Les Grands Dossiers de Diplomatie
Russie : une démographie très politique et instable
La démographie de la Russie est suivie très attentivement, excessivement peut-être. D’abord car elle est l’objet même d’une très forte attention des autorités et médias russes eux-mêmes, et que la question démographique fait souvent l’objet d’une annonce particulière, depuis quelques années, par Vladimir Poutine lors de son adresse annuelle à la nation. Ensuite car la Russie a de longue date une démographie atypique, tant l’espérance de vie est restée faible durant plusieurs décennies, tant aussi sa croissance démographique tenait à l’importance des migrations, pour bien d’autres raisons encore, telles ces régions qui se sont vidées de leurs habitants depuis le début de ce siècle, en Extrême-Orient mais aussi en Russie centrale.
Elle est suivie attentivement aussi car les indicateurs démographiques — et en particulier la croissance de la population de la Fédération de Russie — publiés par les organes statistiques officiels ne sont pas exclusivement le reflet d’une croissance migratoire et naturelle, mais aussi de l’intégration, non reconnue par la communauté internationale, de nouveaux territoires : la population de la Crimée a ainsi permis à la Russie d’accroître de plus de 2 millions le nombre de ses habitants. Il y a quelques jours, en cette fin du mois d’avril 2019, Vladimir Poutine a encore déclaré que l’acquisition de passeports russes, pour les républiques autoproclamées de Lougansk et de Donetsk, pourtant sises en Ukraine, suivrait une procédure simplifiée. Ils ne seront pas comptés, pour l’instant, dans les statistiques officielles de la population de la Fédération, utilisée dans les estimations démographiques, mais apparaîtront comme Russes à l’étranger et gonfleront donc le nombre de citoyens de Russie.
L’enjeu de la croissance démographique
Il est vrai que, ces dernières années, tout a été fait pour montrer l’effet positif des réformes menées depuis le milieu des années 2000, à tel point qu’on peut avoir quelques doutes sur la qualité des données statistiques recueillies. Ainsi, certains indicateurs démographiques sont utilisés par les autorités de Moscou pour juger de l’action des gouverneurs de province, incluant par exemple la croissance naturelle de la population ! Il faut cependant souligner que la croissance migratoire est l’objet de diverses manipulations des autorités. Le changement du système d’enregistrement et des critères de durée de présence du migrant pour qu’il soit inclus dans la population résidente peut conduire à une hausse ou baisse artificielle de la croissance migratoire, permettant aux pouvoirs politiques d’essayer de trouver un équilibre entre deux injonctions contradictoires : souligner la croissance de la population tout en minimisant le nombre de migrants qui ne pourraient être considérés comme d’identité culturelle et religieuse russe. Cependant, une fois exprimés ces doutes sur la qualité des données, soulignons qu’ils ne jouent probablement qu’à la marge si l’on s’intéresse à la Russie dans son ensemble. Les tendances présentées ci-dessous sont donc très vraisemblables.
Alors que la population de la Russie avait fortement baissé (de près de 6 millions entre 1991 et 2008), le solde naturel, négatif depuis 1992, n’est redevenu positif que durant les années 2013-2016 (+101 400 durant cette dernière période, sans la Crimée (2))
(figure 1). En 2017, il est redevenu négatif
(-128 300), annulant le solde positif des trois années précédentes (3), et en 2018, il approcherait 211 000 personnes (4). Les migrations ont aussi, de façon très inégale selon les années, contribué à renforcer cette croissance. Si l’on en croit la statistique officielle, toujours fragile pour estimer le nombre de migrants, l’immigration a joué un rôle très important pour soutenir la croissance de la population. Selon les estimations de l’Institut de démographie de l’Université nationale de recherche – École des hautes études en sciences économiques (NRU-HSE), durant la dernière décennie, la croissance migratoire de la population permanente n’a jamais dépassé 150 000 personnes, si l’on ignore l’effet du changement de la mesure de la migration (en termes de durée de présence), alors que, rappelons-le, elle s’approchait du million durant les premières années qui ont suivi l’éclatement de l’URSS .
Cette croissance, pour un temps, de la population de la Fédération de Russie, a été souvent mise au crédit d’une politique nataliste renforcée, mise en place en 2006, la fameuse politique du « capital maternel », à laquelle se rajoutaient quelques autres mesures. Enfin, localement, on a vu se développer un ensemble de campagnes natalistes appuyées promouvant la famille de trois enfants par exemple, à l’aide de campagnes publicitaires, de primes et autres prix. Les autorités russes ont vite fait de souligner le succès de ces politiques, qui auraient interrompu le déclin de la population de Russie.
Un retournement net des tendances
Les analyses faites par le monde politique étaient sans aucun doute bien à courte vue, tant les transformations observées sont la conséquence de divers facteurs. C’est ce que confirme le renversement observé, il y a peu, en matière de fécondité, et qui semble répéter ce que l’on avait observé après la politique démographique mise en place dans les années 1980 (figure 2). L’année 2018 est la première depuis 2006 à connaître un retournement net des tendances précédentes, retournement net non seulement de la croissance de la population, qui devient négative, mais aussi de l’indicateur mesurant la fécondité qui baisse depuis 2015 : atteignant cette année-là 1,78 enfant par femme, il serait, en 2018, proche de 1,58 enfant par femme. De plus, les migrations, dont le solde reste positif, sont cependant à leur plus bas niveau. À partir de 2011, le nombre d’émigrants augmente régulièrement alors que le nombre d’immigrants reste stable depuis 2014. Le solde migratoire est donc en train de chuter, provoquant une vive inquiétude dans le monde politique. La Russie a manifestement perdu, ces dernières années, de son attractivité, tant pour ceux qui souhaiteraient s’installer pour longtemps que pour les migrations de travail temporaires. Les flux de migrations de travail se sont réduits suite à la complexification de la procédure d’enregistrement, ainsi qu’en raison d’un renforcement de la responsabilité des entrepreneurs qui recruteraient des travailleurs clandestins. Autre facteur important, la dépréciation du rouble a rendu moins rentable une activité temporaire en Russie. En 2018, les autorités
russes ont pris quelques initiatives pour simplifier la procédure d’accès à la citoyenneté russe, en particulier pour le « retour » de « compatriotes » en Russie, et pour « les citoyens étrangers et apatrides, venant en Russie de pays où ils sont menacés pour des raisons politiques ou autres, dans lesquels se sont produits des coups d’État, des conflits armés et d’autres situations exceptionnelles », mesures prises en réponse à la chute de la croissance migratoire.
Très clairement, ce qu’annonçaient les démographes les plus sérieux est en train de se produire : l’effet « capital maternel » fut, en grande partie, un « effet de calendrier », les couples anticipant les naissances d’enfants pour être certains d’en bénéficier, mais ne modifiant pas vraiment leur intention de fécondité, c’est-à-dire le nombre final d’enfants désirés. Du coup, l’indicateur de fécondité a été gonflé artificiellement, conduisant d’ailleurs à un raccourcissement des intervalles entre naissances, mais ne modifiant pas un processus de long terme, observé partout en Europe, de croissance de l’âge de la mère à la première maternité. On ne peut pas pour autant dire que le « capital maternel » n’a pas eu d’effet, il a probablement conduit à une hausse, légère, de la descendance finale des femmes, mais elle ne saurait être aussi élevée que l’indicateur le montre. Rappelons à ce propos qu’un phénomène identique s’observe en Ukraine : une hausse de la fécondité vers le milieu des années 2000, il est vrai ralentie par la guerre, mais réelle, alors qu’aucune politique de cette nature n’a été mise en place.
Autre effet, facile à prévoir mais dont les autorités n’ont guère parlé : la Russie est désormais dans une situation démographique très défavorable, avec un nombre de femmes en âge de procréer très faible, qui va continuer à baisser dans les prochaines années, ce qui explique des projections de population à un horizon de 15 ans en progressive décroissance.
En revanche, la mortalité continue de baisser, à un rythme rapide, et le processus de convergence vers les autres pays européens se poursuit. Cette tendance ne devrait pas, sauf crise importante, s’interrompre, car elle tient à des transformations profondes, permettant cette convergence : ouverture du marché médical aux nouvelles technologies, débats publics qui avaient
mis en lumière la dégradation longue de l’espérance de vie, lutte active contre l’alcoolisme, etc. Il est vrai que la Russie, avec l’Ukraine, furent les deux derniers pays issus de l’URSS et du bloc de l’Est, à connaître ce retournement de tendances, qui avait eu lieu dès le début des années 1990 en Europe centrale, et un peu plus tard dans les États de la Baltique (Lituanie, Lettonie et Estonie) (figure 3).
Les migrations : une question complexe
Les processus migratoires sont, quant à eux, beaucoup plus soumis à une conjoncture économique et politique, et qui plus est restent difficiles à saisir tant leur mesure est complexe. Politiquement, de multiples facteurs interviennent. Au retour des populations russophones des territoires de l’ancienne URSS dans les années
1990, avait succédé une période de basse immigration, puis le développement d’une migration de travail en provenance, essentiellement, des États du Caucase et d’Asie centrale. À partir de 2016, les conflits en Ukraine conduisent à une forte immigration en provenance de ces territoires. Sans doute autour d’un million de personnes sont arrivées ; cependant, seule une petite partie a reçu officiellement le statut de résident permanent en Russie. En effet, pour avoir ce statut, il faut s’enregistrer pour une durée de résidence de neuf mois ou plus, et pour cela disposer de raisons suffisantes (contrat de travail, situation familiale, études, etc.). Même le statut de réfugié (réfugié temporaire)
qui avait été modifié et simplifié suite au conflit en Ukraine orientale, n’a été acquis que par environ 300 000 personnes (pour la période 2016-2017). On ignore combien parmi ces immigrés d’Ukraine sont finalement restés. Selon les estimations officielles de Rosstat, le solde migratoire en
2017 entre Ukraine et Russie est presque revenu à son niveau antérieur à 2014 avant que n’éclate le conflit sur les territoires d’Ukraine orientale (48 000 en 2017, 37 000 en moyenne annuelle sur la période 2011-2013). Par ailleurs, les migrations de travail, tout au moins non clandestines, sont extrêmement sensibles à une politique migratoire des plus fluctuantes : introduction d’une patente d’un côté, forme de titre de travail qu’on doit acheter auprès des autorités, mais exemption de cette contrainte et libre accès au marché du travail pour les ressortissants de l’Union économique eurasiatique. Cette union, composée de la Russie, de la Biélorussie, du Kazakhstan (les trois pays à l’origine de cette union) ainsi que désormais de l’Arménie et du Kirghizstan, est un espace de libre (ou relativement libre) circulation et offrant le droit de travailler sans patente dans tous ces pays. Il s’agit d’un espace d’importance, car il renvoie à un espace politique et économique, même si la dimension politique est secondaire. Il offre donc à la Russie un réservoir de maind’oeuvre.
Faire face au dépeuplement
Une des grandes questions auxquelles fait face le territoire réside dans les très grandes inégalités de peuplement, qui se sont renforcées après la chute de l’URSS. Certaines régions ont perdu en un quart de siècle plus du tiers de leur population. Il est désormais difficile de trouver une main-d’oeuvre russe acceptant d’aller exploiter les ressources naturelles du Grand Nord ou en Sibérie. Se développe alors une immigration en provenance d’Asie centrale en particulier — dans une logique post-coloniale assez classique — qui vient s’installer dans des zones en partie désertées, conduisant par exemple certains chercheurs à évoquer le développement d’un « islam polaire » (Sophie Hohmann), pour montrer l’implantation de nouvelles communautés sur ces territoires. Deux processus majeurs ont vu le jour : une migration orientée Est-Ouest, conduisant à renforcer le clivage entre une Russie européenne dont la population, à défaut de croître, ne décroît pas, et une Russie entre Sibérie et Extrême-Orient, dont la population décroît fortement.
Qui plus est, dans ces régions, seuls les grands centres urbains restent quelque peu attractifs, le reste des territoires se dépeuplant à un rythme rapide. Deuxième dimension importante, corollaire de la première, les populations sibériennes et d’Extrême-Orient sont de plus en plus des populations natives de ces territoires, témoignant de la disparition des relations migratoires qui maintenaient un lien personnel, familial, entre Est et Ouest. La Russie fait face, là, à un problème d’ampleur, que les autorités tentent parfois d’enrayer, sans succès tant il est difficile de penser une politique incitative de peuplement des territoires orientaux et du Grand Nord. Or, c’est la cohérence même du territoire qui est ainsi menacée.