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La démographie du Nigéria : atout de développement ou bombe à retardement ?
Atout de développement ou bombe à retardement ?
Par John F. May, professeur de démographie à la Georgetown University (Washington, DC), spécialiste des politiques de population et de la démographie de l’Afrique subsaharienne. Il a été démographe principal à la Banque mondiale pendant 15 ans et a travaillé pour la plupart des agences internationales intervenant en population et développement. À la mi-2018, la population du Nigéria était estimée à 195,9 millions d’habitants (1).
C’est le pays le plus peuplé d’Afrique subsaharienne, devançant l’Éthiopie
(107,5 millions d’habitants à la même date) et la République démocratique du Congo (84,3 millions). À lui seul, le Nigéria représente actuellement près d’un cinquième de la population de l’Afrique subsaharienne (2).
Pourquoi une telle croissance démographique ?
La population du Nigéria augmente rapidement, au rythme de 2,6 % par an. La première raison en est l’amélioration de la mortalité, surtout des nouveaux-nés et des enfants de moins de cinq ans. Il en résulte que plus de Nigérians survivent, contribuant ainsi à l’accroissement démographique.
Par ailleurs, la fécondité reste très élevée : les Nigérianes ont 5,5 enfants en moyenne. La fécondité est encore plus élevée dans le Nord du pays, avec environ un enfant de plus que la moyenne nationale (Enquête démographique et de santé 2013). La fécondité ne baisse que très lentement et seulement 16 % des femmes entre 15 et 49 ans utilisent une méthode moderne de contraception.
La troisième raison de l’accroissement démographique rapide est l’extrême jeunesse de la population : 44 % des Nigérians ont moins de 15 ans (3). Ce phénomène, qu’on appelle le momentum de population, implique que la structure par âge est tellement jeune que même si la fécondité venait à fléchir, la population continuerait à augmenter pendant de nombreuses décennies. Autrement dit, même si les jeunes avaient moins d’enfants que leurs parents, ils auraient toujours beaucoup d’enfants tant sont nombreux les jeunes en âge de se marier.
Le troisième pays le plus peuplé du monde en 2050 ?
Les projections démographiques des Nations Unies pour le Nigéria, publiées en 2017, indiquent que la population devrait passer à 264 millions de personnes en 2030, puis à 411 millions en 2050 (4). À ce moment-là, le Nigéria deviendrait un poids lourd de la démographie mondiale. Il est actuellement le 7e pays le plus peuplé de la planète. En 2050, il gagnerait la troisième place, derrière l’Inde et la Chine, mais devant les États-Unis et l’Indonésie (5).
Ces projections de population des Nations Unies pour le Nigéria supposent que la fécondité y baissera relativement vite, ce qui n’est pas certain. Le pays suivrait un scénario moyen de baisse de la fécondité (variante moyenne). Cette hypothèse pose que la fécondité du Nigéria serait de 3,4 enfants par femme en 2050 et atteindrait environ deux enfants par femme en 2100, soit le niveau de remplacement des générations (6). Dans leurs projections de population, les Nations Unies proposent également une hypothèse haute (un demi-enfant de plus par femme que la variante moyenne) et une hypothèse basse (un demi-enfant en moins). Selon ces variantes, la population du Nigéria serait alors comprise entre 449 et 374 millions de personnes en 2050, respectivement. Cependant, au rythme actuel de baisse de la fécondité, on peut penser que la trajectoire démographique du pays serait plus proche de la variante haute que de la variante moyenne des Nations Unies.
Néanmoins, certains chercheurs contestent le bien-fondé des hypothèses de fécondité des Nations Unies. Ils avancent que les progrès tant de l’urbanisation que de l’éducation féminine déclencheront des baisses de fécondité plus rapides (7).
Il se pourrait en effet, qu’à terme, les projections des Nations Unies soient trop « pessimistes » en ce qui concerne la baisse future de la fécondité. Pour le moment, cependant, il n’existe pas d’arguments sérieux pour affirmer que la fécondité va baisser sous peu, et de manière significative, au Nigéria. Au demeurant, les données d’enquêtes sur l’utilisation de la contraception indiquent une très lente augmentation de la couverture contraceptive dans le pays, ce qui explique d’ailleurs le lent fléchissement de la fécondité.
L’enjeu économique du dividende démographique
La grande question pour les politiques publiques au Nigéria est de déterminer ce qu’il convient de faire au sujet de la fécondité. Toute une série d’arguments soulignent les effets bénéfiques d’une accélération de la baisse de la fécondité. En premier lieu, on cite l’amélioration de la santé. Les données d’enquêtes démontrent en effet qu’un espacement adéquat des naissances (deux ans au moins) est bénéfique pour la santé tant des mères que des enfants. Mais d’autres arguments sont également évoqués en faveur d’une baisse plus rapide de la fécondité, qu’il s’agisse de l’amélioration des conditions socio-économiques des ménages ou encore de la possibilité pour les femmes de travailler hors de la maison car elles ont moins d’enfants, sans oublier les considérations d’équité de genre ainsi que le renforcement du statut des femmes. En outre, l’expérience récente de l’Asie de l’Est a souligné les retombées économiques positives d’une baisse rapide et significative de la fécondité. C’est toute la discussion actuelle qui tourne autour de la théorie du dividende démographique (8). Celui-ci est défini comme un surplus de production causé par un changement de la structure par âge. En effet, quand la fécondité baisse, les personnes en âge de travailler deviennent relativement plus nombreuses que leurs dépendants (les personnes de moins de 15 ans et de plus de 65 ans). Si, et seulement si, ces personnes en âge de travailler trouvent un emploi, elles contribuent alors à générer un surplus économique qui peut être utilisé pour mieux former les jeunes (éducation et santé) ou améliorer la productivité de l’économie. Les pays dans cette situation doivent profiter de la fenêtre d’opportunité démographique, ouverte par la baisse de la fécondité et la diminution du nombre des jeunes dépendants, avant que ne commence à grossir rapidement la cohorte des dépendants plus âgés (65 ans et plus). Cette fenêtre d’opportunité reste ouverte durant 40 ans environ.
C’est ce processus d’un premier dividende démographique qui est survenu en Asie de l’Est entre les années 1960 et 1990 (9). Une des grandes questions concernant le développement, actuellement débattue sur le plan international, est la possibilité de répéter ce mécanisme vertueux en Afrique subsaharienne.
Les pays subsahariens sont évidemment désireux d’accéder au statut de pays émergents (à savoir de pays à « économie de marché émergente »). Pour ce faire, ils souhaitent engranger les retombées positives d’un premier dividende démographique. Cependant, les dirigeants africains ne font pas toujours le lien entre une baisse rapide et significative de la fécondité, d’une part, et l’obtention d’un premier dividende démographique, de l’autre. Et quand bien même ils seraient conscients de cette relation, ils n’ont pas toujours la possibilité ou le courage nécessaire pour en parler publiquement. Leurs populations restent en effet très pro-natalistes. Évoquer la baisse de la fécondité n’est pas un argument électoral très porteur.
Les responsables nigérians ont tenté de s’atteler à ces problèmes. Le pays s’est doté en 1988 d’une politique nationale de population, la National Policy on Population for Development, Unity, Progress and Self-Reliance, laquelle a été remise à jour en 2004 (10). En fait, ce document a été une déclaration d’intentions non suivie de mise en oeuvre rigoureuse. Pourtant, la discussion récente sur le dividende démographique a remis sur le tapis la question de l’accroissement démographique rapide du pays et de sa forte fécondité. Certains décideurs nigérians sont convaincus de la nécessité et de la possibilité de capter un dividende démographique pour leur pays, mais rarement proposent-ils des mesures efficaces pour faire baisser la fécondité (11).
Il faut dire que la situation politique du pays est délicate. En plus du clivage Nord-Sud, c’est-à-dire entre musulmans et chrétiens, le pays est aussi divisé sur le plan ethnique entre trois groupes principaux : les Yorubas au Sud-Ouest, les Ibos au Sud-Est et les Haoussas au Nord. Compte tenu de ce contexte, toute tentative de promouvoir la baisse de fécondité est rapidement instrumentalisée selon les clivages géographiques ou ethniques. La question de la fécondité est donc le plus souvent évacuée. On parle plutôt d’éducation des jeunes filles — sujet moins controversé (sauf par le groupe Boko Haram dans le Nord du pays). Il y a cependant urgence à remettre le sujet de la baisse de la fécondité sur l’agenda du développement socio-économique du Nigéria. Il y va de l’avenir du pays, mais aussi de la possibilité pour le Nigéria d’ouvrir une fenêtre d’opportunité démographique, de capter un premier dividende démographique et d’accéder éventuellement au statut de l’émergence économique. Il convient dès lors de mettre en place rapidement des politiques judicieuses et courageuses (12), lesquelles permettront de faire mentir l’adage selon lequel « la démographie est la destinée ». John F. May
Notes
(1) Ce chiffre doit être pris avec prudence, car le dernier recensement de la population du Nigéria date de 2006. (2) Population Reference Bureau, 2018 World Population Data Sheet. (3) Ibid. (4) Nations Unies, World Population Prospects: The 2017 Revision.
(5) Population Reference Bureau, op. cit.
(6) Nations Unies, op. cit.
(7) W. Lutz, W. P. Butz et S. KC (dir.), World Population & Human Capital in the Twenty-First Century, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 906-907. Ces auteurs estiment que la population totale du Nigéria serait de 330 millions de personnes environ en 2050, moyennant des scénarios de développement « rapide ». (8) H. Groth et J. F. May (dir.), Africa’s Population: In Search of a Demographic Dividend, Cham, Springer, 2017.
(9) Un second dividende démographique pourrait être obtenu quand auraient été épargnés et investis les fruits d’un premier dividende ; voir R. Lee et A. Mason, « What is the demographic dividend? », Finance & Development 43( 3), 2006, p. 16-17. (10) T. O. Michael et M. A. Odeyemi, « Nigéria’s Population Policies: Issues, Challenges and Prospects », Ibadan Journal of the Social Sciences 15( 1), 2017, p. 104-114.
(11) E. Jimenez et M. A. Pate, « Reaping a Demographic Dividend in Africa’s Largest Country: Nigeria », in H. Groth et J. F. May (dir.), Africa’s Population: In Search of a Demographic Dividend, Cham, Springer, 2017, p. 33-51.
(12) H. Groth, J. F. May et V. Turbat, « Policies Needed to Capture a Demographic Dividend in Sub-Saharan Africa », Canadian Studies in Population 46( 1), 2019, p. 61-72. Voir aussi J. F. May et V. Turbat, « The Demographic Dividend in Sub-Saharan Africa: Two Issues that Need More Attention », Journal of Demographic Economics 83( 1), 2017, p. 77-84.