Les Grands Dossiers de Diplomatie
Génocides, massacres de masse : enjeux et usage d’un concept. Le cas de l’Asie du Sud-Est
Alors que de nombreux massacres contre les populations civiles ont émaillé l’histoire de l’humanité, le terme de génocide est aujourd’hui souvent utilisé et associé à toute tuerie ou oppression d’importance. Il est pourtant important de délimiter l’étendue des pratiques qu’il recouvre afin d’en déterminer les enjeux.
La notion de génocide est aujourd’hui à géométrie (très) variable. Souvent limitée en France à quatre cas, tous situés au XXe siècle (Arméniens, Juifs, Cambodgiens, Tutsi du Rwanda), elle est communément étendue dans le monde anglo-saxon à des dizaines d’autres épisodes dramatiques, un peu comme si, faute de génocide, les victimes d’exactions ne méritaient qu’une solidarité au rabais. Le risque est de brouiller, et même dévaloriser une notion appliquée à des cas trop disparates. Il convient donc à chaque fois de questionner la conformité aux critères définis par la Convention internationale sur le génocide votée par l’ONU en 1948, qui, quelles que soient les critiques souvent justifiées qu’elle ait reçues, constitue le seul texte de référence de valeur universelle.
Le ciblage d’un groupe déterminé, la massivité des atteintes destructrices subies par ce groupe, et l’intentionnalité d’accomplir cette destruction sont les critères essentiels, tous nécessairement présents en cas de génocide.
Le génocide des Khmers rouges
L’Asie du Sud-Est — au sud de la Chine, à l’est de l’Inde, au nord de l’Australie — fut depuis la Seconde Guerre mondiale le théâtre de bien des violences de masse, que ce soient des guerres extérieures ou des massacres internes. C’est de ces derniers que relève le génocide cambodgien, accompli entre 1975 et 1979, après une guerre civile elle-même terrible, et avant une longue occupation vietnamienne : 1,5 million de morts
environ (le chiffre réel ne sera jamais connu), dont au moins 500 000 assassinés (le plus souvent dans les prisons locales), au moins 700 000 morts de faim ou de maladies induites, et quelques centaines de milliers de victimes du travail forcé et de déportations répétées. Soit près du quart de la population, en guère plus de trois ans. Le coupable : le mince appareil politico-militaire de l’Angkar (« Organisation »), tôt dénommée « Khmers rouges » (KR) par ses adversaires, et paravent d’un Parti Communiste (PCK) resté secret même après sa prise du pouvoir. Celui-ci était d’autant plus implacable qu’il se savait plus faible, ainsi que pauvre en cadres formés. La conséquence de cette faiblesse fut dramatique. Alors que les autres communismes avaient toujours maintenu l’ambiguïté entre usages métaphorique et littéral de la dangereuse formule « élimination des (koulaks/propriétaires terriens/capitalistes…) en tant que classe », le PCK, lui, décida l’extermination quasi-totale de vastes catégories de la population. Si les hommes disparurent les premiers, leurs familles tendirent à suivre, et celles qui survécurent le durent sans doute à l’effondrement brutal de 1979. Il convient de commencer par préciser ce que ce génocide ne fut pas : le massacre planifié de minorités ethniques par un pouvoir se réclamant de la majorité khmère (1). Rien n’atteste la discrimination ou le massacre systématique des centaines de milliers de Sino-Khmers, des très nombreux Cham musulmans, ou des ethnies « montagnardes », ces dernières étant au contraire plutôt favorisées dans les débuts du régime. Les ravages chez les Chinois et les Cham furent du même ordre que ceux subis par la population urbaine générale. Tout laisse à penser que ce fut du fait de leur caractère citadin, souvent aisé et mercantile que les Chinois furent durement traités. Quant aux Cham, souvent engagés eux aussi dans le petit commerce, ou dans la pêche, l’islam constitua pour eux un cadre de résistance autrement plus solide que le bouddhisme ne le fut pour les Khmers : il s’agissait pour l’appareil communiste de briser l’une des rares forces à gêner son projet totalitaire. Et personne ne conteste que la majeure partie des victimes ait été d’ethnie khmère.
Si l’on peut dénommer génocide ce qui advint au Cambodge, c’est à propos des couches sociales et politiques promises à la mort : personnels de l’ancien régime, militaires, policiers, hommes politiques, responsables administratifs, membres des divers clergés, soit, avec les familles, sans doute un cinquième de la population. Leur objectivation comme absolument « ennemies », y compris (avec une certaine ambigüité cependant) les femmes et les enfants, permet d’évoquer leur racialisation par les KR. Pour les Khmers rouges, certains groupes sociaux sont criminels globalement, et par nature ; de plus, ce « crime » est transmis aux époux comme à la descendance, par une forme d’héréditarisation des caractères (sociaux) acquis : la biologie non génétique patronnée par Trophim Lyssenko (2) en URSS n’est pas loin. Cette racialisation, sous une forme atténuée, s’applique aussi aux urbains dans leur globalité (soit la moitié des Cambodgiens de 1975), dans la mesure où les éléments suspects (fonctionnaires, intellectuels, marchands, minorités étrangères, et même ruraux ayant fui la précoce terreur khmère rouge) y pullulent. Les autres groupes, y compris les paysans, ne sont mieux traités que relativement. C’est un phénomène qu’on retrouve partout dans l’univers du communisme, et une différence majeure avec le nazisme, ou avec tout racisme ethnique classique : là, la séparation entre « bons » et « mauvais » est plus nette, la différence de traitement entre eux plus radicale. Mais le fait que ce qu’on dénommera racisme socio-politique se heurte à des difficultés de définition et de limites plus importantes que le racisme ethnique ne signifie pas que la notion de génocide ne puisse s’y appliquer. On ne peut se priver de la puissance et de la radicalité du terme de génocide, seul adéquat à rendre compte de l’exceptionnalité (quantitative aussi bien que qualitative) d’un crime de masse tel que celui accompli par les Khmers rouges.
La question des Rohingyas
Très récemment, un autre génocide a été dénoncé : celui que subiraient les Rohingyas, population bengalie de confession musulmane installée au cours des deux derniers siècles dans l’Ouest de la Birmanie (Arakan). Il ne s’agit pas de remettre en cause des faits largement documentés : de nombreux villages rohingyas incendiés, des milliers de meurtres de personnes sans défense, des viols de masse, et une caution publiquement donnée à ces atrocités par de hautes autorités, militaires en particulier. Ces exactions et la terreur engendrée par elles ont poussé l’essentiel des Rohingyas (quelque 700 000 personnes) à fuir le pays, principalement en direction du Bangladesh tout proche. Mais est-il pour autant justifié de parler de génocide ? Ce dernier implique non seulement le ciblage et la victimisation d’une population, mais surtout l’entreprise délibérée de sa destruction. Or, de ce point de vue, l’éviction de masse est contreproductive. Si l’on ose cette comparaison, les Nazis tentèrent
Si l’on peut dénommer génocide ce qui advint au Cambodge, c’est à propos des couches sociales et politiques promises à la mort.
d’abord, de 1933 à 1939, d’expulser les Juifs d’Allemagne ; mais quand ils passèrent au génocide, en 1941, ils cherchèrent au contraire à concentrer au maximum, pour mieux assassiner. Qui plus est, si les interventions d’Aung San Suu Kyi et des autorités birmanes peuvent être critiquées pour leur timidité, elles ne se caractérisent assurément pas par leur radicalité haineuse ou meurtrière. L’armée birmane elle-même a commis de nombreux crimes sur le terrain, mais en réaction (très disproportionnée certes) à la meurtrière offensive en 2017 de l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA), d’inspiration islamiste, qui anéantit plusieurs villages hindous ou bouddhistes. On peut donc évoquer une épuration ethnique, assortie de massacres limités (sans doute 1 % à 2 % des Rohingyas), mais pas un génocide. Il y a là deux types d’atrocités contradictoires et incompatibles, même si, comme dans le comportement des Nazis face aux Juifs, l’échec relatif de l’épuration peut conduire au génocide. Il est encore plus précis d’évoquer une guerre civile asymétrique, les témoignages semblant attribuer la plupart des exactions aux voisins Rakhine — bouddhistes — des Rohingyas musulmans (3), l’armée ayant, dans un grand nombre de cas, clairement soutenu les premiers contre les seconds, eux-mêmes auteurs, mais à bien moindre échelle, d’exactions tout à fait comparables.
Une région marquée par de nombreux massacres
L’Asie du Sud-Est a connu, depuis un siècle, bien d’autres massacres à base ethnique (ou ethno-religieuse), fréquemment suivis de déplacements de populations : la Birmanie, les Philippines, le Laos, le Vietnam, la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie ont été touchés, à des degrés divers, l’initiative meurtrière revenant aussi souvent à telle communauté (y compris, fréquemment, minoritaire) qu’aux États. Ainsi, un quart sans doute des quelque 600 000 Timorais de l’Est n’a pas survécu à l’occupation
À propos des Rohingyas, on peut donc évoquer une épuration ethnique, assortie de massacres limités, mais pas un génocide.
indonésienne de 1975, consécutive à la décolonisation manquée de ce territoire portugais. On ne parlera cependant pas de génocide, l’intentionnalité n’étant pas constituée : ce furent les conséquences dramatiques d’une guerre de résistance, et d’une grande incapacité de l’armée indonésienne à gérer efficacement et humainement le territoire — tout particulièrement à nourrir les populations. Par contre, en dehors de la sphère communiste, un seul massacre a été considéré par beaucoup comme un génocide à base politique : celui des communistes indonésiens du PKI, en 1965-1966, sous l’effet de l’alliance entre certains militaires et les milices de certains partis et associations, tout particulièrement musulmans. Les victimes se comptèrent par centaines de milliers, le chiffre (non prouvé) de 500 000 étant le plus communément admis. Pour un pays qui, alors, comptait une centaine de millions d’habitants, et surtout pour un parti fort (officiellement) de 3 500 000 membres, ce fut considérable. À l’échelle de l’Indonésie, cela représenterait 0,5 % de la population. Mais on se situe bien en dessous des quelque 25 % de morts du Cambodge de Pol Pot. Ne serait-ce que pour des raisons d’échelle, on ne retrouve pas globalement la logique du génocide, pourtant ébauchée localement (en particulier à Bali ou dans la région de plantations de Sumatra-Nord) par le massacre occasionnel de communautés presque entières. Cela illustre l’intérêt de la notion de « massacre génocidaire », forgée par Leo Kuper : un « dérapage » localisé spatialement et/ou temporellement d’un massacre « simple », non guidé par un plan d’extermination. La gravité comme les limites de la tuerie se trouvent confirmées au niveau de la cible privilégiée : le PKI. Certes, au moins un membre du parti sur dix fut assassiné. Il n’en reste pas moins que la plupart survécurent, quitte à passer en détention un temps plus ou moins long : 1 500 000 furent arrêtés, et une centaine de milliers de politiques se trouvaient encore détenus en 1969. Et, à la différence des génocides, il fut rare que les meurtres s’étendent aux familles, et plus encore aux enfants. Beaucoup de communistes demeurèrent cependant à vie des citoyens de seconde zone (4), surveillés jusqu’à la chute du dictateur Suharto (1998) par la police et subissant des formes d’interdictions professionnelles (secteur public, ou même inscription dans les universités), eux et aussi leurs descendants directs.
Face à des tragédies souvent atroces, et à la peine des victimes, il convient donc de relater, d’expliquer, de dénoncer, de manifester sa solidarité quand il est encore temps, mais sans oublier que, du point de vue de l’histoire et de la science politique, tout massacre n’est pas égal à un autre.