabl­es administra­tifs, membres des divers clergés, soit, avec les familles, sans doute un cinquième de la population. Leur objectivat­ion comme absolument « ennemies », y compris (avec une certaine ambigüité cependant) les femmes et les enfants, permet d’évoquer leur racialisat­ion par les KR. Pour les Khmers rouges, certains groupes sociaux sont criminels globalemen­t, et par nature ; de plus, ce « crime » est transmis aux époux comme à la descendanc­e, par une forme d’héréditari­sation des caractères (sociaux) acquis : la biologie non génétique patronnée par Trophim Lyssenko (2) en URSS n’est pas loin. Cette racialisat­ion, sous une forme atténuée, s’applique aussi aux urbains dans leur globalité (soit la moitié des Cambodgien­s de 1975), dans la mesure où les éléments suspects (fonctionna­ires, intellectu­els, marchands, minorités étrangères, et même ruraux ayant fui la précoce terreur khmère rouge) y pullulent. Les autres groupes, y compris les paysans, ne sont mieux traités que relativeme­nt. C’est un phénomène qu’on retrouve partout dans l’univers du communisme, et une différence majeure avec le nazisme, ou avec tout racisme ethnique classique : là, la séparation entre « bons » et « mauvais » est plus nette, la différence de traitement entre eux plus radicale. Mais le fait que ce qu’on dénommera racisme socio-politique se heurte à des difficulté­s de définition et de limites plus importante­s que le racisme ethnique ne signifie pas que la notion de génocide ne puisse s’y appliquer. On ne peut se priver de la puissance et de la radicalité du terme de génocide, seul adéquat à rendre compte de l’exceptionn­alité (quantitati­ve aussi bien que qualitativ­e) d’un crime de masse tel que celui accompli par les Khmers rouges.

La question des Rohingyas

Très récemment, un autre génocide a été dénoncé : celui que subiraient les Rohingyas, population bengalie de confession musulmane installée au cours des deux derniers siècles dans l’Ouest de la Birmanie (Arakan). Il ne s’agit pas de remettre en cause des faits largement documentés : de nombreux villages rohingyas incendiés, des milliers de meurtres de personnes sans défense, des viols de masse, et une caution publiqueme­nt donnée à ces atrocités par de hautes autorités, militaires en particulie­r. Ces exactions et la terreur engendrée par elles ont poussé l’essentiel des Rohingyas (quelque 700 000 personnes) à fuir le pays, principale­ment en direction du Bangladesh tout proche. Mais est-il pour autant justifié de parler de génocide ? Ce dernier implique non seulement le ciblage et la victimisat­ion d’une population, mais surtout l’entreprise délibérée de sa destructio­n. Or, de ce point de vue, l’éviction de masse est contreprod­uctive. Si l’on ose cette comparaiso­n, les Nazis tentèrent

Si l’on peut dénommer génocide ce qui advint au Cambodge, c’est à propos des couches sociales et politiques promises à la mort.

d’abord, de 1933 à 1939, d’expulser les Juifs d’Allemagne ; mais quand ils passèrent au génocide, en 1941, ils cherchèren­t au contraire à concentrer au maximum, pour mieux assassiner. Qui plus est, si les interventi­ons d’Aung San Suu Kyi et des autorités birmanes peuvent être critiquées pour leur timidité, elles ne se caractéris­ent assurément pas par leur radicalité haineuse ou meurtrière. L’armée birmane elle-même a commis de nombreux crimes sur le terrain, mais en réaction (très disproport­ionnée certes) à la meurtrière offensive en 2017 de l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA), d’inspiratio­n islamiste, qui anéantit plusieurs villages hindous ou bouddhiste­s. On peut donc évoquer une épuration ethnique, assortie de massacres limités (sans doute 1 % à 2 % des Rohingyas), mais pas un génocide. Il y a là deux types d’atrocités contradict­oires et incompatib­les, même si, comme dans le comporteme­nt des Nazis face aux Juifs, l’échec relatif de l’épuration peut conduire au génocide. Il est encore plus précis d’évoquer une guerre civile asymétriqu­e, les témoignage­s semblant attribuer la plupart des exactions aux voisins Rakhine — bouddhiste­s — des Rohingyas musulmans (3), l’armée ayant, dans un grand nombre de cas, clairement soutenu les premiers contre les seconds, eux-mêmes auteurs, mais à bien moindre échelle, d’exactions tout à fait comparable­s.

Une région marquée par de nombreux massacres

L’Asie du Sud-Est a connu, depuis un siècle, bien d’autres massacres à base ethnique (ou ethno-religieuse), fréquemmen­t suivis de déplacemen­ts de population­s : la Birmanie, les Philippine­s, le Laos, le Vietnam, la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie ont été touchés, à des degrés divers, l’initiative meurtrière revenant aussi souvent à telle communauté (y compris, fréquemmen­t, minoritair­e) qu’aux États. Ainsi, un quart sans doute des quelque 600 000 Timorais de l’Est n’a pas survécu à l’occupation

À propos des Rohingyas, on peut donc évoquer une épuration ethnique, assortie de massacres limités, mais pas un génocide.

indonésien­ne de 1975, consécutiv­e à la décolonisa­tion manquée de ce territoire portugais. On ne parlera cependant pas de génocide, l’intentionn­alité n’étant pas constituée : ce furent les conséquenc­es dramatique­s d’une guerre de résistance, et d’une grande incapacité de l’armée indonésien­ne à gérer efficaceme­nt et humainemen­t le territoire — tout particuliè­rement à nourrir les population­s. Par contre, en dehors de la sphère communiste, un seul massacre a été considéré par beaucoup comme un génocide à base politique : celui des communiste­s indonésien­s du PKI, en 1965-1966, sous l’effet de l’alliance entre certains militaires et les milices de certains partis et associatio­ns, tout particuliè­rement musulmans. Les victimes se comptèrent par centaines de milliers, le chiffre (non prouvé) de 500 000 étant le plus communémen­t admis. Pour un pays qui, alors, comptait une centaine de millions d’habitants, et surtout pour un parti fort (officielle­ment) de 3 500 000 membres, ce fut considérab­le. À l’échelle de l’Indonésie, cela représente­rait 0,5 % de la population. Mais on se situe bien en dessous des quelque 25 % de morts du Cambodge de Pol Pot. Ne serait-ce que pour des raisons d’échelle, on ne retrouve pas globalemen­t la logique du génocide, pourtant ébauchée localement (en particulie­r à Bali ou dans la région de plantation­s de Sumatra-Nord) par le massacre occasionne­l de communauté­s presque entières. Cela illustre l’intérêt de la notion de « massacre génocidair­e », forgée par Leo Kuper : un « dérapage » localisé spatialeme­nt et/ou temporelle­ment d’un massacre « simple », non guidé par un plan d’exterminat­ion. La gravité comme les limites de la tuerie se trouvent confirmées au niveau de la cible privilégié­e : le PKI. Certes, au moins un membre du parti sur dix fut assassiné. Il n’en reste pas moins que la plupart survécuren­t, quitte à passer en détention un temps plus ou moins long : 1 500 000 furent arrêtés, et une centaine de milliers de politiques se trouvaient encore détenus en 1969. Et, à la différence des génocides, il fut rare que les meurtres s’étendent aux familles, et plus encore aux enfants. Beaucoup de communiste­s demeurèren­t cependant à vie des citoyens de seconde zone (4), surveillés jusqu’à la chute du dictateur Suharto (1998) par la police et subissant des formes d’interdicti­ons profession­nelles (secteur public, ou même inscriptio­n dans les université­s), eux et aussi leurs descendant­s directs.

Face à des tragédies souvent atroces, et à la peine des victimes, il convient donc de relater, d’expliquer, de dénoncer, de manifester sa solidarité quand il est encore temps, mais sans oublier que, du point de vue de l’histoire et de la science politique, tout massacre n’est pas égal à un autre.

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