Les Grands Dossiers de Diplomatie
Afrique : le géant démographique de demain
Selon les estimations des Nations Unies, la population de l’Afrique subsaharienne pourrait atteindre 4 milliards d’habitants à l’horizon 2100, soit environ 40 fois plus qu’en 1900 (1). Selon ces mêmes projections, si aujourd’hui un humain sur six habite en Afrique, ce sera 1 sur 4 en 2050, et plus d’1 sur 3 en 2100. Des chiffres qui mêlent de multiples enjeux et impliquent de relever de nombreux défis.
L’histoire du peuplement de l’Afrique est complexe et mal connue. Les derniers siècles ont été marqués par une succession de changements drastiques, des contacts souvent violents avec les Européens dès le XVIe siècle, la colonisation (1880-1960), et la construction chaotique d’États modernes. Le XXe siècle se caractérise par de grands mouvements de population, une baisse spectaculaire de la mortalité, des variations importantes de la fécondité (d’abord à la hausse puis à la baisse), des migrations internes et internationales considérables, et une urbanisation chaotique. En 2019, la situation est incertaine et les prévisions pour le XXIe siècle sont alarmantes.
Une transition démographique hétérogène
Rappelons les bases de la mécanique démographique : la différence entre les taux de natalité et de mortalité se traduit par une croissance exponentielle de la population, qui devient vite insoutenable, et qui sera d’autant plus forte que l’écart entre les deux paramètres est important. L’adaptation à la baisse de la mortalité se fait par une baisse volontaire de la fécondité des familles vers des niveaux dits de remplacement des générations (environ 2,1 enfants par femme), si bien qu’à terme, la population se stabilise. Ce phénomène appelé « transition démographique » s’est produit au cours des quelque 150 dernières années dans la plupart des pays d’Europe, d’Asie et d’Amérique.
Le processus de maîtrise de la fécondité prend grosso modo deux générations (60 ans), et la stabilisation de la population environ un siècle, bien qu’elle puisse être beaucoup plus longue. Mais si ce processus ne se fait pas, la population peut exploser au-delà de ce que peut supporter l’environnement. Les pays africains diffèrent des autres pays : la baisse de la mortalité a été plus tardive qu’ailleurs, mais très rapide, et la fécondité reste élevée, voire très élevée dans de nombreux pays, créant de très fortes croissances de population. Ainsi, au Niger — l’actuel record du monde —, le taux de croissance de la population est estimé à 38 pour 1000, ce qui implique un doublement de la population en 18 ans et une multiplication par 45 en un siècle. Si la baisse de la mortalité est universelle, le niveau de la fécondité varie très fortement entre les pays, ainsi qu’entre les zones urbaines (modernes dans leurs comportements démographiques) et les zones rurales (restées souvent traditionnelles). Ainsi, en milieu urbain au Ghana ou en Éthiopie, l’indicateur synthétique de fécondité (ISF) est déjà proche de deux enfants par femmes, alors qu’en milieu rural au
La croissance démographique est l’une des raisons du retard de certains pays africains en matière d’éducation, et dans une moindre mesure en matière de santé car l’aide internationale est plus importante dans ce secteur.
Niger, en Ouganda ou en Zambie, il est proche de huit enfants par femme. Dans certains pays (les deux Congos), la fécondité continue à augmenter en milieu rural alors qu’elle baisse rapidement en milieu urbain. La population de certains pays est pratiquement stabilisée (Ile Maurice, Afrique du Sud), alors que dans d’autres la croissance est explosive. Cette grande diversité de situations doit être prise en compte dans les analyses, et montre en outre que la maîtrise de la croissance de la population est toujours possible, quelles que soient les conditions initiales.
L’enjeu des politiques de planification des naissances
La baisse de la fécondité dans les pays africains, comme d’ailleurs dans les autres pays du tiers-monde, a été induite par les politiques de planification des naissances, qui ont démarré dans les années 1960 et se sont développées avec plus ou moins de succès dans les décennies suivantes [voir p. 50]. La plupart des pays africains ont adhéré à cette politique lors de la conférence de Mexico en 1984 (déclaration du Kilimandjaro). Mais la mise en oeuvre des programmes de planning familial a beaucoup varié selon les pays, ce qui explique les grandes différences entre les niveaux de fécondité en 2019. Ces différences sont dues à plusieurs facteurs : volonté politique du gouvernement, organisation et financement du programme, réticences voire opposition de certains groupes sociaux, et réceptivité de la population. Ces programmes fonctionnent mieux en milieu urbain pour deux raisons : le planning familial y est plus facile à organiser du fait de l’infrastructure existante et des distances réduites, et la population y est plus réceptive car l’économie est monétarisée (les enfants coûtent cher, ce qui n’est pas le cas en milieu rural). De plus, les personnes ayant un niveau d’instruction élevé sont plus réceptives à la contraception car elles adoptent plus facilement un comportement moderne, l’école étant le principal lieu de diffusion de nouvelles idées. En conséquence, les régions les plus urbanisées et au niveau d’instruction le plus élevé sont celles où la transition démographique est la plus avancée. Par contre, la corrélation avec le développement économique mesuré par le produit intérieur brut par tête (PIB) est plus faible. Certains pays particulièrement pauvres (Éthiopie, Madagascar, Rwanda), ont mené des programmes de planning familial très efficaces qui ont induit une réduction de moitié de la fécondité en moins de 30 ans. La grande pauvreté est d’ailleurs considérée comme une motivation supplémentaire à limiter les naissances. En retour, la croissance rapide de la population a des effets négatifs sur l’éducation et la santé, ralentissant la transition démographique. Une forte augmentation du nombre de naissances d’année en année nécessite des investissements considérables et permanents en infrastructures (écoles, dispensaires, hôpitaux) et en formation du personnel (instituteurs, professeurs, médecins, infirmiers), souvent hors de portée des pays à faible revenu. La croissance démographique est l’une des raisons du retard de certains pays africains en matière d’éducation, et dans une moindre mesure en matière de santé car l’aide internationale est plus importante dans ce secteur.
Des contraintes environnementales peu compatibles avec l’explosion démographique
L’espace africain présente de nombreuses contraintes environnementales en termes de terres habitables, de terres arables, d’accès à l’eau douce et de climat. En effet, l’Afrique
possède une importante superficie occupée par des zones arides ou semi-arides et par la forêt équatoriale. Les sols tropicaux sont ingrats, et le régime des pluies irrégulier. La forêt équatoriale a déjà été sérieusement entamée dans de nombreux pays, et pourrait rapidement être surexploitée. D’autre part, pendant des millénaires, les populations humaines ont vécu en bonne intelligence avec la faune sauvage, mais cet équilibre est incompatible avec de fortes densités de population. Jusqu’au XIXe siècle, la faune sauvage coexistait avec les populations humaines, souvent à une faible distance des villages et sans véritable séparation entre les territoires implicites que chacun respectait. La solution a consisté dans un premier temps à créer des réserves pour la grande faune, mais cet équilibre précaire est déjà menacé par la pression démographique (Kenya) ainsi que par les exactions des braconniers (Afrique du Sud). Enfin, l’explosion démographique combinée au développement économique va conduire à une baisse inéluctable de la biodiversité et à la disparition de nombreuses espèces animales et végétales.
Enfin, la forte croissance démographique, couplée aux faibles rendements agricoles et au manque d’investissements antérieurs, peut conduire à l’insécurité alimentaire. De nombreux pays africains, traditionnellement autosuffisants, doivent maintenant importer de la nourriture. On assiste même à des émeutes de la faim dans certains cas, et les disettes et famines ne sont résorbées que grâce à l’aide internationale. D’autre part, la grande pauvreté et le désir d’attirer des investissements font que certains pays louent ou vendent leurs terres pour promouvoir des cultures d’exportation, ce qui ne fera qu’aggraver les déficits alimentaires (Madagascar, Éthiopie) (2).
Une pression démographique source de conflits
De nombreux conflits consécutifs à l’explosion de la population ont déjà éclaté au cours des dernières décennies. Ainsi, les conflits entre éleveurs et agriculteurs sont nombreux dans la bande sahélienne et dans la région des Grands Lacs. Traditionnellement, les deux groupes vivaient en symbiose, les éleveurs apportant produits laitiers et engrais, et les agriculteurs apportant céréales, fruits et légumes. Mais ce système ne peut plus fonctionner lorsque la superficie de pacage est réduite, que les éleveurs ne peuvent plus transhumer, ou que les terres sont consacrées aux cultures de rente. Ces conflits économiques se doublent de conflits sociaux, car les rapports de classe entre les deux groupes explosent lorsque les échanges traditionnels ne peuvent plus se faire, réactivant des haines ancestrales, et se traduisant par des conflits ouverts (Mali, Kenya, Rwanda). L’accès à l’eau est aussi source de conflits, que ce soit l’eau potable dans les zones arides ou l’eau pour l’irrigation des cultures (Sénégal/Mauritanie). Une autre conséquence de la pression démographique est l’urbanisation rapide et incontrôlée, qui se traduit par l’apparition de gigantesques bidonvilles où s’entassent des populations de laisséspour-compte, peu éduqués, sans ressources, et qui deviennent des zones de non-droit et de violence (Nairobi, Lagos) [voir p. 93]. L’explosion de ces grandes agglomérations a aussi favorisé la diffusion du VIH/sida, causant de fortes mortalités et des dommages considérables aux familles (Afrique australe). Les grandes concentrations urbaines, ainsi que la multiplication des migrations et déplacements, pourraient aussi favoriser l’émergence de nouvelles maladies. De plus, les clivages idéologiques (ethniques ou religieux) sont souvent exacerbés par la pression démographique et par les difficultés économiques et sociales, qui se traduisent par des violences, pouvant conduire à des guerres civiles (Nigéria, Mali) ou internationales (région des Grands Lacs).
Une chance ou un handicap pour l’économie ?
Du point de vue du développement économique, une population abondante peut être source d’opportunités ou de handicaps, et tout dépend de la situation et du point de vue auquel on se place. Une population plus grande permet des effets d’échelle pour la production et la consommation. Pour les entrepreneurs, les banquiers, ou les investisseurs, une main-d’oeuvre abondante permet de réaliser plus de profits et de stimuler la croissance (Chine). Mais pour les employés, cette situation peut se traduire par de plus faibles salaires et plus de pauvreté (Égypte). Au nombre s’ajoute la qualification de la main-d’oeuvre, et l’intérêt général veut que la population soit moindre et plus qualifiée, et que les échanges soient faciles, comme dans les pays développés. D’ailleurs, en Afrique, les pays qui ont investi à la fois dans l’éducation et la planification des naissances (Kenya) s’en sortent mieux que ceux qui ont fait les choix inverses (Tanzanie). On fait souvent référence au « dividende démographique », c’est-à-dire la situation de la structure de la population au cours de la transition démographique où la part de la population active (jeunes adultes) est plus importante du fait qu’il y a moins d’enfants et de personnes âgées. Cette situation est très favorable pour les
ménages qui ont de meilleurs revenus par tête, moins de frais liés aux dépendants, et peuvent investir plus pour leurs enfants. Par contre, la relation entre structure par âge et croissance économique est mise en doute par les données empiriques, du fait de la grande indépendance entre les deux phénomènes : ces dernières années, les pays qui avaient une structure par âge défavorable avaient une plus forte croissance économique (pays exportateurs de pétrole notamment), alors que les pays plus avancés démographiquement (Afrique du Sud, Zimbabwe) avaient des croissances économiques plus faibles.
L’enjeu migratoire
La pression démographique, très forte en milieu rural depuis des décennies, se traduit nécessairement par de nombreuses migrations, car les terres disponibles et la faible productivité de l’agriculture ne permettent plus de nourrir les nouvelles générations. Cette pression se traduit d’abord par des migrations internes : l’exode rural vers les bidonvilles et le secteur informel des grandes villes où l’argent circule, et les migrations de travail, à la recherche de la moindre opportunité, qui se font souvent dans des situations économiques et sociales précaires (urbanisation sans industrialisation). Puis par des migrations internationales vers les pôles de développement (mines, centres industriels, ports) ou vers les zones de plantations industrielles. À cela il faut ajouter les migrations forcées dues aux conflits armés, aux famines, aux inondations et autres cataclysmes. La population hébergée dans les camps de réfugiés a littéralement explosé ces dernières années, et ne survit que grâce à l’aide internationale (Kenya, Soudan). À plus long terme, il faut envisager des migrations dues au changement climatique [voir p. 88], car de nombreuses régions africaines vont devenir invivables, du fait de la sécheresse, des températures trop élevées ou pour d’autres raisons. Jusqu’ici, l’Afrique a échappé aux murs anti-migrants devenus à la mode en Amérique, en Asie et en Europe, mais la pression migratoire ne fait qu’augmenter [voir p. 68]. Ces migrations pourraient être redirigées vers d’autres continents, surtout vers l’Europe, comme on le voit déjà à travers les importants flux de migrants illégaux traversant la Méditerranée.
Quelles perspectives ?
La question de la population reste cruciale en Afrique, et beaucoup de retards ont été accumulés en ce qui concerne la maîtrise de la fécondité et l’éducation. Pendant longtemps, on s’en est tenu à la doctrine coloniale qui consistait à considérer l’Afrique comme un continent sous-peuplé. Les administrateurs coloniaux des années 1900-1950 voyaient les opportunités de développement agricole et industriel qui nécessitaient une population abondante. Mais cette attitude n’envisageait pas le long terme, ni les contraintes environnementales, ni les équilibres avec la faune, ni la déforestation, ni le changement climatique, ni les multiples conséquences sociales de l’explosion de population, sans même évoquer le droit des femmes à choisir librement leur descendance. Si ces nombreux autres aspects de la vie avaient été envisagés, les politiques de population auraient été différentes. La destruction des grands équilibres démographiques et environnementaux africains aura des conséquences incalculables au niveau mondial, non seulement sur les migrations, mais aussi potentiellement sur le climat, car le réchauffement climatique est causé non seulement par la consommation abusive d’énergie mais aussi par la taille de la population.
Bien entendu, des solutions existent pour relever les défis à venir, et tout dépendra des politiques mises en oeuvre. De bons programmes de planification des naissances peuvent permettre d’accélérer la transition démographique et de stabiliser plus rapidement la taille des populations. De bonnes politiques de développement économique et social peuvent permettre de stabiliser les populations dans l’espace et d’éradiquer la grande pauvreté. Une bonne gestion des conflits peut permettre de régler les principaux problèmes sociaux. Une bonne gestion de l’environnement peut permettre de limiter les conséquences néfastes de l’explosion démographique. Une aide internationale judicieuse et bien ciblée peut jouer un rôle majeur pour mettre en place ces politiques. Les pays qui suivront ces voies vertueuses pourront probablement assurer paix et prospérité à leurs citoyens. Ceux qui suivront d’autres voies risquent de plonger dans un enfer peu enviable.
La destruction des grands équilibres démographiques et environnementaux africains aura des conséquences incalculables au niveau mondial.