Les Grands Dossiers de Diplomatie
Politiques démographiques et contrôle des naissances
L’effectif des enfants naissant aujourd’hui annonce la taille de la population de demain. Si l’Inde devrait prochainement dépasser la Chine, l’Afrique, qui n’abrite aujourd’hui qu’un humain sur six, pourrait rassembler à terme le tiers de l’humanité.
Pendant presque toute son histoire, l’humanité n’a compté que quelques centaines de milliers ou quelques millions d’habitants et n’a augmenté que très lentement. C’était encore le cas il y a deux ou trois siècles, quand l’humanité approchait du milliard d’habitants. Régnait alors encore partout sur terre un quasi-équilibre entre les naissances et les décès. De violentes crises de mortalité, au gré des épidémies et des famines, faisaient osciller la durée de vie moyenne entre 20 et 25 ans, en raison notamment d’une très forte mortalité infantile. Il fallait, pour équilibrer cette mortalité, une fécondité élevée. Les couples ne décidaient pas du nombre de leurs enfants — ce choix relevait de Dieu —, et les femmes mettaient au monde de l’ordre de 6 enfants en moyenne chacune.
La limitation volontaire des naissances : une innovation récente dans l’histoire de l’humanité
Cet équilibre a été rompu il y a deux siècles dans le monde occidental. Avec l’essor économique, les premiers progrès de l’hygiène et de la médecine, ainsi que la mise en place des grands États modernes, les épidémies et les famines disparaissent progressivement d’Europe et d’Amérique du Nord. La mortalité, notamment infantile, diminue. Les familles étant toujours aussi nombreuses, les naissances excèdent dorénavant les décès et la population s’accroît (figure 1). Après une ou plusieurs générations, les adultes prennent conscience que la plupart des enfants échappent désormais à la mort. Les enfants deviennent par ailleurs une charge dès lors qu’il faut les envoyer à l’école jusqu’à un âge croissant. Avec la diffusion des idées du siècle des Lumières, qui prônent l’individualisme et la critique des contraintes religieuses, un nouveau comportement se répand à travers l’Europe et l’Amérique du Nord : la limitation volontaire des naissances. Le nombre d’enfants par femme diminue. Mais la mortalité poursuivant sa baisse, les naissances restent supérieures aux décès et la population continue de croître. Ce n’est que dans les générations ultérieures que cette croissance se ralentit progressivement, lorsque le nombre de décès se
stabilise et est rejoint par celui des naissances. La « transition démographique », comme on appelle ces changements des conditions de vie et des comportements, est alors terminée. Dans l’équilibre théorique moderne, qui n’a été observé dans aucun pays mais vers lequel tendent les pays développés, la fécondité serait proche de deux enfants par femme, la durée de vie moyenne égale ou supérieure à 70 ans. Les naissances égaleraient à peu près les décès.
Cette histoire que les pays aujourd’hui développés ont connue, les autres pays la vivent à leur tour, ce qui explique que leur population soit en pleine expansion et alimente la croissance démographique mondiale.
L’évolution de la fécondité : plusieurs surprises récemment
S’appuyant sur le modèle de la transition démographique, les démographes anticipaient le fait que la baisse de la mortalité dans les pays du Sud serait suivie tôt ou tard d’une baisse de la fécondité, comme cela avait été le cas dans les pays du Nord. La limitation volontaire des naissances avait mis du temps à se diffuser en Occident — apparue dès la fin du XVIIIe siècle dans certains pays, bien avant la contraception moderne, elle n’a touché l’ensemble de la population que dans la deuxième partie du XXe siècle — et les démographes pensaient qu’il en serait de même dans les pays du Sud, même avec des programmes de limitation des naissances. Ils étaient confortés dans cette idée par les ethnologues qui décrivaient les sociétés de ces pays comme très attachées aux familles nombreuses et nullement prêtes à limiter leurs naissances.
Les projections de population publiées par les Nations Unies en 1981 reflétaient ces idées et annonçaient 10,5 milliards d’êtres humains sur la planète en 2100 dans leur scénario moyen. Les dernières projections publiées en juin 2017 en annoncent 11,2, soit 0,7 de plus (1). Le total est un peu plus élevé, mais le véritable changement est dans la répartition par continent : l’Asie, 5,9 milliards d’habitants en 2100 d’après la projection publiée en 1981, n’en a plus que 4,8 à cet horizon dans celle publiée en 2017. La révision est également à la baisse pour l’Amérique latine : 712 millions en 2100 au lieu de 1187 (40 % de moins). À l’inverse, l’Afrique, 2,2 milliards d’habitants en 2100 d’après les projections de 1981, en a le double, 4,4 milliards, dans celles publiées en 2017 (figure 2).
L’Afrique, 2,2 milliards d’habitants en 2100 d’après les projections de 1981, en a le double, 4,4 milliards, dans celles publiées en 2017.
La révision des projections démographiques vient de plusieurs surprises. Première d’entre elles : les enquêtes révèlent que la fécondité a commencé à baisser très rapidement il y a trente à quarante ans dans beaucoup de pays d’Asie et d’Amérique latine. Les Nations Unies ont donc revu sensiblement à la baisse leurs projections démographiques pour ces continents. Cette baisse de fécondité plus rapide qu’anticipé venait-elle de ce que les politiques de limitation des naissances avaient été particulièrement efficaces dans ces régions ? Examinons les cas de l’Inde [voir p. 55] et de la Chine [voir p. 36] où en 1950, les deux pays comptaient respectivement 380 et 550 millions d’habitants et leur population augmentait rapidement en raison d’une fécondité élevée et de niveau similaire, en moyenne 6 enfants par femme.
La situation indienne
Le gouvernement indien, qui jugeait que la croissance démographique était trop rapide pour un bon développement du pays, a mis en place dès cette époque un programme de planification familiale visant à rendre les contraceptifs accessibles à tous. Il a aussi cherché à élever l’âge au mariage des filles, très précoce dans ce pays. Il a pris ultérieurement d’autres mesures en faveur de la stérilisation et de l’avortement. Mais cette politique n’a pas eu d’effet sur la croissance démographique, qui a plutôt augmenté. C’est qu’il ne suffit pas de proposer des contraceptifs pour que la fécondité baisse. Le gouvernement a alors décrété l’état d’urgence en 1975 et organisé des campagnes de stérilisation dont certaines étaient forcées. Mal acceptées, elles ont entraîné la chute du gouvernement. Malgré ces premiers échecs, la limitation des naissances a cependant fini par se diffuser en Inde, mais de façon progressive et inégale. En 2015, 60 % des couples d’âge fertile étaient stérilisés ou pratiquaient une méthode contraceptive, et les femmes mettaient au monde 2,3 enfants chacune en moyenne au lieu de 6. Mais les moyennes couvrent de grandes variations d’une région à l’autre. En Inde du Sud, la transition démographique est achevée, la fécondité n’étant par exemple que de 1,6 enfant par femme dans l’État du Kerala. En revanche, elle reste élevée — 2,5 enfants ou plus par femme — dans plusieurs États très peuplés du Nord (Uttar Pradesh, Bihar et Jharkhand). Ces États cumulent les facteurs défavorables par rapport à ceux du Sud : moindre niveau d’instruction, notamment chez les femmes, couverture sanitaire moins développée, engagement politique en faveur du planning familial plus faible, et statut des femmes plus précaire.
La situation chinoise
Le gouvernement chinois s’est préoccupé plus tardivement que le gouvernement indien de la croissance démographique rapide de sa population. Dans les années 1960, Mao Zedong en était encore à souhaiter une population toujours plus nombreuse. Mais le revirement n’a pas tardé, le gouvernement mettant en place une politique de limitation des naissances au début des années 1970, puis la renforçant ensuite à plusieurs reprises, notamment
Les politiques de contrôle des naissances jouent certes un rôle, mais elles ne sont efficaces que si elles rencontrent le souhait des couples d’avoir moins d’enfants.
en 1979 avec la politique de l’enfant unique. La fécondité chinoise a baissé très rapidement, passant de 5,7 enfants en moyenne par femme en 1970 à moins de 3 en 1980. La baisse a continué ensuite jusqu’à 1,6 enfant au début des années 2000.
La politique de l’enfant unique a été efficace, mais il ne faudrait cependant pas lui attribuer tout le mérite de la baisse. Des baisses de fécondité aussi rapides que la baisse chinoise des années 1970 ont été observées dans d’autres pays comme la Thaïlande ou l’Iran, qui n’ont pourtant pas connu de politique coercitive. Les politiques de contrôle des naissances jouent certes un rôle, mais elles ne sont efficaces que si elles rencontrent le souhait des couples d’avoir moins d’enfants. Si la fécondité chinoise a baissé si vite dans les années 1970, c’est parce que la politique officielle rencontrait le désir des familles d’avoir moins d’enfants. Et si les premières politiques indiennes de contrôle des naissances, dans les années 1950, 1960 et 1970, ont été un échec, c’est en partie parce que les familles n’étaient pas prêtes au changement à l’époque.
Une deuxième surprise des dernières décennies est venue des pays riches. Dans la plupart d’entre eux, la fécondité, après avoir diminué et atteint deux enfants par femme, a continué de baisser pour atteindre des niveaux inférieurs à deux enfants. Cette situation, qui ne correspond pas au modèle de la transition démographique, a été considérée
au début comme temporaire avant un retour à terme à deux enfants. Mais elle s’est prolongée dans beaucoup de pays développés, et a fini par être observée également dans beaucoup de pays du Sud, après qu’eux aussi aient atteint deux enfants par femme. Le modèle d’évolution de la fécondité au sortir de la transition a en conséquence été revu. Dans les projections de population, la fécondité est censée diminuer en dessous de deux enfants, et rester en deçà pendant de nombreuses décennies, ceci dans tous les continents (figure 3). Concernant les courbes démographiques, dans le scénario central, elles ne sont plus horizontales au sortir de la transition mais en cloche. Après avoir atteint un maximum, la population se met à diminuer (figure 2).
Pourquoi la fécondité ne baisse-t-elle pas plus vite en Afrique intertropicale ?
Une troisième surprise, plus récente, est venue de l’Afrique intertropicale : on s’attendait à ce que sa fécondité baisse plus tardivement qu’en Asie et en Amérique latine, du fait de son retard en matière de développement socio-économique, mais on imaginait un simple décalage dans le temps, avec un rythme de baisse similaire aux autres régions du Sud une fois qu’elle serait engagée. C’est bien ce qui s’est passé en Afrique du Nord et en Afrique australe, mais pas en Afrique intertropicale où la baisse de la fécondité, bien qu’entamée aujourd’hui, s’y effectue plus lentement (2). D’où un relèvement des projections pour l’Afrique qui pourrait compter 4,5 milliards d’habitants en 2100, soit plus d’un habitant de la planète sur trois [voir p. 60]. La fécondité diminue bien en Afrique intertropicale, mais dans les milieux instruits et en villes plus que dans les campagnes où vit encore la majorité de la population. Plusieurs facteurs pourraient expliquer que la baisse de la fécondité y soit pour l’instant plus lente qu’en Asie et en Amérique latine il y a quelques décennies :
• L’Afrique se développe sur le plan économique, mais lentement, et sans encore avoir atteint le niveau des pays asiatiques ou latino-américains à l’époque où leur fécondité a commencé à diminuer fortement (3). Or, le développement économique et la baisse de la fécondité vont souvent de pair, la seconde étant souvent considérée comme une conséquence du premier. L’instruction des femmes est un facteur-clé dans ce processus : celles ayant été à l’école mettent moins d’enfants au monde que celles qui n’y sont pas allées. Les pays asiatiques et latinoaméricains ont beaucoup investi dans l’éducation pour tous il y a quelques décennies (4). Si l’éducation progresse en Afrique intertropicale, notamment chez les femmes, elle n’atteint toujours pas les niveaux observés en Asie et en Amérique latine lorsque la baisse de la fécondité s’est enclenchée dans ces continents (5).
• Un autre facteur évoqué pour expliquer cette moindre baisse de la fécondité en Afrique est le partage des coûts pour élever les enfants (6). En Afrique, une partie des enfants est élevée par d’autres adultes que les parents — un grand-parent, un oncle, une tante —, ceux-ci prenant en charge les frais pour les nourrir, les habiller et les envoyer à l’école. Les coûts pour élever les enfants n’incombent donc pas aux seuls parents et sont partagés au sein de la famille étendue. Partout dans le monde, les humains font progressivement le choix d’avoir peu d’enfants, investissant sur chacun d’eux pour leur assurer une vie longue et de qualité, ce qui n’est pas possible quand il y en a beaucoup. Mais si avoir un enfant de plus n’entraîne pas de dépenses accrues du fait qu’il sera pris en charge par d’autres, l’incitation à avoir peu d’enfants est moindre.
Les gouvernements et les élites africaines sont peu engagés dans la limitation des naissances
Si la fécondité baisse plus lentement en Afrique qu’en Asie et en Amérique latine il y a quelques décennies, cela ne vient pas d’un refus de la contraception chez les Africains. La plupart des familles rurales ne se sont certes pas encore converties au modèle à deux enfants, mais elles souhaitent avoir moins d’enfants et notamment plus espacés. Elles sont prêtes pour cela à utiliser la contraception mais ne bénéficient pas de services adaptés pour y arriver (7). Les programmes nationaux de limitation des naissances existent mais sont peu efficaces, manquent de moyens, et surtout souffrent d’un manque de motivation de leurs responsables et des personnels chargés de les mettre en oeuvre sur le terrain. Parmi les rares exceptions, le Rwanda, l’Éthiopie, et le Malawi, pays où les autorités sont très engagées en faveur de la famille de petite taille et ont fait de la diminution de la fécondité une de leurs priorités. Au Rwanda, celle-ci a connu l’une des plus fortes baisses du continent, y diminuant de plus de 20 % en une décennie (elle est passée de 5,4 enfants par femme au début des années 2000 à 4,2 au début des années 2010) (8). Mais dans la plupart des autres pays d’Afrique intertropicale, les responsables et les élites ne sont pas persuadés de l’intérêt de limiter les naissances y compris au plus haut niveau de l’État (9), même si ce n’est pas le discours officiel tenu aux organisations internationales. C’est là encore l’une des différences avec l’Asie et l’Amérique latine des années 1960 et 1970
où non seulement les autorités politiques étaient convaincues de l’intérêt de limiter les naissances, mais également tous les personnels chargés d’implémenter les programmes. Les élites intellectuelles, les artistes et les responsables religieux ont joué aussi un rôle important en s’engageant en faveur de la famille de petite taille.
« Dividende démographique » : une carotte pour convaincre, mais n’est-elle pas trompeuse ?
Pour convaincre les gouvernements africains de faire de la limitation des naissances une de leurs priorités, certains leur font miroiter un « dividende démographique » (10). En effet, quand la fécondité chute rapidement dans un pays, la part des jeunes diminue fortement sans que la part des personnes âgées n’augmente sensiblement au début. En conséquence, la part de la population d’âge actif augmente beaucoup, offrant une opportunité au pays de se développer économiquement (11). Cette situation favorable ne dure qu’un moment. Quelques décennies après, les personnes d’âge actif très nombreuses ont vieilli et augmentent alors considérablement le poids de la population âgée. Si cette fenêtre d’opportunité est mise à profit, il peut en résulter un surcroît de croissance économique appelé « dividende démographique ». On estime qu’un certain nombre de pays asiatiques, dont la Chine, ont bénéficié de ce dividende et qu’il a pu représenter jusqu’à 10 à 30 % de leur croissance économique (12). En revanche, les pays d’Amérique latine n’en auraient pas bénéficié pour la plupart, faute d’emplois créés en quantité suffisante pour occuper le surcroît de personnes d’âge actif.
Mais si l’Asie et l’Amérique latine se sont engagés dans la famille de petite taille, ce n’est pas en espérant bénéficier d’un dividende démographique — on n’en parlait pas à l’époque. Les gouvernements ont développé des politiques de limitation des naissances pour réduire la croissance de la population jugée trop rapide pour un bon développement du pays. Dans le cas de l’Afrique, les conditions pour qu’un dividende démographique ait lieu ne sont pas réunies (13) : la fécondité baisse à un rythme trop lent ; et à supposer qu’elle se mette à baisser rapidement, les perspectives de croissance des emplois sont modestes et ne permettront sans doute pas d’absorber la main-d’oeuvre supplémentaire. Au cas peu probable où il y aurait un dividende démographique, celuici n’est qu’une perspective lointaine, dans quelques décennies.
L’Afrique n’échappera pas à une multiplication par deux de sa population d’ici 2050 en raison de l’inertie démographique que nul ne peut empêcher. À la fin du siècle, elle pourrait compter entre trois et six fois plus d’habitants qu’aujourd’hui. L’évolution de sa population dépendra certes des politiques de limitation des naissances, mais elles n’auront d’influence que si le continent se développe économiquement et l’instruction des femmes progresse, conditions pour que le nombre d’enfants désiré diminue.
On estime qu’un certain nombre de pays asiatiques, dont la Chine, ont bénéficié du dividende démographique et qu’il a pu représenter jusqu’à 10 à 30 % de leur croissance économique.