Les Grands Dossiers de Diplomatie
Vers des villes surpeuplées ?
Depuis 2008, plus d’un humain sur deux vit en ville, alors qu’en 1900, il n’y en avait qu’un sur 10, et en 1950, trois sur dix. Comment expliquer ce phénomène d’urbanisation galopante des populations ?
L. Criqui : Il y a plusieurs facteurs qui expliquent cette situation. Au début des années 1950, le développement économique a généré une attraction croissante des villes, entraînant un phénomène de migration des zones rurales vers les zones urbaines.
Les motivations étaient donc économiques, mais aussi sociales et culturelles. C’est ce qu’en Europe on a appelé l’exode rural.
D’autres éléments sont également intervenus, notamment dans les pays du Sud, à savoir en Afrique, Amérique latine et Asie principalement. Il s’agit d’une transition démographique qui a tardé à se faire sentir. Certains de ces pays continuent en effet à avoir des taux de natalité qui restent extrêmement importants [voir p. 50], entraînant de ce fait un accroissement de la population. Ainsi aujourd’hui, la croissance des villes du Sud serait due, selon les estimations, à 60 % à la croissance naturelle. Et seulement 40 % seraient liés aux migrations rural-urbain d’une part, et d’autre part à des phénomènes de requalification des territoires du rural à l’urbain pour des raisons de réforme administrative ou politique qui font que l’on voit apparaître davantage de zones urbaines sur les cartes administratives, entraînant mécaniquement une augmentation de la part des villes dans les statistiques. Aujourd’hui, le taux de croissance des villes dans les pays du Sud est donc extrêmement rapide, surtout par rapport à ce que l’on a connu en Europe, mais cela s’explique avant tout par une croissance naturelle et interne des villes. Cela implique donc que la population de ces villes est particulièrement jeune, ce qui va poser des questions en matière d’éducation et d’accès à l’emploi.
Alors que l’ONU estime que d’ici 2050, deux tiers de la population mondiale vivra dans des villes, doit-on s’attendre à l’apparition de « villes géantes » de plus en plus peuplées, confrontées à une pression démographique extrême ?
Ce ne sera pas nécessairement le cas. Certes, il va y avoir des très grandes agglomérations, voire des conurbations de villes qui vont fusionner petit à petit par extensions. Mais aujourd’hui, une personne sur huit seulement vit dans une megacity, c’est-à-dire une ville de plus de 10 millions d’habitants. À l’inverse, la moitié de la population mondiale vit dans des villes de moins de 500 000 habitants.
Ce qu’il faut voir, c’est que les « villes géantes » ne sont pas nécessairement un problème. Le cas de la conurbation du Grand Tokyo, dont la population est comprise entre 38 et 40 millions d’habitants, montre que cela ne pose pas particulièrement de problèmes. En revanche, là où ça devient problématique, c’est lorsque le fonctionnement urbain ou les services publics ne sont pas à la hauteur de la taille démographique de la ville. C’est là tout l’enjeu. Aujourd’hui, parmi les nouvelles villes géantes, il y a des caractéristiques très différentes. La croissance se fait avec des périphéries extrêmement étendues autour de centres villes très restreints. On trouve également un continuum entre des caractéristiques très urbaines et des territoires ruraux. Ce sont des périphéries en construction, très dynamiques en termes de physionomie autant physique que sociale. Ces nouvelles « villes géantes » se développent donc sur des modèles extrêmement différents des villes auxquelles on pense traditionnellement, telles que Tokyo, New York ou Londres.
Pour ce qui concerne la croissance des villes secondaires, les enjeux sont différents. C’est en effet ce type de ville qui va croître le plus rapidement dans les années à venir. Elles vont se retrouver face à de nombreux défis. Il faut bien comprendre que ce sont souvent d’anciens villages, des bourgs… et face à une croissance démographique importante, elles manquent de capacités institutionnelles financières, humaines et techniques pour répondre à ces défis.
Quelles peuvent être les conséquences économiques, sociales et sanitaires liées à la surpopulation des villes ?
Comme je viens de l’expliquer, il n’y a pas a priori de problème de « surpopulation » en tant que tel : il ne s’agit pas de réduire ou de contraindre cette population dans une logique malthusienne puisque la croissance des villes est majoritairement naturelle. Les enjeux concernent plutôt la disponibilité dans l’offre de logements, d’espaces et de services publics pour répondre aux besoins des populations.
Les conséquences vont être variées. Il y a bien sûr la question de l’emploi, notamment dans les pays du Sud, où la population est particulièrement jeune. Par ailleurs, face à des villes qui s’étendent plus spatialement que démographiquement, il va falloir gérer à la fois la congestion des transports et les enjeux de très longues distances à parcourir pour arriver à faire le lien entre les différents éléments de la ville (bassin d’emploi, lieux de résidence, sites de loisirs, etc.). Le manque de logement va également être un défi évident, ce qui va amener de nombreux logements à être autoconstruits par les habitants, entraînant des risques de précarité et d’insalubrité. Enfin, il y a aussi l’enjeu des services de base tels que l’accès à l’eau, à l’électricité, à l’assainissement et à la collecte des déchets. Dans certains cas, les pouvoirs publics sont littéralement débordés par la situation et ils n’arrivent donc pas à suivre le rythme des besoins des populations.
Il y a aussi des conséquences au niveau politique et administratif. Bien souvent, les autorités locales ont un périmètre administratif qui ne correspond pas à la tâche urbaine. Elles n’ont donc parfois pas l’autorité nécessaire, sans même parler des moyens, pour intervenir sur l’intégralité de l’agglomération.
Pour prendre un exemple, la ville de Lagos au Nigéria serait passée de 200 000 à 20 millions d’habitants en 57 ans. Quelles sont les principales conséquences de ce type de développement exponentiel ?
Ce que l’on peut surtout observer comme conséquences dans ce type de villes, qui sont liées à la croissance démographique mais aussi à des enjeux de développement
plus larges, c’est le développement d’activités informelles : vendeurs de rue, artisanat, services, etc. C’est bien sûr la source d’un grand dynamisme économique, mais qui est bien souvent fragile puisqu’il relève davantage de la débrouille et qu’il n’est pas régulé. C’est aussi le cas pour les logements de ce type de villes, où ils sont en grande majorité autoconstruits par les habitants, avec une consolidation progressive en fonction de leurs moyens. Là encore, il s’agit bien souvent d’habitats précaires et fragiles. L’offre de services se développe également de manière informelle, par exemple dans le secteur des transports, avec des taxis, des minibus, des « tuk-tuk », etc. L’enjeu pour ces villes est donc d’assurer une durabilité de ces activités, que ce soit au niveau économique (le secteur informel étant en général peu structuré), au niveau social (car le secteur informel dépend purement du marché de l’offre et de la demande, sans aucune régulation, avec des zones complètement délaissées car peu rentables) et au niveau environnemental (en raison des externalités négatives qui se cumulent sur la ville telles que la pollution de l’air).
Selon certaines études, la capitale économique du Nigéria pourrait même devenir la ville la plus peuplée au monde en 2100, avec entre 85 et 100 millions d’habitants. Une ville de 100 millions d’habitants serait-elle « gérable » ?
L’enjeu, encore une fois, est de savoir comment les pouvoirs publics vont pouvoir gérer la situation, et non pas contraindre l’urbanisation. On n’a pas le choix, il va falloir « faire avec ». Face à une ville de 100 millions d’habitants, la question sera : comment accompagner, coordonner, organiser des offres de services publics qui sont aujourd’hui apportés par une myriade d’acteurs informels ? Pour assurer la durabilité de ces services, il faudra nécessairement une action des pouvoirs publics, mais d’un nouveau type.
Quels sont les principaux chantiers à relever face à ce « big bang » urbain ? Comment les villes peuvent-elles absorber ou anticiper l’augmentation de leur population ?
Pour absorber la population, de nombreuses études et expériences montrent que lorsque les logements sont autoconstruits, et même si cela reste précaire, il existe des solutions en termes de financement ou d’accompagnement technique qui font que les habitants peuvent arriver à construire leur logement.
L’enjeu principal concerne avant tout l’espace et les services publics. Lorsque de nouvelles populations urbaines s’installent, elles vont utiliser tous les espaces possibles et disponibles pour habiter. Cela concerne aussi bien les rues que les parcs ou les espaces verts qui vont se retrouver sacrifiés face à cette dynamique, ou encore des zones à risque (soumises aux inondations, glissements de terrain…). Or ce sont des biens communs collectifs dont on ne peut pas individuellement se saisir : cela ne relève ni de la sphère des individus, ni du marché. Il faut donc être en mesure d’offrir des biens publics et collectifs qui assurent un bon vivre ensemble d’une part, et qui préservent les espaces nécessaires à la fourniture des services. Typiquement, si les rues sont trop étroites, à terme aucun bus ne pourra y passer, voire même aucune canalisation d’eau.
Pour ce qui est de l’anticipation face à l’augmentation de la population, il faudra arriver à préparer l’expansion urbaine et ne pas essayer — en vain — de la contenir ou la contrôler : l’accompagner pour qu’elle se fasse de façon optimale et durable. Cela implique donc pour les villes d’acquérir des terrains — ce qui peut certes être pour les pouvoirs publics coûteux et compliqué — et les viabiliser en apportant les services d’eau et d’électricité pour orienter la croissance à venir. Cela semble plus viable que la solution qui a parfois été choisie dans les années 1960-1970 et qui consistait à construire directement des logements — alors même que le rythme de construction était inférieur à la croissance démographique —, sans aucune considération des pratiques, des manières d’habiter et des besoins des gens. De nombreux projets de « smart cities » et de villes durables fleurissent dans le monde. Sont-ils les réponses à ces défis urbains et aux effets de la pression démographique ? Il serait intéressant aussi d’ajouter à la liste les « villes compactes » (1). Tous ces mots à la mode dans de grands projets internationaux véhiculent l’idée qu’il existe des solutions pour LA ville, indépendamment des contextes urbains, géographiques, politiques ou climatiques. Il peut y avoir des projets de smart cities ou de villes durables intéressants, mais dans l’absolu, ça n’a pas beaucoup de sens.
Si l’on prend la notion de villes compactes, cela peut être inadapté dans bien des contextes. En effet, il peut y avoir beaucoup d’effets néfastes tels que la création d’îlots de chaleur dans des villes de pays du Sud. Cela peut aussi engendrer une artificialisation des sols, alors que certains pays font régulièrement face à des moussons ou des pluies tropicales et que ces villes ne disposent pas de système d’évacuation ou de drainage, générant donc davantage d’inondations. Les villes compactes peuvent aussi empêcher la pratique de l’agriculture urbaine, alors que cette dernière constitue une vraie solution pour des populations n’ayant pas toujours beaucoup de moyens de subsistance.
Je pense qu’il faut donc être très prudent avec ces modèles, et que ce n’est pas forcément la piste à suivre à tout prix, alors qu’il existe des solutions durables parfaitement adaptées aux besoins des gens et au contexte géographique, social et politique des territoires concernés. Il existe ainsi certaines politiques originales, ou progressistes, par exemple en Amérique du Sud où des programmes ont permis de reconnaître les quartiers précaires et informels, en leur apportant petit à petit des services publics et en les intégrant à la ville.
Les grandes villes qui concentrent toujours plus de population, d’activités et de pouvoirs peuvent-elles avoir un impact négatif sur la cohésion des territoires ? Dès lors que nous sommes face à des villes qui s’étendent spatialement, avec d’importantes périphéries, il va nécessairement y avoir des enjeux en termes de gouvernance. Au niveau local, il va falloir essayer d’ajuster les structures admnistratives en promouvant l’intercommunalité ou l’autorité métropolitaine, ce qui est souvent compliqué à mettre en place, et ce partout dans le monde. Au niveau national, considérant que ce sont les villes secondaires qui sont le plus appelées à croître, il va falloir anticiper cela via des politiques nationales urbaines, ou bien des politiques d’aménagement du territoire, pour essayer de mettre en place des systèmes de villes qui soient viables et équilibrés autant économiquement que socialement et environnementalement. Les métropoles peuvent-elles constituer une menace pour l’autorité de l’État ? C’est malheureusement souvent perçu ainsi. Cette situation n’est d’ailleurs pas spécifique aux pays du Sud. En effet, il est possible parfois de craindre que le ou la maire de la capitale, qu’elle soit politique ou économique, finisse par représenter une forme d’opposition ou d’alternative politique au pouvoir du gouvernement en place. Il faut aussi noter, ces dernières années, un mouvement mondial des villes — et pas seulement des capitales — qui rappellent qu’elles sont les acteurs en première ligne, gérant directement la plus grande proportion de la population mondiale.
Et pourtant, l’important est dans la complémentarité entre les échelles locales, métropolitaines et nationales. L’État et les collectivités locales ne sont pas sur les mêmes enjeux, ni sur les mêmes secteurs, et il doit donc y avoir une réelle complémentarité et coordination entre elles. En tenant compte de chacun des contextes politico-administratifs, il conviendra donc de trouver une juste répartition des rôles qui permette d’assurer un équilibre autant au sein des villes qu’entre les villes sur un territoire national.
Entretien réalisé par Thomas Delage le 29 avril 2019