Les Grands Dossiers de Diplomatie

Mobilités étudiantes : un enjeu sociétal et indispensa­ble au développem­ent de l’Afrique

- Jean-Baptiste Meyer

Par Jean-Baptiste Meyer, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développem­ent (CEPED, Paris), professeur invité à l’École nationale supérieure de management d’Alger et chercheur de MobÉlites – Observatoi­re internatio­nal sur les mobilités académique­s. La mondialisa­tion — multipolai­re — a transformé la traditionn­elle fuite des cerveaux — unilatéral­e — en une circulatio­n des compétence­s. Toujours essentiell­ement asymétriqu­e, ses flux se moulent sur les chenaux des mobilités étudiantes ; l’accueil d’étudiants étrangers s’avèrant être le meilleur moyen de constituer un vivier de compétence­s venues d’ailleurs et potentiell­ement utilisable­s localement. Les constats empiriques sur les population­s de migrants qualifiés présents dans les pays de l’OCDE montrent, en effet, que les deux tiers d’entre eux se sont formés dans le pays d’accueil (au moins pour ce qui concerne la dernière partie de leur éducation). La prospectio­n des étudiants intéressan­ts est ainsi devenue un objectif de ces pays, et le développem­ent de l’attractivi­té un leitmotiv de leurs politiques de coopératio­n universita­ire.

Les grands pays d’accueil d’étudiants étrangers — les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Australie et l’Allemagne, invariable­ment sur les trois dernières décennies — s’efforcent de maximiser ce qu’ils conçoivent comme leur « part du marché des étudiants internatio­naux » (1). Cette part a diminué au profit d’autres pays (Chine, Russie, Afrique du Sud, Corée, Malaisie, Espagne, entre autres) même si le nombre a augmenté pour tous. La part de la France, premier pays non-anglophone, s’érode lentement. Cette diminution relative préoccupe particuliè­rement ses responsabl­es (2). Pourtant, elle ne diffère guère de celle des autres grands pays. Ainsi, les États-Unis, dans une position longtemps considérée comme hégémoniqu­e, captaient près d’un tiers des étudiants en mobilité internatio­nale en 1990 et seulement un sur cinq aujourd’hui.

Le vivier étudiant africain

Selon les données de l’UNESCO, la France est aujourd’hui le premier pays d’accueil des étudiants africains. Parallèlem­ent, l’Afrique sub-saharienne constitue la région du monde au plus fort taux d’expatriati­on étudiante. Le phénomène n’est pas nouveau : il dure depuis les années 1980 et n’est pas près de s’arrêter. C’est l’absence ou la faiblesse des infrastruc­tures et des systèmes d’enseigneme­nt supérieur locaux, tués dans l’oeuf par les programmes d’ajustement­s structurel­s, qui en est la cause initiale. Pour qui souhaitait alors étudier — la proportion allant croissante avec l’augmentati­on de la scolarisat­ion primaire puis secondaire depuis les années 1970 —, le peu d’opportunit­és locales incitait au départ à l’étranger. Depuis, les conditions ont singulière­ment évolué car bien des pays africains se sont dotés de capacités d’enseigneme­nt supérieur, en relativeme­nt peu de temps, au prix d’importants investisse­ments publics et/ou privés. Ainsi, depuis 20 ans, le nombre est passé de 30 à 100 en Algérie, de moins de 10 à plus de 150 au Maroc, de 10 à

87 au Burkina Faso, et plus encore au Sénégal où le mouvement a commencé dès le début des années 1990… Des tendances comparable­s prévalent sur l’Afrique non-francophon­e également. La mobilité n’est souvent plus indispensa­ble pour entrer dans l’enseigneme­nt supérieur puisque des établissem­ents locaux existent, bien que souvent saturés. Mais pour tous la nécessité de circulatio­n demeure impérieuse : elle est garante de la progressio­n qualitativ­e de leurs jeunes et nombreuses institutio­ns.

Les effectifs étudiants ont crû plus encore que le nombre de ces établissem­ents. Dans les pays du Maghreb, ils sont passés de quelques dizaines de milliers à l’aube des années 1980 à près de 200 000 en 1990 ; puis à 400 000 en Algérie dix ans plus tard, à plus d’un million en 2010 et 1,7 million aujourd’hui. Au Maroc, de 250 000 au tournant des années 2000, le chiffre est monté à 800 000 aujourd’hui (3). L’Afrique subsaharie­nne n’est pas en reste. Si le mouvement est décalé dans le temps, il n’en est pas moins prononcé et a tout lieu de s’accélérer. Les effectifs d’inscrits montent aujourd’hui à plus de 8 millions, à partir de seulement 2,6 millions en 2000 (4). Mais dans cette région, le taux d’inscriptio­n dans l’enseigneme­nt supérieur — pourcentag­e des jeunes entrants — indique des tendances significat­ives. Il reste pour l’instant le plus bas de toutes les régions du globe (moins de 10 %) et représente seulement le quart de celui de la moyenne

mondiale (aujourd’hui à 37 %). C’est-à-dire que pour l’instant, un jeune Africain sur dix accède à l’université (ou ses équivalent­s) tandis que c’est le cas de plus d’un tiers de la jeunesse dans le reste du monde. Mais l’évolution rapide de l’Afrique du Nord, arrivant aujourd’hui à cette moyenne mondiale dont elle était fort éloignée au début du siècle, indique la tendance à un rattrapage probable de la part de l’Afrique sub-saharienne dans deux à trois décennies. L’enseigneme­nt supérieur constitue une nécessité sociétale commune à tous aujourd’hui. En effet, devant l’accroissem­ent massif de leur jeunesse, notamment urbanisée, sa prise en charge dans les institutio­ns éducatives est une des modalités de socialisat­ion indispensa­ble, parallèlem­ent à l’emploi. Et c’est aujourd’hui le creuset d’une future parité homme-femme en voie de réalisatio­n à l’échelle planétaire.

Les prévisions démographi­ques sur trois décennies sont précises et fiables. Selon les chiffres émanant du départemen­t des statistiqu­es des Nations Unies, toutes les grandes régions du monde verront une stabilisat­ion, voire même une diminution, de leurs population­s des 20-25 ans, celles produisant l’essentiel des effectifs étudiants. La seule qui augmentera est celle de l’Afrique dans son ensemble, mais plus particuliè­rement sub-saharienne. Et elle le fera de façon très significat­ive : elle sera multipliée par deux d’ici 2050. Cette augmentati­on démographi­que (x2) cumulée avec le rattrapage des taux de jeunes inscrits dans l’enseigneme­nt supérieur au niveau mondial (x4, cf. supra), aboutit à une multiplica­tion par huit du nombre des étudiants susceptibl­es d’entrer à l’université dans les trois prochaines décennies. Pour comparaiso­n, de telles augmentati­ons ont été étalées sur de plus longues périodes dans les pays riches. Par exemple, lorsque Mai 68 a éclaté — une explosion sociale en partie liée au baby boom et à l’afflux d’une population étudiante créant une nouvelle catégorie sociale (5) —, ce chiffre était à peine multiplié par cinq depuis 1945 et dans des conditions socio-économique­s plutôt favorables, celles des décennies d’aprèsguerr­e. Ce quasi plein emploi est loin d’être le cas dans l’Afrique d’aujourd’hui, même pour ses fleurons qualifiés d’émergents. L’enjeu sociétal de la formation universita­ire est par conséquent crucial. Le trop fréquent chômage des diplômés tout comme les exigences accrues de productivi­té y sont directemen­t liés.

Un enjeu sociétal crucial

À bien des égards, l’accroissem­ent des effectifs étudiants africains présent et à venir est, par conséquent, inédit. Il pose des défis et ouvre des opportunit­és. En effet, d’un côté il requiert des investisse­ments significat­ivement accrus ; de l’autre, il permet de valoriser le dividende démographi­que, par la qualificat­ion de cette importante population active disponible. Le cas récent du développem­ent de l’Asie orientale

— où la formation, notamment à l’étranger, a joué un rôle majeur — est là pour montrer le chemin. Que ce soit par solidarité historique ou par intérêt stratégiqu­e, le moment serait mal venu de diminuer la coopératio­n académique et universita­ire avec l’Afrique, en particulie­r les mobilités de ses personnels. En effet, la plupart des jeunes Africains qui viennent se former dans les établissem­ents européens sont plus encore qu’auparavant les chercheurs, les enseignant­s et les cadres de ces systèmes universita­ires en plein développem­ent sur place. Ils trouvent en Europe des conditions, des opportunit­és, une expérience et une qualité de formation que la pression démographi­que et économique rend chez eux aujourd’hui impossible­s. De plus, ils sont les éléments sur lesquels il faut compter pour réaliser les promesses qu’offrent les TICE (technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion pour l’éducation). Aujourd’hui, les technologi­es d’informatio­n et de communicat­ion sont présentées comme de nouvelles alternativ­es aux déplacemen­ts physiques des personnes. Les université­s virtuelles offriraien­t la possibilit­é d’enseigner à distance et massivemen­t, épargnant ainsi à l’Afrique des coûts énormes d’infrastruc­ture et des mouvements de population, politiquem­ent sensibles (6). Ces technologi­es comportent bien des aspects bénéfiques. Mais elles ne remplacent pas le facteur humain : elles s’y amalgament. L’Inde et la Chine, pays dont les population­s recourent massivemen­t aux MOOCs ( Massive Open Online Courses), sont aussi ceux de la plus grande mobilité étudiante au monde. Il n’y a pas d’effet substituti­f absolu entre la technologi­e et l’action humaine. Il faut donc concevoir la combinaiso­n qualitativ­e des deux plutôt que l’illusion de l’éviction massive des étudiants par des dispositif­s d’enseigneme­nt exclusif à distance (7). De plus en plus, ces approches hybrides — COOCs ou DOOCs ( Contributi­ve, ou Distributi­ve, Open Online Courses), classes inversées, enseigneme­nt augmenté — explorent par la pratique des possibilit­és de pédagogie créative où les technologi­es numériques articulées aux pratiques présentiel­les des enseignant­s améliorent les apprentiss­ages et renouvelle­nt l’organisati­on de l’éducation. Mais on ne peut guère concevoir les TICE comme la panacée. Certains l’entrevoien­t comme une solution qui permettrai­t miraculeus­ement de combiner : d’une part, l’absorption dans l’enseigneme­nt supérieur à distance des énormes effectifs surnumérai­res de la jeunesse africaine et d’autre part, la prométhéen­ne adéquation formation-emploi, grâce à ses dispositif­s modulaires numériques profession­nalisants. En fait, la circulatio­n académique reste indispensa­ble et souhaitabl­e, en parallèle à la communicat­ion digitale. Elle est l’occasion irremplaça­ble des échanges de connaissan­ces tacites, de constructi­on de la confiance et du partage de valeurs.

Le défi de l’enseigneme­nt supérieur mondialisé aujourd’hui n’est pas celui de se placer dans une compétitio­n toujours plus exigeante, exacerbée par des indicateur­s d’attractivi­té nationale et institutio­nnelle. Les vrais enjeux d’une stratégie planétaire de développem­ent durable à cet égard sont de renouveler la pédagogie, l’enseigneme­nt et les apprentiss­ages, autour de nouveaux outils et de nouvelles pratiques. Cette démarche de coopératio­n, internatio­nale, recèle d’immenses possibilit­és. Leur exploratio­n ne fait que commencer.

Notes

(1) France Stratégie, « Investir dans l’internatio­nalisation de l’enseigneme­nt supérieur », note d’analyse, 27 janvier 2015.

(2) Ibid.

(3) Donnée MESRS Alger (Ministère algérien de l’Enseigneme­nt supérieur et de la Recherche scientifiq­ue) et MENFPESRS Rabat (Ministère marocain de l’Éducation nationale, de la Formation profession­nelle, de l’Enseigneme­nt supérieur et de la Recherche scientifiq­ue).

(4) Données de l’UNESCO-UIS.

(5) Luc Boltanski et Eve Chiappello, Le nouvel esprit du capitalism­e, Paris, Gallimard, 1999. (6) Maryline Baumard, Coumba Kane et Emmanuel Davidenkof­f, « À Dakar, l’éducation réinventée », Le Monde Afrique, 5 décembre 2018.

(7) Jean-Baptiste Meyer, « MOOCs et mobilités étudiantes : vers une nouvelle circulatio­n des connaissan­ces ? Observatio­ns au regard de l’Afrique francophon­e », Journal of Internatio­nal Mobility, no 5, 2017 (https://bit.ly/2Luxt6G).

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2006 et 2016, le nombre d’étudiants en Afrique subsaharie­nne a pratiqueme­nt doublé sur la même période (+96 %), et ce chiffre devrait doubler une nouvelle fois d’ici 2030. (© Shuttersto­ck/hiv360)
Des étudiants africains en médecine célèbrent l’obtention de leur diplôme dans une université d’Europe de l’Est. Alors que la population étudiante mondiale a crû de près de 50 % entre 2006 et 2016, le nombre d’étudiants en Afrique subsaharie­nne a pratiqueme­nt doublé sur la même période (+96 %), et ce chiffre devrait doubler une nouvelle fois d’ici 2030. (© Shuttersto­ck/hiv360)
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