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Chine : enjeux démographiques à l’heure d’un ralentissement économique
Alors que la Chine se trouve à un moment charnière, à la fois de son développement et de son évolution démographique, Pékin va devoir mettre en place de nouvelles réformes tant économiques que sociales afin de relever des défis propres aux pays les plus développés mais aussi d’autres spécifiques aux sociétés en développement.
Près de quarante ans après les premières réformes qui ont permis à la Chine de se hisser au rang de 2e puissance économique mondiale, son économie montre des signes d’essoufflement. Cette nouvelle conjoncture coïncide avec la fin de son dividende démographique, à même de contribuer à une décélération de sa croissance économique. En parallèle, la Chine est entrée dans une phase de vieillissement démographique rapide, corollaire de la baisse spectaculaire de la fécondité amorcée au début des années 1970.
Après plusieurs décennies de croissance soutenue, la population chinoise n’augmente désormais plus que faiblement (+0,5 % par an entre 2000 et 2015). Cette croissance devrait encore ralentir jusque vers le milieu des années 2020, date à
laquelle la population chinoise plafonnera à moins de 1,4 milliard. Elle commencera ensuite à perdre des habitants, et donc à céder du terrain dans la démographie mondiale. Aujourd’hui pays le plus peuplé — elle compte encore plus d’habitants que l’Afrique, l’Inde ou le continent américain —, elle devrait abandonner ce titre à l’Inde dès 2024 et être simultanément devancée par le continent africain, dont la population dépassera les 1,5 milliard dès 2025 (UN-WPP, variante moyenne). Ainsi, alors que la Chine représentait 22 % du total mondial en 1950, sa part pourrait tomber à moins de 14 % en 2050. À noter toutefois que ce déclin relatif tient aussi à la croissance soutenue des populations indienne [voir p. 55] et africaine (1) [voir p. 60].
La fin du dividende démographique
La Chine est entrée dans la phase de « dividende démographique » à la fin des années 1970, lorsque les générations nombreuses nées au début des années 1960 ont commencé à arriver sur le marché du travail et alors même que la baisse de la fécondité se confirmait. Dès lors, la part de personnes d’âge actif a commencé à croître pour atteindre un niveau exceptionnellement élevé (70 % en 2010, contre 53 % en 1970). Au cours des décennies suivantes, le rapport de dépendance (2) est devenu de plus en plus favorable, passant de 0,76 personne économiquement dépendante par adulte d’âge actif en 1980 à 0,42 en 2010. Cette période a également été celle d’une forte croissance économique — de 10 % par an en moyenne —, permise par la réforme du système de production et la hausse de productivité qu’elle a engendrée, mais également favorisée par ce dividende démographique exceptionnel, qui a contribué à environ un quart de la croissance du PIB par habitant entre 1982 et 2000.
Or, le dividende démographique se résorbera tout aussi rapidement que la fécondité a baissé à partir de 1970. La Chine va en effet connaître une réduction drastique de sa population d’âge actif : alors qu’elle battait en 2015 un record mondial absolu avec 935 millions de personnes âgées de 15 à 59 ans (soit près d’un tiers de plus qu’en Europe et en Amérique du Nord réunies à la même date), ce chiffre tombera en-dessous des 700 millions en 2050. Dès 2010, elle a franchi le « point tournant de Lewis » — quand la réduction de la main-d’oeuvre génère des hausses de salaires qui, à leur tour, réduisent les marges des entreprises, donc leurs investissements. Depuis 2010-2015, le nombre de Chinois sortant chaque année du marché du travail est supérieur à celui des entrants, et ce solde restera négatif au moins jusqu’en 2050 (Bruni). Dès 2050, le rapport de dépendance pourrait franchir la barre de 1, chaque adulte d’âge actif ayant alors à sa charge une personne économiquement dépendante. La Chine se retrouverait alors dans une situation comparable à celle des pays de la planète dans lesquels le fardeau social lié au vieillissement est le plus lourd, comme le Japon [voir p. 46] ou l’Allemagne, mais dans une situation beaucoup plus défavorable que les autres BRIC (Brésil, Inde et Fédération de Russie).
Un vieillissement démographique rapide
La Chine va également connaître un vieillissement démographique rapide, auquel la fin du dividende démographique est très corrélée. Avec l’arrivée à l’âge de la retraite des générations nombreuses nées entre les années 1960 et 1990 (qui ont connu en moyenne plus de 22 millions de naissances annuelles, alors que les Nations Unies en prévoient 12 millions par an en moyenne entre 2010 et 2050), la Chine pourrait compter près de 500 millions de personnes âgées en 2050, soit plus d’un habitant sur trois. Avec un âge médian qui pourrait excéder 50 ans en 2050, la population chinoise parviendrait alors à un niveau de vieillissement proche de celui des pays qui seront alors les plus
La Chine pourrait compter près de 500 millions de personnes âgées en 2050, soit plus d’un habitant sur trois.
avancés dans ce processus comme l’Espagne (52,3 ans) ou l’Allemagne (50,3 ans) et, en Asie, la Corée du Sud (53,9 ans) et le Japon (53,2 ans) — en comparaison, l’âge médian de la population française pourrait être, à cette date, de 44 ans (UN-WPP).
Dans aucun pays du monde, à l’exception notable du Japon et de la Corée du Sud, le vieillissement démographique n’a été ou ne sera aussi concentré dans le temps qu’en Chine : la part des 60 ans ou plus y doublera (pour passer de 15 % à 30 % environ) en 25 ans (2015-2040), soit dans un délai aussi court que le Japon (1985-2010) — une transition que la Corée du Sud effectuera en seulement 20 ans (2010-2030) [voir p. 42]. Par comparaison, il faudra 70 ans à l’Allemagne (1950-2020) et 90 ans à la France (1945-2035) pour aboutir à ce résultat (UN-WPP).
Des réformes nécessaires mais un État peu investi dans les questions sociales
Les bouleversements de la structure par âge nécessitent que les sociétés concernées adaptent leurs politiques et leurs structures sociales pour y faire face. Mais elles doivent faire preuve de facultés d’adaptation d’autant plus grandes que les bouleversements démographiques sont concentrés sur une courte période. Le délai octroyé par la transition démographique pour réaliser ces adaptations correspond en principe à la période de dividende démographique, réputée favorable au développement économique. À son tour, le développement économique est censé permettre d’accroître la richesse nationale, dont une partie peut dès lors être redistribuée et assignée à la prise en charge des dépendants (enfants et personnes âgées). Or, toutes les sociétés ne trouvent pas immédiatement les ressources politiques, financières et matérielles pour mettre en place les mesures politiques et sociales destinées à faire face aux bouleversements de leur structure par âge, faisant des familles, au moins provisoirement, des acteurs majeurs dans cette prise en charge.
Sous la présidence de Mao, entre 1949 et la fin des années 1970, les citadins chinois avaient l’assurance, via leur unité de travail, de voir leurs besoins de base satisfaits : logement, services publics, soins de santé, nourriture, scolarisation des enfants, etc. étaient gratuits ou subventionnés (Remington). À partir des
années 1980, la restructuration des entreprises d’État a conduit au démantèlement des anciennes structures collectives et du système de protection sociale qui leur était lié. En parallèle, la gestion du système éducatif et de santé a été décentralisée : ils sont désormais livrés aux lois du marché, et leur accès dépend surtout de la capacité financière des familles (Attané, 2016a). Pourtant, dans une configuration idéale, la manne économique (3) engrangée par la Chine grâce aux réformes et favorisée par son dividende démographique aurait pu être plus largement consacrée à des investissements visant à pallier les effets du vieillissement et du déclin de la main-d’oeuvre, notamment dans le système de protection sociale et dans le système éducatif. En effet, plus les dépenses publiques pour la santé et l’éducation sont importantes, plus le capital santé et éducation de la population augmente, entraînant ainsi, à terme, la croissance économique à la hausse. De ce point de vue, l’implication de l’État chinois n’a pas été à la hauteur des besoins. En 2012, la Chine a consacré 5,4 % de son PIB à la santé : c’est en deçà de la Fédération de Russie (6,3 %), de la Corée du Sud (7,5 %), et presque deux fois moins qu’au Brésil (9,3 %) ou qu’au Japon (10,1 %). La même année, seuls 2,5 % du PIB chinois ont été consacrés aux dépenses sociales pour les personnes âgées : soit trois fois moins que la moyenne des pays de l’OCDE. Concernant l’éducation, l’engagement de la Chine n’est guère plus significatif : rapporté au nombre d’élèves, le budget alloué à l’éducation y reste parmi les plus faibles au monde (4). Malgré des performances économiques spectaculaires, la Chine n’a, en matière de progrès social, pas fait plus de chemin que la majorité des autres pays : en 1980, elle était au 92e rang mondial pour son indice de développement humain (IDH) ; mais en 2015, elle stagnait au 90e rang, loin derrière la Fédération de Russie (49e) ou la Corée du Sud (18e). Depuis les réformes, l’État chinois a délaissé le volet social de sa mission, accumulant un retard que, malgré de récents efforts, il peine à combler (Attané, 2016a). Les familles sont donc devenues des acteurs majeurs dans la prise en charge de leurs enfants (éducation, santé) ou de leurs aînés (santé, retraite). Les conditions de vie de ces populations économiquement dépendantes sont ainsi tributaires de la capacité financière des familles et des solidarités qu’elles parviennent à maintenir entre leurs membres.
Quelles solutions au vieillissement ?
Partout dans le monde, dès lors que le vieillissement s’accélère, se pose la question de la prise en charge des personnes âgées, notamment en termes de santé, de bien-être et d’autonomie financière. Le plus gros défi consiste donc à répartir les coûts engendrés par le vieillissement sans qu’ils pèsent de manière inconsidérée sur une frange ou une autre de la population, ce qui est encore loin d’être le cas en Chine. Le système de retraite par répartition instauré dans les années 1950 ne bénéficie plus qu’à une petite fraction des retraités et n’est que partiellement relayé par le nouveau système progressivement mis en place : en 2010, une pension de retraite ne représentait la principale source de subsistance que pour un retraité sur cinq et la moitié d’entre eux subsistait principalement grâce à un conjoint ou un enfant. L’État chinois tente d’instaurer un système de retraites par capitalisation bénéficiant à l’ensemble de la population (Cai, Cheng), notamment dans les campagnes qui en ont jusqu’ici été presque totalement exclues. Cependant, le bas niveau des pensions et le coût élevé des cotisations constituent des obstacles importants à son universalisation. Celle-ci est pourtant d’autant plus urgente que les solidarités intergénérationnelles, forme traditionnelle de prise en charge des personnes âgées en Chine, sont compromises par le renversement de la pyramide des âges, qui implique que la charge portée par chaque actif va s’accroître significativement. Outre la question des retraites — qui fait également débat en Chine (5) — se pose, afin de rééquilibrer la structure par âge, celle de la pertinence du maintien du contrôle des naissances, alors même que, en dépit des assouplissements récents, la fécondité s’est stabilisée à un très bas niveau (Attané, 2016b). L’adoption de la politique de deux enfants fin 2015 n’a pas permis d’inverser la tendance, la natalité étant tombée, avec 15,2 millions de naissances en 2018, à son plus bas niveau depuis plus de 50 ans. En Chine, la faible fécondité relève désormais davantage d’arbitrages économiques au sein des familles que des contraintes imposées par la politique de contrôle des naissances à proprement parler (Guo, Gu), à l’instar de ce qui est observé au Japon ou
Malgré des performances économiques spectaculaires, la Chine n’a, en matière de progrès social, pas fait plus de chemin que la majorité des autres pays : en 1980, elle était au 92e rang mondial pour son indice de développement humain ; mais en 2015, elle stagnait au 90e rang, loin derrière la Fédération de Russie (49e) ou la Corée du Sud (18e).
en Corée du Sud par exemple. Les chances que la Chine remédie à son vieillissement démographique par une relance de la natalité semblent donc, à brève échéance, très ténues, d’autant que le déficit de naissances de filles observé depuis les années 1980 conduira mécaniquement à une réduction du nombre de naissances lorsque ces femmes moins nombreuses atteindront l’âge de la reproduction [voir p. 85].
Faire face aux défis
Le vieillissement et la fin du dividende démographique constituent deux défis majeurs pour l’État chinois : d’une part, parce qu’il devra offrir des conditions de vie décentes à une population âgée en croissance rapide ; d’autre part, parce que la moindre disponibilité en main-d’oeuvre — en particulier celle issue de la migration interne, jeune et peu qualifiée, sur laquelle la croissance économique chinoise s’est jusqu’ici appuyée — et la hausse des salaires qu’elle induit l’oblige à repenser son modèle économique. Une particularité tient en outre au contexte d’inégalités dans lequel émergent ces défis. La Chine est en effet devenue l’un des pays les plus inégalitaires de la planète : un tiers de la richesse nationale est concentré entre les mains de 1 % de la population, tandis que le quart des ménages les plus pauvres en détient à peine 1 %. Le coefficient de Gini (6), qui mesure les inégalités de revenus, y est désormais parmi les plus élevés au monde : 0,47 en 2016 (7), contre 0,34 en Inde par exemple. De plus, contrairement aux pays les plus avancés dans le processus de vieillissement, la Chine n’est toujours pas un pays riche : bien qu’au 2e rang mondial pour son PIB en valeur absolue, elle se plaçait en 2016 au 77e rang pour son PIB par habitant. Le secteur des services, propre aux économies des pays les plus avancés en termes de vieillissement, y reste peu développé (46 % du PIB en 2013), et n’occupe qu’un actif sur trois (contre plus de 70 % au Japon et en Allemagne).
Les autorités chinoises souhaitent désormais trouver de nouveaux ressorts à l’économie afin que le pays, aujourd’hui classé parmi ceux à revenu intermédiaire, puisse se hisser au rang des pays à hauts revenus (Moody, Hu). Pour atteindre cet objectif et éviter le « piège du revenu intermédiaire » — l’explosion des coûts du travail en Chine (8) ayant réduit la compétitivité de son secteur industriel, elle ne peut plus rivaliser avec des pays à bas salaires, mais sa faible capacité d’innovation technologique l’empêche encore de rivaliser avec les économies développées —, la Chine lance de nouvelles réformes. Celles-ci visent à stimuler la consommation intérieure (notamment en luttant contre les inégalités de revenus) et, ainsi, tenter de sevrer la croissance économique de sa dépendance aux exportations, de même que de mettre l’accent sur l’innovation technologique et la production de services, notamment pour répondre aux besoins des populations âgées. Il s’agit aussi de permettre à ces dernières d’accéder à une autonomie économique, de sorte qu’elles puissent s’extraire de la logique de simple subsistance dans laquelle la majorité d’entre elles se trouve et devenir des consommateurs à part entière — pour, in fine, contribuer à stimuler la consommation intérieure.
Les réponses de l’État chinois au vieillissement de sa population n’ont pas été apportées dans la durée du dividende démographique. Elles devront donc l’être dans un contexte moins propice, caractérisé par un ralentissement de la croissance économique lié à une perte de compétitivité et par un endettement public accru, découlant notamment de la hausse des dépenses sociales associées au vieillissement. Tout en relevant ces défis propres aux pays les plus développés, l’État chinois ne devra toutefois pas perdre de vue la résolution d’autres problématiques plus spécifiques aux sociétés en développement : urbanisation rapide, pauvreté, dégradation de l’environnement…