Les Grands Dossiers de Diplomatie
Peuplement, dépeuplement, repeuplement : le cas du Karabagh
Par Françoise Ardillier-Carras, professeur émérite des universités en géographie, laboratoire CEDETE-Orléans (Centre d’études pour le développement des territoires et l’environnement).
Le vote du Soviet du Haut-Karabagh, en 1988, pour le rattachement de cette région autonome à l’Arménie sonne le glas de la pax sovietica. Sitôt après l’éclatement de l’URSS, et l’indépendance de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh s’autoproclame République indépendante, signant une revendication qui va déboucher sur des heurts interethniques arménoazéris dès 1988, conjugués à une « guerre pour une enclave » (1) entre 1990 et 1994. Un « ni paix, ni guerre » s’ensuit, qui débouche sur un conflit toujours actif, dont les populations sont les premières victimes. Avec la montée des nationalismes et le processus de déconstruction-reconstruction des États, le conflit du Haut-Karabagh revêt une dimension unique, un cas d’école pour qui veut comprendre le choc postsoviétique et l’entrée en lice des grandes puissances, au premier rang desquelles la Russie. Un imbroglio territorial qui, tel une bombe à retardement aux soubassements historiques soviétiques (2), va déclencher un raz-de-marée démographique et l’anéantissement d’une société binaire. Passer d’un État de facto à un statut officiel de jure, tel est l’enjeu décisif pour l’avenir des populations qui peuplent le Karabagh. Ces mutations profondes de la société entrent dans un processus politique de construction des États (3) issus de l’ex-URSS, Azerbaïdjan et Arménie.
Le réveil des peuples, effet de l’effondrement soviétique
Interface de l’Histoire et carrefour millénaire, à la charnière entre Asie, Occident, monde turcophone et Iran, le Haut-Karabagh, ou Nagorny Karabagh, est imprégné de vagues de peuplement qui y ont laissé des traces indélébiles. Dans cette géographie des confins, au carrefour des empires, au fond d’un cul-de-sac territorial de l’ex-URSS, triplement enclavé (4) géographiquement et géopolitiquement, le Haut-Karabagh, petit ensemble montagneux de 4400 km2 (5), devient une caisse de résonance des bouleversements issus de l’effondrement de l’URSS.
Les racines de la question du Karabagh tiennent à la politique de Staline, à partir de sa conception de la nation (6) lorsqu’en 1921 il crée arbitrairement une « Région autonome » au sein de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, sans aucune logique, hormis celle de « diviser pour tenir les peuples » entre Arméniens (chrétiens), et Azéris (musulmans). Les enclaves, ou fragmentation territoriale, créées par
Staline sont, de fait, soixante-dix ans après, à l’origine de la guerre arméno-azérie entre 1990 et 1994, un casse-tête juridique sur l’appartenance de ces territoires à la nouvelle donne territoriale issue de la fin de l’URSS. Produit de nationalismes exacerbés, qui couvaient sous la chape de plomb soviétique, le conflit éclate lors des indépendances, alors que l’édifice commence à se lézarder sous la pression d’irrédentismes diaboliquement entretenus dans cette mosaïque de peuples qu’est le Caucase. Selon ce même principe, le Nakhitchevan, considéré historiquement comme une province arménienne et peuplé en majorité d’Arméniens, fut cédé à l’Azerbaïdjan en tant que « République autonome », devenant une « exclave » à l’encontre de tous principes de cohérence territoriale. Vidé de presque tous ses habitants arméniens, repeuplé d’Azéris, il révèle une des premières phases de peuplement après dépeuplement, et qui va marquer lourdement la situation post-soviétique.
Multiethnicité et multiculturalisme ont toujours marqué les sociétés et la démographie dans l’ensemble sud-caucasien et ont toujours prévalu au Karabagh, quand au XIXe siècle s’y côtoyaient Russes, Perses,
Tatars, Arméniens, Kurdes et Grecs. L’identité culturelle ainsi façonnée est encore portée aujourd’hui dans la mémoire des habitants. C’est là la pierre d’achoppement qui conduit à l’affrontement : entre limites frontalières imposées par un régime aujourd’hui déchu, selon les deux principes antagonistes : intangibilité des frontières et intégrité territoriale pour l’Azerbaïdjan, et de droit à l’autodétermination (7) des peuples pour les Arméniens. Là se situe le casus belli qui a embrasé la région. Il alimente des enjeux de pouvoir et vise au contrôle de ce territoire. Pour l’Azerbaïdjan, il s’agit de maintenir, au besoin par la force, le Karabagh sous la tutelle de Bakou (Lisbonne, 1996) (8).
Aborder la situation démographique du Haut-Karabagh revient à poser une équation insoluble : entre zone de non-droit, territoire sans statut, entité administrative écartelée entre une logique d’État de jure, et une situation de facto. Le Karabagh est au centre d’un « dédale juridique ou échiquier politique » (9) : entre territoires « conquis », pour les Arméniens, dénommés « terres occupées » par les Azéris. Comment alors concilier l’inconciliable : droit à l’autodétermination des peuples versus respect de l’intégrité territoriale ?
Épuration ethnique et recompositions socio-spatiales
Haut-Karabagh et Nakhitchevan participent d’une rupture territoriale conflictuelle au sud du Caucase. C’est dans cet ensemble à haut risque et sur les territoires contestés issus de la guerre du Karabagh (1990-1994)
que s’expriment le mieux les divergences entre territoire politique et terre historique, entre groupes humains et ensemble socio-spatial.
Des mouvements contraires bouleversent les foyers de peuplement. Les glissements de populations selon leur appartenance ethnique et les balancements permanents des groupes arméniens et azéris, comme un indicateur des relations interethniques in situ et des politiques émanant de l’URSS, ont toujours caractérisé cet ensemble territorial. En 1926, le Karabagh compte 89 % d’Arméniens et 10 % d’Azéris , alors qu’en 1989 (10), ils sont respectivement 76,8 % et 21,5 %, auxquels s’ajoute
1,8 % d’autres populations, dont des Russes. Ces mouvements avaient aussi pour but de fragiliser les Arméniens dont la population décroît, selon un processus de « nakhitchevanisation » (11) en une « azérification » de l’exclave du Nakhitchevan où la part des Arméniens diminua drastiquement, passant de 40 % en 1917 à 1,4 % en 1979.
Dès 1988, durant la perestroïka, un total remaniement ethno-démographique se déroule selon trois processus dans la configuration territoriale entre Arménie et Azerbaïdjan : modification des équilibres démographiques, désertification en taches avec affaiblissement des densités humaines, recomposition socio-spatiale en monoethnicité.
Si la purification ethnique arméno-azérie et les conquêtes ou les pertes territoriales sont des faits de guerre, leurs effets sont à l’origine de recompositions démographiques et sociales, spontanées ou non, dans la république autoproclamée du Karabagh. Une double et totale purification ethnique provoque des répercussions considérables sur la démographie et l’organisation sociale du territoire en Arménie et en Azerbaïdjan, Karabagh et Nakhitchevan compris, avec les pogroms en 1988 à l’encontre des Arméniens de Soumgaït, de Bakou (en 1990) et de Kirovabad. Le nettoyage ethnique se double de remaniements dans la répartition spatiale de la population en place, avec dépeuplement, et dévitalisation dans les zones frappées par l’exode forcé. Le territoire du Karabagh revêt alors l’apparence d’une « peau de panthère » entre vides démographiques et taches de peuplement.
La monoethnicité, effet de l’homogénéisation de la carte ethnique qui résulte de ces brassages de population conduit à une déstabilisation des cohabitations séculaires (12) et à une concentration socio-spatiale aux relents identitaires où la répartition religieuse de la population joue comme un marqueur culturel : 97 % de musulmans en Azerbaïdjan et 98,7 % de chrétiens en Arménie. De la multiethnicité passée, en Arménie, il ne reste que quelques minorités résiduelles non islamisées, Russes, Yézidis, Assyriens, Grecs. En Azerbaïdjan, la trame suit la même logique : en 1999, 94,5 % d’Azéris cohabitent avec des minorités culturellement proches. Parmi les caractères du peuplement post-conflit, la présence des Russes est un élément révélateur des mutations sociales en cours (13). Implantés depuis le XIXe siècle, leur nombre s’amplifie sous l’URSS. Mais avec les indépendances, leur émigration massive vers la Russie crée un impact direct sur l’équilibre ethnique dans le Sud-Caucase.
Entre réfugiés et déplacés, des répercussions dans la trame sociale
Au cours de cette période, se croisent des flux importants de réfugiés ou de déplacés : Arméniens d’Azerbaïdjan (14) vers l’Arménie, fuyant les massacres en Azerbaïdjan et, en retour, habitants azéris d’Arménie vers l’Azerbaïdjan (15). Quand les territoires sont pris en compte dans leur configuration soviétique et de jure, les Azéris qui ont fui le Haut-Karabagh et se sont disséminés ailleurs dans l’Azerbaïdjan ne sont pas considérés comme des réfugiés mais sont des « déplacés » évalués au nombre de
686 000 entre 1991 et 1994. En revanche, les Arméniens qui ont fui l’Azerbaïdjan, dont le Karabagh et le Nakhitchevan, pour trouver refuge en Arménie, soit 350 000, sont considérés comme des réfugiés, de même que les 168 000 Azéris qui ont fui l’Arménie. Ces chassés-croisés ont provoqué l’exode de plus d’un quart de la population, réduite à cent mille habitants en 1999. L’estimation des personnes déplacées au total s’avère incertaine (16). Toutefois, le chiffre de 1 million au total est généralement avancé par les organismes officiels (HCR).
La rupture de la trame sociale déstabilise les deux communautés ethniques : fermeture des frontières, mettant un terme aux liens sociaux et économiques antérieurs, lourd bilan humain de la guerre 1990-1994 — qui a fait des milliers de veuves et d’orphelins —, morts aux combats des chefs de famille et des fils, ont durablement déséquilibré la démographie et les structures familiales et villageoises, sans parler des blessés et des victimes d’attaques sur la ligne de cessez-le feu depuis 1994, ainsi que l’explosion de mines antipersonnels. Si les dégâts matériels peuvent être chiffrés, les dommages collatéraux de ruptures sociales, de dispersion des familles, les effets du stress économique et le traumatisme vécu par la population contribuent à des fractures socio-économiques de part et d’autre.
Réarméniser les « terres conquises » : une réponse sécuritaire pour l’Arménie et le Karabagh
Préoccupations sécuritaires et viabilité du territoire sont les maîtres-mots d’une stratégie de repeuplement du Karabagh, « Artsakh » pour les Arméniens. Troisième volet d’un processus géopolitique entre « ni paix, ni guerre », la réarménisation répond à deux priorités vitales : assurer un continuum territorial avec l’Arménie par des axes routiers modernisés, repeupler les vides démographiques, sortes de no man’s land, zones grises sans statut officiel. Ils sont devenus depuis le cessez-le-feu des zones de repeuplement arménien, pour la majeure partie du Karabagh, et azéri pour partie des territoires de Chahoumian, de Mardakert et de Martouni.
Une phase de réinstallation d’Arméniens se met en place au Karabagh dès 1992 dans le corridor de Latchine, dénommé « Berdzor » par les Arméniens, afin d’ouvrir un accès vers le monde extérieur via la modernisation de la route Erevan – Stepanakert, via Goris et Latchine. Pour cette entité enfermée et isolée, désenclaver et viabiliser est un impératif vital. Élargir le corridor de Latchine vers d’autres régions rejoint un objectif prioritaire de sécurisation de l’ensemble karabaghiote. Ce programme prend de l’ampleur durant les années 2000-2010 dans les régions « sous contrôle » de l’armée arménienne du Karabagh avec comme objectifs, encouragés par le gouvernement du HK, l’implantation de familles de réfugiés venant d’Arménie et de Russie, la revitalisation de zones rurales abandonnées, la relance de l’agriculture, la diffusion de la culture et de l’enseignement de l’arménien.
Une nouvelle liaison routière, la « route du Nord », a été créée il y a trois ans entre Vardenis et Stepanakert via Kelbajar. Six à sept pourcents de nouveaux habitants s’installent dans le corridor de Latchine et dans le secteur de Kelbajar avec une motivation principale de retour à la terre. La perspective d’une troisième route, via Kapan et la bordure iranienne ou « route du Sud » ouvrira à court terme le territoire tout entier. C’est dire combien le désenclavement est prioritaire alors que l’objectif de l’Azerbaïdjan est de prendre en tenailles ce territoire pour l’isoler et l’étouffer.
C’est une question vitale pour les populations vivant au Karabagh grâce aux aides financières de la diaspora et de nombreuses associations caritatives, de France, du Liban, de Suisse, des États-Unis. De plus, la liaison avec l’Arménie garantit la sécurité et une aide militaire essentielle.
Le « ni paix, ni guerre » résultant du cessez-le-feu de 1994 a laissé les deux parties exsangues dans un face-à-face militaire permanent rythmé par les avancées et les reculs de la diplomatie du groupe de Minsk. Au milieu de ce maëlstrom géopolitique, la Russie pèse lourd dans la balance. Face à cette situation inachevée, la question du
Karabagh se lit comme en un miroir. Ethno-nationalisme et intégrité territoriale côté Azerbaïdjan, qui défend le statu quo hérité d’une politique stalinienne, et qui voit comme « expansionnisme » ce que l’Arménie appelle reconquête des terres perdues et sécurisation du territoire. L’autodétermination de la population est défendue par les Arméniens, dont le vécu historique est fait de violences, d’invasions, de déportations et de massacres, d’un génocide et de l’exil et qui redoutent par-dessus tout l’encerclement de leur territoire et l’anéantissement complet de leur population. Ce sentiment d’un peuple d’être assiégé rejoint le « mythe du serpent vert » (17). Au vu de ce que d’aucuns qualifient d’enlisement, entre tensions et jeu d’alliances, la question du Karabagh se joue sur la scène internationale où, depuis 1992, négocie le Groupe de Minsk de l’OSCE, composé de la France, la Russie et les États-Unis. Les violations du cessez-le-feu par l’Azerbaïdjan y sont constamment dénoncées. « Un conflit gelé, oublié » ? Sûrement non, car ce verrou doit sauter pour permettre une ouverture salutaire, et l’UE l’appelle de ses voeux. La Russie, alliée historique de l’Arménie, occupe une place stratégique entre les deux belligérants, alors que l’Azerbaïdjan reste proche des États-Unis. Le voisinage immédiat de la Turquie et de l’Iran a un poids non négligeable : l’énergie y joue un rôle majeur dans les relations arméno-iraniennes, de même qu’entre Azerbaïdjan et Turquie. Ainsi placé dans le viseur de Washington et de Moscou, le Karabagh (Artsakh) entame une vingtcinquième année post-conflit sans qu’aucun véritable processus de paix ne soit mis en oeuvre. La « révolution douce » en 2018 en Arménie a porté au pouvoir un gouvernement qui fait montre d’une grande fermeté dans le conflit larvé du Karabagh. Et chacune des parties s’accorde sur un point : l’avenir de ce territoire passera à coup sûr par un équilibre entre territoire et peuplement. Françoise Ardillier-Carras
Notes
(1) Gaïdz Minassian, « Le Haut-Karabagh, la guerre pour une enclave », Les Cahiers de l’Orient, no 57, 2000, p. 83-105. Voir aussi du même auteur Caucase du Sud, la nouvelle guerre froide, (Autrement, 2007).
(2) Françoise Ardillier-Carras, Gérard-François Dumont, « HautKarabagh : une poudrière méconnue », mai 2016 (https:// halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01315971).
(3) Gérard Libaridian, La construction de l’État en Arménie : un enjeu caucasien, Paris, Karthala, 2000, p. 80-110. (4) L’enclavement du Haut-Karabagh s’ajoute à celui de l’Arménie, sans ouverture maritime, qui se double, en plus, d’un blocus turcophone sur plus des trois quarts de ses frontières. (5) La superficie du Karabagh, incluant les terres sous contrôle arménien après 1994, est évaluée à 12 500 km2.
(6) Le Marxisme et la question nationale est un petit essai très expressif, publié dans la revue Bolchevik en 1913, où Staline expose sa politique des nationalités.
(7) Le principe du droit à l’autodétermination fut défendu par Lénine (1913-1914). (8) Rasim Mousabekov, « Les buts de l’Azerbaïdjan et le facteur temps dans le conflit du Karabagh », in États et nations en Transcaucasie, Paris, La Documentation française, no 827, 1999. (9) Sévag Torossian, Le Haut-Karabagh arménien : un État virtuel ?, Paris, L’Harmattan, 2006.
(10) Il s’agit d’un recensement soviétique qui pose problème, car dès 1987 il y avait des échanges de populations entre villages d’Arménie et villages d’Azerbaïdjan.
(11) Sévag Torossian, op. cit.
(12) Jean Radvanyi, « Le Caucase du Sud entre reconquête nationale et purification ethnique », Questions internationales, no 37, 2009.
(13) Garik Galstyan, « Les minorités ethniques du Sud-Caucase face aux constructions nationales : le cas de la communauté russe », in « Le Sud-Caucase. États-nations et enjeux internationaux », Revue arménienne des questions contemporaines, no 13-14, 2011.
(14) L’Azerbaïdjan de 1988 inclut les territoires du Nakhitchevan et du Haut-Karabagh.
(15) Julien Zarifian, « Le Sud-Caucase géopolitique », Revue arménienne des questions contemporaines, no 12, décembre 2010, p. 22-36.
(16) Les sources azerbaïdjanaises font état de 800 000 à 1 million de personnes réfugiées et déplacées côté Azerbaïdjan, ce que dément le Moscow Times (février 2005) mentionnant le chiffre de 500 000.
(17) François Thual, Le désir de territoire, Paris, Ellipses, 1999.