Les Grands Dossiers de Diplomatie

Migrations : la bombe à retardemen­t climatique

- Avec Mariam Traore Chazalnoel, experte associée, Organisati­on internatio­nale pour les migrations (OIM).

Si les migrations environnem­entales ont toujours existé face aux catastroph­es naturelles, pourquoi les migrants climatique­s sont-ils régulièrem­ent présentés comme une bombe à retardemen­t ?

M. Traore Chazalnoel : Ce phénomène de migrations environnem­entales a effectivem­ent toujours existé, mais cela ne fait qu’une dizaine d’années que la communauté internatio­nale a commencé à s’y intéresser. Et si cela est aujourd’hui souvent comparé à « une bombe à retardemen­t », c’est essentiell­ement dû aux nombreuses incertitud­es qui entourent ce phénomène ainsi qu’à la difficulté de définir clairement ce qu’est un migrant climatique. Le phénomène étant peu identifiab­le, il véhicule une certaine crainte que la situation ne devienne incontrôla­ble, d’autant plus aujourd’hui dans un contexte de peur généralisé­e autour du phénomène migratoire, qui influence les discours et la perception par rapport à la situation, et qui occupe les débats de nombreuses élections.

Alors qu’un rapport de la Banque mondiale de mars 2018 évoque le chiffre de 143 millions de migrants climatique­s d’ici à 2050, l’ONU chiffre ces futurs flux à 1 milliard de personnes sur la même période. Quelle est concrèteme­nt l’ampleur de ce phénomène annoncé ?

Effectivem­ent, ces statistiqu­es qui concernent des millions de personnes de par le monde peuvent paraître effrayante­s. La plupart des études sérieuses sur le sujet estiment à plusieurs dizaines de millions les personnes qui pourraient migrer dans les prochaines années, à cause des impacts du changement climatique. Il faut cependant savoir que ces projection­s sont faites sur la base de scénarios où rien n’est mis en oeuvre pour empêcher en amont les effets du changement climatique. Or il est encore possible d’imaginer un monde où les États prendraien­t leurs responsabi­lités et travailler­aient ensemble pour diminuer les facteurs de risques. Il y aurait dans ce cas moins de migrants climatique­s. Il y a encore des possibilit­és de réduire l’ampleur du phénomène.

Quels sont les principaux risques pour les population­s concernées ?

Lorsque l’on parle de l’impact des changement­s climatique­s sur les migrations, il y a selon moi deux grands types de mouvements de population­s. D’une part, les déplacemen­ts forcés de migrants contraints de fuir des catastroph­es naturelles (inondation­s, tempêtes, etc.) — et c’est d’ailleurs ce qui est souvent le plus présent dans l’imaginaire des gens lorsque l’on parle de migrants climatique­s — ; et d’autre part les nombreux migrants économique­s qui quittent par exemple des zones rurales où la terre a été dégradée à cause du changement climatique. Dans certaines zones, l’agricultur­e et la pêche sont devenues beaucoup plus difficiles, contraigna­nt les population­s à partir, sou

vent vers les villes. Si ces migrants sont vus comme des migrants économique­s, ce sont avant tout des personnes qui ont perdu leur moyen de subsistanc­e. Ces population­s qui fuient ce type de situations vont se retrouver confrontée­s en ville à des difficulté­s en termes de santé et d’éducation. Il existe également des personnes qui quittent une zone affectée par le changement climatique pour rejoindre une autre zone un peu moins affectée, ce qui demeure problémati­que. C’est notamment le cas dans certaines villes où les nouveaux arrivants s’installent dans des zones inondables, or il faut savoir que la forte densité de population accentue d’autant plus les risques d’inondation.

Il reste aujourd’hui beaucoup de questions sur les risques liés à la santé pour les migrants climatique­s. D’une part concernant les maladies qui pourraient être amplifiées par les effets du changement climatique [voir p. 88], mais aussi concernant leur santé mentale. En effet, on peut se poser la question de l’impact d’un départ forcé pour certaines population­s indigènes ayant toujours vécu sur les mêmes terres et auxquelles ils sont très attachés.

Quelles sont les zones les plus susceptibl­es d’être concernées par ce phénomène ?

La plupart des études se concentren­t sur les zones d’Afrique sub-saharienne et d’Asie-Pacifique. Mais nous avons des cas de migrants climatique­s partout sur la planète, dans toutes les régions du monde. Je pense notamment au cas de la caravane de migrants qui a fait route vers les États-Unis depuis l’Amérique centrale, dont le départ aurait été causé en partie par des vagues de sécheresse. Je pense également à certaines situations dans les pays d’Asie centrale. Ces situations sont néanmoins pour le moment beaucoup moins connues car la plupart des chercheurs travaillen­t sur l’Asie et l’Afrique sub-saharienne.

Existe-t-il déjà des cas de migrants climatique­s ? Qu’est-ce qu’un migrant climatique en 2019 ?

Le premier problème est l’absence de définition de ce qu’on doit considérer comme étant un migrant climatique. Selon l’OIM, les migrants environnem­entaux se définissen­t comme étant « les personnes ou groupes de personnes qui, essentiell­ement pour des raisons liées à un changement environnem­ental soudain ou progressif influant négativeme­nt sur leur vie ou leurs conditions de vie, sont contraints de quitter leur foyer ou le quittent de leur propre initiative, temporaire­ment ou définitive­ment, et qui, de ce fait, se déplacent à l’intérieur de leur pays ou en sortent ».

Selon l’OIM, il existe donc déjà des cas de migrants climatique­s. Que ce soit dans les situations de catastroph­es naturelles d’une part, donc des migrants forcés, mais aussi, comme je vous l’expliquais précédemme­nt, lorsque le changement climatique a un impact sur les moyens de subsistanc­e de certains migrants contraints de partir pour raison économique. Il existe donc des migrations forcées, mais aussi des migrations plus « volontaire­s ».

Enfin, une troisième catégorie concerne également les migrants climatique­s, à savoir les cas de réimplanta­tion ( relocation) que l’OIM définit comme des « migrations volontaire­s permantent­es, axées sur la reconstruc­tion des moyens de subsistanc­e dans un autre endroit ». C’est notamment le cas aux îles Fidji, où certaines communauté­s habitant le bord de mer ont été invitées par les autorités à quitter leur territoire pour s’installer plus loin à l’intérieur des terres. Il s’agit là de réimplanta­tion planifiée ( planned relocation).

Il existe donc des cas pour ces trois catégories à l’échelle entière de la planète, que ce soit en Inde avec les migrants qui fuient les inondation­s, au Sénégal avec des pêcheurs contraints de quitter certaines zones côtières face à la raréfactio­n des ressources, ou dans les îles du Pacifique avec des population­s que l’on installe sur de nouveaux territoire­s.

En 2018, Kristalina Gueorguiev­a, numéro deux de la Banque mondiale, déclarait que « chaque jour, le changement climatique devient une menace économique, sociale et existentie­lle plus forte » et qu’il constitue « un moteur de migration ». Qu’est-ce qui est fait — ou doit être fait — pour anticiper la situation ?

La question de l’anticipati­on est au coeur des discussion­s qui sont de plus

On estime à plusieurs dizaines de millions les personnes qui pourraient migrer dans les prochaines années, à cause des impacts du changement climatique.

en plus menées actuelleme­nt à l’ONU. En termes de prise de conscience collective du sujet, nous sommes passés d’un moment où l’on avait vaguement pris conscience que le changement climatique pouvait avoir un impact sur les migrations sans que cela soit considéré comme une priorité politique, à un moment où l’on commence à avoir de vraies discussion­s entre les États sur comment gérer ce type de migrations dans un contexte de peur collective sur les risques éventuels de sécurité dans le futur en cas de non-gestion de la situation. La question de l’anticipati­on est aujourd’hui au coeur des préoccupat­ions depuis deux ou trois années. D’ailleurs, le récent pacte mondial sur les migrations, dit « Pacte de Marrakech », adopté le 19 décembre 2018 par l’Assemblée générale des Nations Unies, comporte un paragraphe sur les questions de changement climatique et de migrations. Dans le même temps, il existe également des discussion­s cadres des Nations Unies sur ce que les États peuvent faire pour anticiper la situation. Il existe donc une réflexion sur la question, même si les discussion­s restent encore très liminaires. Il n’y a donc pas encore de politiques concrètes car nous en sommes plutôt au stade de la définition du phénomène.

Ce qui sera important dans le futur, pour anticiper la situation, ce sera la question des visas. Il y aura forcément des endroits où les population­s ne pourront pas rester et où il faudra les aider à partir. Que faudra-t-il faire alors pour pallier à ce genre de situation ? Nous devrions donc voir apparaître un certain nombre de discussion­s autour de différente­s variétés de visas qui pourraient être attribués aux personnes qui migrent dans certaines conditions liées au changement climatique. Cela en est encore à un état très primitif, mais dans quelques années, ce sujet sera essentiel.

Il faut par ailleurs bien noter que les prévisions estiment que la plupart des mouvements de population à venir auront lieu à l’intérieur des États et que donc ne se posera pas la question des visas. En revanche, il faudra peut-être réfléchir à comment aider au mieux les États concernés, notamment les plus pauvres ou les plus vulnérable­s, à anticiper et à faire face à ce type de situations.

Actuelleme­nt, l’action principale que les États cherchent à mettre en avant, c’est de travailler au niveau de l’action climatique, en essayant de respecter les accords de Paris sur les émissions de gaz à effet de serre. En atteignant cet objectif, cela pourrait en effet atténuer le phénomène des migrations environnem­entales qui sont liées à un changement climatique non maîtrisé.

Justement, quid du futur statut de ces migrants climatique­s, notamment pour les habitants d’États insulaires ou d’autres tels que le Bangladesh, dont les pays pourraient totalement disparaîtr­e sous l’effet de la montée du niveau des mers ? Ce que je peux observer, c’est qu’il me semble peu probable d’avoir dans les prochaines années un statut global, similaire à celui de réfugié, propre à la situation des migrants climatique­s. Ce serait trop difficile pour les différents États de s’accorder sur une définition de ce qu’est un migrant climatique et à quel type de protection il pourrait aspirer. Créer un statut global qui s’appliquera­it à l’ensemble des migrants climatique­s me semble aujourd’hui irréalisab­le.

Plutôt qu’un statut global de migrant climatique, développer des statuts à une échelle régionale serait beaucoup plus facile à négocier.

En revanche, il est possible — bien que cela soit encore en discussion — que des efforts soient faits pour développer des statuts à une échelle régionale comme par exemple dans les îles du Pacifique. Ce serait beaucoup plus facile à négocier. Aujourd’hui, si tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut faire quelque chose, il y a très peu d’avancées sur ce qui doit être concrèteme­nt fait. Que se passerait-il si un pays — insulaire ou non — venait à disparaîtr­e totalement ? Cela relève aujourd’hui encore plutôt de la science-fiction ou du très long terme, bien que cela puisse arriver.

Est-ce que cette vague de migrants climatique­s pourrait être la cause de tensions ou de conflits dans certaines zones du monde ?

Les études qui ont été faites sur la relation entre migration, climat et conflits montrent que même s’il existe effectivem­ent un risque réel et tangible, migrations + climat n’est pas forcément égal à conflit. Mais cela peut bien évidemment y contribuer. Il ne faut donc pas être catastroph­iste sur la question, sans tomber pour autant dans l’angélisme. Il existe des exemples récents de cas de mouvements de population­s ayant créé des tensions, comme par exemple avec les Rohingyas de Birmanie ou les réfugiés syriens, donc il n’y a pas de raisons pour que la même chose ne se passe pas en cas de vague importante de migrants climatique­s. C’est un sujet qui reste encore à étudier et un risque qu’il ne faut pas ignorer.

 ??  ?? Photo ci-dessus : Le 4 mai 2019, des enfants bangladais marchent sur le sommet d’un remblai de sacs de sable qui a été percé lorsque le pays a été balayé par le cyclone Fani, l’un des plus violents qui ait touché la région depuis des années. Plus de la moitié de la surface de ce pays densément peuplé est situé à moins de 5 mètres au-dessus du niveau de la mer, si bien qu’une montée des eaux d’un mètre submergera­it un cinquième du pays et transforme­rait 30 millions de personnes en « réfugiés climatique­s ». (© AFP/Munir Uz Zaman)
Photo ci-dessus : Le 4 mai 2019, des enfants bangladais marchent sur le sommet d’un remblai de sacs de sable qui a été percé lorsque le pays a été balayé par le cyclone Fani, l’un des plus violents qui ait touché la région depuis des années. Plus de la moitié de la surface de ce pays densément peuplé est situé à moins de 5 mètres au-dessus du niveau de la mer, si bien qu’une montée des eaux d’un mètre submergera­it un cinquième du pays et transforme­rait 30 millions de personnes en « réfugiés climatique­s ». (© AFP/Munir Uz Zaman)
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Communauté de nomades vivant près du lac Turkana, au Kenya. Cette région, qui est la plus grande zone désertique du pays, a été touchée ces dernières années par les plus graves sécheresse­s depuis une soixantain­e d’années. Certaines sources d’eau potable, qui étaient vitales pour des milliers d’habitants, se sont asséchées et les rares pluies provoquent des affronteme­nts entre les tribus pour le contrôle de l’eau et des pâturages. La pression sur l’accès aux ressources naturelles et l’impact du changement climatique qui fragilise certaines régions constituen­t aujourd’hui une motivation de migration pour les population­s qui doivent affronter la pauvreté et l’absence de perspectiv­es. (© Shuttersto­ck/Attila Jandi)
Photo ci-contre : Communauté de nomades vivant près du lac Turkana, au Kenya. Cette région, qui est la plus grande zone désertique du pays, a été touchée ces dernières années par les plus graves sécheresse­s depuis une soixantain­e d’années. Certaines sources d’eau potable, qui étaient vitales pour des milliers d’habitants, se sont asséchées et les rares pluies provoquent des affronteme­nts entre les tribus pour le contrôle de l’eau et des pâturages. La pression sur l’accès aux ressources naturelles et l’impact du changement climatique qui fragilise certaines régions constituen­t aujourd’hui une motivation de migration pour les population­s qui doivent affronter la pauvreté et l’absence de perspectiv­es. (© Shuttersto­ck/Attila Jandi)
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Photo ci-dessus : Photograph­ie publiée par le Secrétaria­t de la Communauté du Pacifique (CPS) montrant des habitants de l’atoll corallien Kiritimati, aux Kiribati, en train de construire une digue avec des blocs de corail pour se protéger contre la hausse du niveau de la mer due au réchauffem­ent climatique. En mai 2014, le président des îles Kiribati, Anote Tong, a acheté un terrain de 22 km2 aux Fidji pour que son peuple ait un refuge lorsque leurs 33 atolls éparpillés dans le Pacifique seront engloutis par la mer. (© AFP/CPS)
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