Les Grands Dossiers de Diplomatie

La question migratoire : flux et enjeux d’un phénomène planétaire

- Avec Catherine Wihtol de Wenden, professeur à Sciences Po, directrice de recherche émérite au CNRS (CERI) et auteur de l’Atlas des migrations : un équilibre mondial à inventer (Autrement, 2018).

Jusque dans les années 1950, l’Europe demeurait la principale région de départ des migrants, qui allaient notamment en Amérique. Si ce flux existe toujours, les flux dominants sont aujourd’hui différents, allant notamment des pays du Sud vers ceux du Nord. Quid des flux migratoire­s aujourd’hui ?

C. Wihtol de Wenden : Aujourd’hui, il est important de rappeler qu’il y a autant de migrations vers le Sud de la planète que vers le Nord. En effet, il y a, dans les pays du Sud, un grand nombre de réfugiés. Il ne faut pas oublier que les trois quarts des réfugiés dans le monde sont produits par des pays du Sud et que ce sont bien souvent les pays voisins qui accueillen­t majoritair­ement ces réfugiés. Un grand nombre de réfugiés afghans ont trouvé refuge en Iran ou au Pakistan, et c’est aussi le cas des Irakiens qui s’étaient réfugiés en Syrie ou des Syriens qui ont été en Turquie, en Jordanie ou au Liban. Autre chiffre montrant l’importance des flux Sud-Sud : les pays du Golfe sont devenus la troisième destinatio­n mondiale des migrations de travail. Enfin, les migrants environnem­entaux sont majoritair­ement localisés dans les pays du Sud et vont bien souvent du Sud au Sud. Ainsi, beaucoup plus que ces trente dernières années, le Sud est devenu une grande région d’immigratio­n, sans aucune politique migratoire ou presque. De facto, ces pays accueillen­t ou fournissen­t du travail à ceux qui viennent des pays voisins. Aujourd’hui, nous avons donc quatre types de flux migratoire­s. D’une part, une migration Nord-Sud avec des migrants qualifiés et des seniors en quête d’une retraite au soleil ; une migration Sud-Sud avec des réfugiés, des migrants de travail et des déplacés environnem­entaux ; une migration Nord-Nord de qualifiés ; et une enfin une migration Sud-Nord — dont on parle presque exclusivem­ent — qui concerne des migrants de travail, des réfugiés, des qualifiés et également beaucoup de regroupeme­nts familiaux.

Quelles sont les principale­s raisons qui poussent un migrant à quitter son pays en 2019 ?

Les raisons sont avant tout structurel­les et sont affectées par des tendances profondes du monde. Il y a donc d’abord les inégalités du développem­ent humain (espérance de vie à la naissance, éducation, niveau de vie) ; mais aussi les crises et

conflits qui génèrent des réfugiés par millions ; nous avons également la question démographi­que qui constitue un phénomène très important avec des population­s très jeunes — en Afrique sub-saharienne, l’âge médian est de 19 ans, et 25 ans sur le pourtour sud-méditerran­éen contre 41 ans pour le continent européen — ; l’urbanisati­on galopante de la planète est aussi un facteur important de départ [voir p. 93] ; tout comme le développem­ent des médias qui amène les population­s à être beaucoup mieux informées qu’avant, et qui savent donc qu’elles peuvent tenter d’améliorer leur situation en partant ailleurs ; la proximité géographiq­ue de certaines régions constitue également un élément important, comme par exemple entre l’Afrique et l’Europe à travers la Méditerran­ée ou entre le Mexique et les États-Unis ; et enfin le niveau d’éducation, qui fait souvent prendre conscience aux mieux éduqués qu’il est difficile de vivre à long terme dans des pays pauvres et mal gouvernés et que la meilleure chance pour accéder à des opportunit­és est de quitter son pays d’origine.

L’Europe est un continent d’immigratio­n, mais elle ne se pense pas comme telle, car par le passé, les Européens étaient avant tout des émigrants.

Alors que les migrations n’ont jamais cessé depuis que l’homme existe, pourquoi le phénomène migratoire suscite-t-il aujourd’hui tant de crainte, notamment dans les sociétés du Nord — bien que certains pays comme le Canada souhaitent accueillir davantage de migrants, notamment pour répondre au besoin de main-d’oeuvre de leur économie ?

Pour ce qui est de l’Europe, il faut savoir que ce n’est traditionn­ellement pas un continent d’immigratio­n. Elle l’est dans les faits, mais elle ne se pense pas comme telle, car par le passé, les Européens étaient avant tout des émigrants. On ne pensait pas l’identité des États ou de l’Europe avec le phénomène migratoire. Cela donne ainsi une certaine illégitimi­té au phénomène de l’immigratio­n, alors que ce n’est pas le cas aux États-Unis, au Canada, en Amérique latine, en Australie ou en NouvelleZé­lande. En Europe, il n’y a pas de légitimité à être originaire d’un autre pays, c’est même plutôt un handicap. L’Europe ne valorise pas l’immigratio­n d’installati­on. Elle a toujours été considérée comme un phénomène de court terme pour répondre à des besoins de main-d’oeuvre, ou pour respecter des accords internatio­naux sur des réfugiés, ou dans le cadre du regroupeme­nt familial ou du respect du droit de l’enfant. L’Europe a donc beaucoup de mal à supporter cette réalité. L’autre raison, c’est la proximité de l’Europe avec des pays de culture musulmane. C’est un peu la réappariti­on de « vieilles querelles » qui remontent aux croisades, avec un conflit de territoire opposant d’un côté les chrétiens et de l’autre les musulmans. Il y a une peur de perte d’identité, du « grand remplaceme­nt », qui sont bien souvent des fantasmes car il faut rappeler que les immigrants représente­nt à peine 10 % de la population du continent européen. Il y a une dimension culturelle qui a été également aggravée par le terrorisme, créant un sentiment d’insécurité dans beaucoup de pays européens. D’où la réponse sécuritair­e faite par l’Europe aux flux migratoire­s.

Quid des États-Unis, qui sont pourtant un pays traditionn­el d’immigratio­n, mais dont l’actuel président s’est lancé dans un véritable combat contre l’immigratio­n, du moins clandestin­e ?

Il est vrai que dans une certaine mesure, on peut avoir l’impression que les Mexicains sont devenus musulmans et/ou terroriste­s, compte tenu des termes qui sont employés. C’est contradict­oire, alors que les États-Unis, comme l’Europe, ont besoin d’immigratio­n puisqu’elle constitue le seul facteur de croissance de la population. Actuelleme­nt aux États-Unis, il y a tout un imaginaire qui s’est construit autour du migrant, avec une montée des sentiments nativistes qui mettent l’accent sur ceux qui sont nés sur le territoire. S’il y a néanmoins une valorisati­on ancienne de l’immigratio­n aux États-Unis, les choses sont en train d’évoluer parmi les Américains [voir p. 16].

Dans plusieurs pays où les décès sont aujourd’hui plus nombreux que les naissances —notamment en Europe ou au Japon—, l’immigratio­n semble constituer l’un des moyens les plus efficaces pour augmenter la population. L’immigratio­n peut-elle assurer le dynamisme démographi­que d’un pays ?

L’immigratio­n assure avant tout la croissance de la population. Comme je vous le disais, c’est en Europe le seul facteur de croissance de la population. Cependant, l’immigratio­n ne contribue pas nécessaire­ment à rajeunir la population, car ceux qui sont installés depuis longtemps vieillisse­nt aussi. Compter sur l’immigratio­n pour rajeunir un pays n’est donc vrai qu’en partie, même s’il est vrai que souvent le taux de fécondité est un peu plus élevé chez les migrants que chez les nationaux. Aujourd’hui, l’immigratio­n n’en demeure pas moins un sujet essentiel pour des pays vieillissa­nts, car de nombreux métiers sont ou seront en manque de main-d’oeuvre, tels ceux des secteurs de l’agricultur­e ou du bâtiment.

Alors que l’Afrique devrait compter entre 2 et 3 milliards d’habitants en 2050, certains craignent une vague massive de migrants vers l’Europe voisine qui perd de la population. Ce scénario vous semble-t-il possible ?

Non, je ne pense pas. En effet, l’essentiel des Africains migrent en Afrique. Cette dernière devient de plus en plus un grand continent d’immigratio­n avec des gens qui sont nés en Afrique et qui migrent en Afrique. Il y a 26,6 millions de migrants à l’intérieur du continent africain et l’essentiel de leurs déplacemen­ts concernent des migrations de voisinage, à la fois à cause de conflits ou de crises environnem­entales, mais aussi pour le travail. Il existe d’ailleurs plusieurs espaces de libre circulatio­n pour le travail au sein même de l’Afrique ; c’est le cas notamment dans la CEDEAO (Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest), ou dans le Sud de l’Afrique avec la SADC (Communauté de développem­ent d’Afrique australe).

D’autre part, il existe aussi en Afrique une certaine complément­arité entre les pays très peuplés et ceux au contraire très peu peuplés. Il en va de même avec certains pays qui ont beaucoup de ressources et peu de population et ceux qui ont peu de ressources mais beaucoup de main-d’oeuvre. C’est notamment le cas des flux entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, il existe en Afrique deux grands pôles d’attraction pour les migrants, qui sont le Maghreb d’un côté et l’Afrique du Sud de l’autre. L’Afrique elle-même est donc un continent en mouvement, avec une partie — seulement — de ses migrants qui part vers l’Europe, une autre qui part en Amérique du Nord, et enfin certains qui partent en Chine puisque les Chinois sont de plus en plus présents sur le continent africain.

Les migrations en Afrique sont donc avant tout intraafric­aines, pour la simple raison qu’elles concernent essentiell­ement les population­s les plus pauvres, et ces dernières ne peuvent pas aller très loin. Les migrants africains qui arrivent en Europe ne représente­nt donc qu’une toute petite partie de l’ensemble de la mobilité qui a actuelleme­nt lieu en Afrique, et qui va se poursuivre.

Les flux migratoire­s et l’arrivée de migrants peuvent-ils être la source de conflits ou de tensions ? Y-a-t-il des régions plus sensibles que d’autres ?

Tout à fait, et nous l’avons d’ailleurs vu dans les pays d’Europe de l’Est qui ne sont pas habitués aux migrations. Il y a ainsi eu dans ces pays une très grande hostilité à l’égard des migrants, car les habitants de ces pays rêvent d’une homogénéit­é ethnique et culturelle, voire même religieuse. Ils n’ont pas été sensibilis­és à la thématique de la diversité, à la lutte contre les discrimina­tions comme c’est le cas depuis 30 ou 40 ans dans les pays d’Europe de l’Ouest ou

même à l’échelle de l’Union européenne. Il faut rappeler que les pays d’Europe de l’Est ne sont entrés dans l’UE qu’en 2004 et il n’y a donc pas eu cette phase de développem­ent progressif de l’immigratio­n, d’où la mauvaise réaction des population­s en Europe centrale et orientale à l’égard des migrants. Mais cela est également vrai au Japon ou dans les pays du Golfe par exemple. De nombreux pays ne se préparent pas à cette thématique de l’immigratio­n et du vivre-ensemble.

De plus en plus de barrières ou de murs sont construits à travers le monde, notamment pour lutter contre l’immigratio­n. Est-ce une « solution » qui a fait ses preuves ? Non, je ne pense pas. Peutêtre que ce fut le cas à l’époque du rideau de fer, mais il y avait alors un soldat armé à chaque coin de rue. Malgré cela, de nombreuses personnes essayaient quand même de passer et il y a eu beaucoup de morts. Ce mur était complèteme­nt militarisé, ce qui n’est pas du tout le cas des frontières d’aujourd’hui, où seuls les points de passage le sont. Au-delà, il n’y a pas de surveillan­ce, ce qui entraîne une grande porosité des frontières. Il ne peut plus y avoir un soldat armé tous les cent mètres qui surveille et va abattre les personnes qui tentent de passer. La situation n’est plus du tout la même aujourd’hui, d’autant que les points de passage sont nombreux. Dès qu’une entrée va être fermée, un autre passage va s’organiser ailleurs. Si certains gouverneme­nts construise­nt actuelleme­nt des barrières ou des murs le long de leurs frontières, c’est bien sûr pour dissuader les migrants clandestin­s de passer — sans que l’efficacité ne soit démontrée —, mais surtout pour rassurer les population­s qui se barricaden­t derrière ces murs. Il s’agit donc avant tout d’une motivation politique avec une mise en scène de la frontière.

Enfin, pourquoi selon vous la question des stocks, c’est-à-dire la gestion et l’intégratio­n des population­s installées va-t-elle devenir un enjeu essentiel dans les années à venir ?

Ces dernières années, l’essentiel de la politique européenne a montré qu’elle était centrée sur le contrôle des frontières, que ce soit au travers des sommets européens, ou des accords bilatéraux ou multilatér­aux de l’Europe avec des pays voisins tels que la Turquie ou la Libye. Les thématique­s sont souvent orientées vers le contrôle, la répression, la sécurisati­on des frontières, la dissuasion. Et cela se voit bien aujourd’hui avec les murs, les camps, etc.

Finalement, la thématique du vivre ensemble a été jusque-là négligée, notamment du fait que les Européens ne se voyaient pas comme un continent d’immigratio­n d’installati­on. Depuis le milieu des années 1970, dans les plus anciens pays d’immigratio­n tels que la France ou le Royaume-Uni, des politiques d’intégratio­n ont commencé à être mises en place. Mais il n’y avait en réalité pas beaucoup de moyens, car les politiques pensaient alors que les migrants allaient repartir chez eux. Il y a d’ailleurs eu des politiques de retour qui ont magistrale­ment échoué.

L’intégratio­n est donc un phénomène qui a été très largement négligé. Les migrants n’ont pas été imaginés comme de futurs citoyens, ce qui est la grande différence entre l’Europe et les grands pays d’immigratio­n tels que les ÉtatsUnis, le Canada ou l’Australie.

Les migrations en Afrique sont avant tout intra-africaines, pour la simple raison qu’elles concernent essentiell­ement les population­s les plus pauvres, et ces dernières ne peuvent pas aller très loin.

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Le 21 mai 2019, des gardesfron­tières de l’agence européenne Frontex lors d’une opération en Albanie. Alors que de nombreux observateu­rs pensaient que l’immigratio­n serait au coeur des élections européenne­s de mai 2019, à peine 14 % des sondés considérai­ent en avril dernier l’immigratio­n comme la « menace » principale pour l’UE. Après avoir battu des records ces dernières années, le nombre d’arrivées a considérab­lement reculé en raison des mesures prises pour contrôler les frontières extérieure­s du continent (accord avec la Turquie et la Libye, montée en puissance de Frontex). (© Frontex)
Photo ci-dessus : Le 21 mai 2019, des gardesfron­tières de l’agence européenne Frontex lors d’une opération en Albanie. Alors que de nombreux observateu­rs pensaient que l’immigratio­n serait au coeur des élections européenne­s de mai 2019, à peine 14 % des sondés considérai­ent en avril dernier l’immigratio­n comme la « menace » principale pour l’UE. Après avoir battu des records ces dernières années, le nombre d’arrivées a considérab­lement reculé en raison des mesures prises pour contrôler les frontières extérieure­s du continent (accord avec la Turquie et la Libye, montée en puissance de Frontex). (© Frontex)
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