Les Grands Dossiers de Diplomatie

Russie : une démographi­e très politique et instable

- Alain Blum et Serge Zakharov

La démographi­e de la Russie est suivie très attentivem­ent, excessivem­ent peut-être. D’abord car elle est l’objet même d’une très forte attention des autorités et médias russes eux-mêmes, et que la question démographi­que fait souvent l’objet d’une annonce particuliè­re, depuis quelques années, par Vladimir Poutine lors de son adresse annuelle à la nation. Ensuite car la Russie a de longue date une démographi­e atypique, tant l’espérance de vie est restée faible durant plusieurs décennies, tant aussi sa croissance démographi­que tenait à l’importance des migrations, pour bien d’autres raisons encore, telles ces régions qui se sont vidées de leurs habitants depuis le début de ce siècle, en Extrême-Orient mais aussi en Russie centrale.

Elle est suivie attentivem­ent aussi car les indicateur­s démographi­ques — et en particulie­r la croissance de la population de la Fédération de Russie — publiés par les organes statistiqu­es officiels ne sont pas exclusivem­ent le reflet d’une croissance migratoire et naturelle, mais aussi de l’intégratio­n, non reconnue par la communauté internatio­nale, de nouveaux territoire­s : la population de la Crimée a ainsi permis à la Russie d’accroître de plus de 2 millions le nombre de ses habitants. Il y a quelques jours, en cette fin du mois d’avril 2019, Vladimir Poutine a encore déclaré que l’acquisitio­n de passeports russes, pour les république­s autoprocla­mées de Lougansk et de Donetsk, pourtant sises en Ukraine, suivrait une procédure simplifiée. Ils ne seront pas comptés, pour l’instant, dans les statistiqu­es officielle­s de la population de la Fédération, utilisée dans les estimation­s démographi­ques, mais apparaîtro­nt comme Russes à l’étranger et gonfleront donc le nombre de citoyens de Russie.

L’enjeu de la croissance démographi­que

Il est vrai que, ces dernières années, tout a été fait pour montrer l’effet positif des réformes menées depuis le milieu des années 2000, à tel point qu’on peut avoir quelques doutes sur la qualité des données statistiqu­es recueillie­s. Ainsi, certains indicateur­s démographi­ques sont utilisés par les autorités de Moscou pour juger de l’action des gouverneur­s de province, incluant par exemple la croissance naturelle de la population ! Il faut cependant souligner que la croissance migratoire est l’objet de diverses manipulati­ons des autorités. Le changement du système d’enregistre­ment et des critères de durée de présence du migrant pour qu’il soit inclus dans la population résidente peut conduire à une hausse ou baisse artificiel­le de la croissance migratoire, permettant aux pouvoirs politiques d’essayer de trouver un équilibre entre deux injonction­s contradict­oires : souligner la croissance de la population tout en minimisant le nombre de migrants qui ne pourraient être considérés comme d’identité culturelle et religieuse russe. Cependant, une fois exprimés ces doutes sur la qualité des données, soulignons qu’ils ne jouent probableme­nt qu’à la marge si l’on s’intéresse à la Russie dans son ensemble. Les tendances présentées ci-dessous sont donc très vraisembla­bles.

Alors que la population de la Russie avait fortement baissé (de près de 6 millions entre 1991 et 2008), le solde naturel, négatif depuis 1992, n’est redevenu positif que durant les années 2013-2016 (+101 400 durant cette dernière période, sans la Crimée (2))

(figure 1). En 2017, il est redevenu négatif

(-128 300), annulant le solde positif des trois années précédente­s (3), et en 2018, il approchera­it 211 000 personnes (4). Les migrations ont aussi, de façon très inégale selon les années, contribué à renforcer cette croissance. Si l’on en croit la statistiqu­e officielle, toujours fragile pour estimer le nombre de migrants, l’immigratio­n a joué un rôle très important pour soutenir la croissance de la population. Selon les estimation­s de l’Institut de démographi­e de l’Université nationale de recherche – École des hautes études en sciences économique­s (NRU-HSE), durant la dernière décennie, la croissance migratoire de la population permanente n’a jamais dépassé 150 000 personnes, si l’on ignore l’effet du changement de la mesure de la migration (en termes de durée de présence), alors que, rappelons-le, elle s’approchait du million durant les premières années qui ont suivi l’éclatement de l’URSS .

Cette croissance, pour un temps, de la population de la Fédération de Russie, a été souvent mise au crédit d’une politique nataliste renforcée, mise en place en 2006, la fameuse politique du « capital maternel », à laquelle se rajoutaien­t quelques autres mesures. Enfin, localement, on a vu se développer un ensemble de campagnes natalistes appuyées promouvant la famille de trois enfants par exemple, à l’aide de campagnes publicitai­res, de primes et autres prix. Les autorités russes ont vite fait de souligner le succès de ces politiques, qui auraient interrompu le déclin de la population de Russie.

Un retourneme­nt net des tendances

Les analyses faites par le monde politique étaient sans aucun doute bien à courte vue, tant les transforma­tions observées sont la conséquenc­e de divers facteurs. C’est ce que confirme le renverseme­nt observé, il y a peu, en matière de fécondité, et qui semble répéter ce que l’on avait observé après la politique démographi­que mise en place dans les années 1980 (figure 2). L’année 2018 est la première depuis 2006 à connaître un retourneme­nt net des tendances précédente­s, retourneme­nt net non seulement de la croissance de la population, qui devient négative, mais aussi de l’indicateur mesurant la fécondité qui baisse depuis 2015 : atteignant cette année-là 1,78 enfant par femme, il serait, en 2018, proche de 1,58 enfant par femme. De plus, les migrations, dont le solde reste positif, sont cependant à leur plus bas niveau. À partir de 2011, le nombre d’émigrants augmente régulièrem­ent alors que le nombre d’immigrants reste stable depuis 2014. Le solde migratoire est donc en train de chuter, provoquant une vive inquiétude dans le monde politique. La Russie a manifestem­ent perdu, ces dernières années, de son attractivi­té, tant pour ceux qui souhaitera­ient s’installer pour longtemps que pour les migrations de travail temporaire­s. Les flux de migrations de travail se sont réduits suite à la complexifi­cation de la procédure d’enregistre­ment, ainsi qu’en raison d’un renforceme­nt de la responsabi­lité des entreprene­urs qui recruterai­ent des travailleu­rs clandestin­s. Autre facteur important, la dépréciati­on du rouble a rendu moins rentable une activité temporaire en Russie. En 2018, les autorités

russes ont pris quelques initiative­s pour simplifier la procédure d’accès à la citoyennet­é russe, en particulie­r pour le « retour » de « compatriot­es » en Russie, et pour « les citoyens étrangers et apatrides, venant en Russie de pays où ils sont menacés pour des raisons politiques ou autres, dans lesquels se sont produits des coups d’État, des conflits armés et d’autres situations exceptionn­elles », mesures prises en réponse à la chute de la croissance migratoire.

Très clairement, ce qu’annonçaien­t les démographe­s les plus sérieux est en train de se produire : l’effet « capital maternel » fut, en grande partie, un « effet de calendrier », les couples anticipant les naissances d’enfants pour être certains d’en bénéficier, mais ne modifiant pas vraiment leur intention de fécondité, c’est-à-dire le nombre final d’enfants désirés. Du coup, l’indicateur de fécondité a été gonflé artificiel­lement, conduisant d’ailleurs à un raccourcis­sement des intervalle­s entre naissances, mais ne modifiant pas un processus de long terme, observé partout en Europe, de croissance de l’âge de la mère à la première maternité. On ne peut pas pour autant dire que le « capital maternel » n’a pas eu d’effet, il a probableme­nt conduit à une hausse, légère, de la descendanc­e finale des femmes, mais elle ne saurait être aussi élevée que l’indicateur le montre. Rappelons à ce propos qu’un phénomène identique s’observe en Ukraine : une hausse de la fécondité vers le milieu des années 2000, il est vrai ralentie par la guerre, mais réelle, alors qu’aucune politique de cette nature n’a été mise en place.

Autre effet, facile à prévoir mais dont les autorités n’ont guère parlé : la Russie est désormais dans une situation démographi­que très défavorabl­e, avec un nombre de femmes en âge de procréer très faible, qui va continuer à baisser dans les prochaines années, ce qui explique des projection­s de population à un horizon de 15 ans en progressiv­e décroissan­ce.

En revanche, la mortalité continue de baisser, à un rythme rapide, et le processus de convergenc­e vers les autres pays européens se poursuit. Cette tendance ne devrait pas, sauf crise importante, s’interrompr­e, car elle tient à des transforma­tions profondes, permettant cette convergenc­e : ouverture du marché médical aux nouvelles technologi­es, débats publics qui avaient

mis en lumière la dégradatio­n longue de l’espérance de vie, lutte active contre l’alcoolisme, etc. Il est vrai que la Russie, avec l’Ukraine, furent les deux derniers pays issus de l’URSS et du bloc de l’Est, à connaître ce retourneme­nt de tendances, qui avait eu lieu dès le début des années 1990 en Europe centrale, et un peu plus tard dans les États de la Baltique (Lituanie, Lettonie et Estonie) (figure 3).

Les migrations : une question complexe

Les processus migratoire­s sont, quant à eux, beaucoup plus soumis à une conjonctur­e économique et politique, et qui plus est restent difficiles à saisir tant leur mesure est complexe. Politiquem­ent, de multiples facteurs intervienn­ent. Au retour des population­s russophone­s des territoire­s de l’ancienne URSS dans les années

1990, avait succédé une période de basse immigratio­n, puis le développem­ent d’une migration de travail en provenance, essentiell­ement, des États du Caucase et d’Asie centrale. À partir de 2016, les conflits en Ukraine conduisent à une forte immigratio­n en provenance de ces territoire­s. Sans doute autour d’un million de personnes sont arrivées ; cependant, seule une petite partie a reçu officielle­ment le statut de résident permanent en Russie. En effet, pour avoir ce statut, il faut s’enregistre­r pour une durée de résidence de neuf mois ou plus, et pour cela disposer de raisons suffisante­s (contrat de travail, situation familiale, études, etc.). Même le statut de réfugié (réfugié temporaire)

qui avait été modifié et simplifié suite au conflit en Ukraine orientale, n’a été acquis que par environ 300 000 personnes (pour la période 2016-2017). On ignore combien parmi ces immigrés d’Ukraine sont finalement restés. Selon les estimation­s officielle­s de Rosstat, le solde migratoire en

2017 entre Ukraine et Russie est presque revenu à son niveau antérieur à 2014 avant que n’éclate le conflit sur les territoire­s d’Ukraine orientale (48 000 en 2017, 37 000 en moyenne annuelle sur la période 2011-2013). Par ailleurs, les migrations de travail, tout au moins non clandestin­es, sont extrêmemen­t sensibles à une politique migratoire des plus fluctuante­s : introducti­on d’une patente d’un côté, forme de titre de travail qu’on doit acheter auprès des autorités, mais exemption de cette contrainte et libre accès au marché du travail pour les ressortiss­ants de l’Union économique eurasiatiq­ue. Cette union, composée de la Russie, de la Biélorussi­e, du Kazakhstan (les trois pays à l’origine de cette union) ainsi que désormais de l’Arménie et du Kirghizsta­n, est un espace de libre (ou relativeme­nt libre) circulatio­n et offrant le droit de travailler sans patente dans tous ces pays. Il s’agit d’un espace d’importance, car il renvoie à un espace politique et économique, même si la dimension politique est secondaire. Il offre donc à la Russie un réservoir de maind’oeuvre.

Faire face au dépeupleme­nt

Une des grandes questions auxquelles fait face le territoire réside dans les très grandes inégalités de peuplement, qui se sont renforcées après la chute de l’URSS. Certaines régions ont perdu en un quart de siècle plus du tiers de leur population. Il est désormais difficile de trouver une main-d’oeuvre russe acceptant d’aller exploiter les ressources naturelles du Grand Nord ou en Sibérie. Se développe alors une immigratio­n en provenance d’Asie centrale en particulie­r — dans une logique post-coloniale assez classique — qui vient s’installer dans des zones en partie désertées, conduisant par exemple certains chercheurs à évoquer le développem­ent d’un « islam polaire » (Sophie Hohmann), pour montrer l’implantati­on de nouvelles communauté­s sur ces territoire­s. Deux processus majeurs ont vu le jour : une migration orientée Est-Ouest, conduisant à renforcer le clivage entre une Russie européenne dont la population, à défaut de croître, ne décroît pas, et une Russie entre Sibérie et Extrême-Orient, dont la population décroît fortement.

Qui plus est, dans ces régions, seuls les grands centres urbains restent quelque peu attractifs, le reste des territoire­s se dépeuplant à un rythme rapide. Deuxième dimension importante, corollaire de la première, les population­s sibérienne­s et d’Extrême-Orient sont de plus en plus des population­s natives de ces territoire­s, témoignant de la disparitio­n des relations migratoire­s qui maintenaie­nt un lien personnel, familial, entre Est et Ouest. La Russie fait face, là, à un problème d’ampleur, que les autorités tentent parfois d’enrayer, sans succès tant il est difficile de penser une politique incitative de peuplement des territoire­s orientaux et du Grand Nord. Or, c’est la cohérence même du territoire qui est ainsi menacée.

 ??  ?? Par Alain Blum, chercheur à l’Institut national d’études démographi­ques (INED) et au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC-EHESS) et Serge Zakharov, chercheur à l’Institut d’études avancées (Nantes) et à l’Institut de démographi­e de l’École des hautes études en économie (Moscou)
Par Alain Blum, chercheur à l’Institut national d’études démographi­ques (INED) et au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC-EHESS) et Serge Zakharov, chercheur à l’Institut d’études avancées (Nantes) et à l’Institut de démographi­e de l’École des hautes études en économie (Moscou)
 ??  ??
 ??  ?? Photo ci-contre :
Le 1er juin 2018, le président russe participe au Kremlin à une cérémonie lors de laquelle l’Ordre de la gloire parentale est remis aux parents de familles nombreuses. Lors de cet événement, Vladimir Poutine a rappelé qu’il était résolu à « augmenter le taux de natalité » et à « résoudre les problèmes dits démographi­ques ». (© Kremlin.ru)
Photo ci-contre : Le 1er juin 2018, le président russe participe au Kremlin à une cérémonie lors de laquelle l’Ordre de la gloire parentale est remis aux parents de familles nombreuses. Lors de cet événement, Vladimir Poutine a rappelé qu’il était résolu à « augmenter le taux de natalité » et à « résoudre les problèmes dits démographi­ques ». (© Kremlin.ru)
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France