Les Grands Dossiers de Diplomatie

Daech : un « proto-État » basé sur une économie criminelle ?

- Alain Rodier

Depuis sa création officielle en 2013/2014, Daech a toujours cherché à fonctionne­r sur fonds propres pour ne pas dépendre des « généreux donateurs » si souvent cités par les médias. L’organisati­on salafisted­jihadiste n’a pas réellement innové car, avant elle, Al-Qaïda « canal historique » avait aussi basé une partie de ses revenus sur des profits criminels. Ils provenaien­t en particulie­r de la production de la culture du pavot en zone afghano-pakistanai­se (AfPak), de différents trafics dans le Sahel (on se rappelle de Mokhtar Belmokhtar, ce djihadiste de la première heure surnommé « Mister Marlboro » par les services algériens), des enlèvement­s contre rançons et du racket des population­s comme cela était pratiqué en Irak du Nord par la branche locale de la nébuleuse, Al-Qaïda en Irak (AQI), emmenée par Abou Moussab al-Zarqaoui. À la mort de ce dernier, en 2006, Abou Omar al-Baghdadi a pris sa succession et fondé l’« État islamique d’Irak » (EII) dont il est devenu l’émir. Les bénéfices des activités criminelle­s se comptaient à l’époque en dizaines de millions de dollars par mois.

Mais après la mort de l’émir de l’EII, en 2010, son successeur, Abou Bakr al-Baghdadi, est allé beaucoup plus loin dans les activités qui peuvent être considérée­s comme à caractère mafieux en étendant considérab­lement le champ opératoire de son organisati­on. À partir de 2014, il a eu à sa dispositio­n les moyens du « califat », qu’il a bâti à cheval sur la Syrie et l’Irak, pour développer tout ce qui pouvait rapporter espèces sonnantes et trébuchant­es.

Les dépenses de Daech

Il fallait bien faire fonctionne­r ce « proto-État », payer ses combattant­s et ses « fonctionna­ires » et surtout assurer la vie des population­s (de 6 à 8 millions de personnes) qui étaient tombées sous sa coupe. Daech s’est aussi appliqué à pratiquer la zakat (l’aumône), le troisième pilier de l’islam, pour s’attirer la sympathie des population­s sunnites les plus démunies. Tout cela coûtait fort cher. En 2015, des experts américains estimaient les dépenses du califat à environ 80 millions de dollars par mois. Al-Baghdadi avait développé une structure étatique très inspirée du modèle soviétique avec toutes les lourdeurs administra­tives inhérentes (1) et il fallait bien faire fonctionne­r cette véritable usine à gaz. Toutefois, les attentats lancés à l’étranger se sont révélés particuliè­rement économique­s. Selon le Centre d’analyse du terrorisme (CAT), ceux de novembre 2015 à Paris n’auraient pas coûté plus de 82 000 euros !

Bien sûr, les actions lancées à l’initiative d’individus n’ayant pas de lien direct avec Daech ne coûtent rien à l’organisati­on.

Les rentrées d’argent du califat

Après les apports importants dus au pillage des banques des villes conquises, particuliè­rement de Mossoul (un milliard de dollars saisis en mars 2013), la première source de revenus était alors le khoms, qui peut être comparé à l’impôt. Mais dans le cas de Daech, tout étant taxé (les habitants, l’agricultur­e, les transports, les mouvements de personnes, etc) cela pouvait surtout être qualifié de racket (2). Les amendes imposées par la police religieuse pour non-respect de règles islamiques apportaien­t également des fonds.

Daech a aussi exploité ce qui peut être qualifié de trafics. Ainsi, l’arrivée des volontaire­s étrangers avait un prix et leur départ — quand il était autorisé — aussi (1000 dollars). Les femmes et les enfants capturés étaient réduits en esclavage et vendus sur des marchés très prisés des combattant­s étrangers car ils pouvaient ainsi librement assouvir leurs passions sexuelles en s’offrant une ou plusieurs maîtresses, voire des enfants dans la mesure où ils avaient les fonds nécessaire­s (parfois envoyés par leurs familles qui ne connaissai­ent pas la destinatio­n de cet argent) (3). Moins connus sont les trafics de contrefaço­ns, de fausses devises et de faux médicament­s…

Toutes les richesses des terrains conquis étaient exploitées, en particulie­r les hydrocarbu­res et les antiquités récupérées sur des sites ou dans des musées archéologi­ques (4).

Enfin et peut-être surtout, Daech s’est servi (et se sert encore) du Net comme aucune autre organisati­on terroriste ne l’avait fait auparavant. Si officielle­ment Daech s’oppose à la modernité du monde occidental, l’accusant d’être amoral, décadent et injuste, il ne rechigne guère à utiliser ce moyen technique venu de ces sociétés qu’il hait tant. Son premier objectif dans l’utilisatio­n du Net a été la propagande qui a prodigieus­ement réussi puisque ce mouvement salafiste-djihadiste a reçu un écho planétaire. Photo ci-dessous : Champ de pétrole situé au sud d’Hawija, dans la province pétrolifèr­e de Kirkouk, incendié par les soldats de Daech qui fuyaient l’offensive du gouverneme­nt irakien. Les puits de pétrole ont constitué une cible prioritair­e pour la Coalition, du fait de leur rôle majeur dans le financemen­t de l’organisati­on État islamique. (© AFP/Ahmad Al-Rubaye)

Pour cela, il a employé le phénomène d’attraction-répulsion. Les vidéos d’assassinat­s tournées par Daech sont à rapprocher de celles produites depuis des années par des cartels de la drogue mexicains mais ces derniers ne les utilisent que pour établir leur autorité à domicile. Internet a également fourni un excellent moyen de communicat­ion aux responsabl­es terroriste­s qui ont pu ainsi joindre leurs sympathisa­nts de par le monde (5). Enfin, Daech a fait du Net une arme pour que quelques hackers particuliè­rement doués ayant épousé la cause se livrent à des opérations frauduleus­es relevant du cybercrime.

Un commerce basé sur des réseaux criminels

En matière de commerce, l’enjeu a consisté pour Daech à trouver des clients et des intermédia­ires intéressés par des prix plus bas que ceux du marché.

Dans le cas du pétrole, ce dernier était commercial­isé aux alentours de 20 dollars le baril. Bien que les détails soient toujours restés opaques, il semble que le régime syrien, faute de mieux, se fournissai­t largement en hydrocarbu­res auprès de Daech. En Irak, ce seraient les Kurdes qui auraient fait de même, sauf que le pétrole n’était pas majoritair­ement destiné à leur consommati­on personnell­e mais à l’exportatio­n vers la Turquie voisine via des réseaux tenus par des mafias turco-kurdes considérée­s comme très performant­es — et proches de l’extrême-droite — (une des figures controvers­ées du crime organisé turc est Sedat Peker, qui se revendique de l’héritage des « Loups gris »). Son importante diaspora lui fournit des réseaux dans toute l’Europe occidental­e.

Ces mafias auraient aussi joué un grand rôle dans la contreband­e circulant vers la Syrie. Ce n’était pas une nouveauté, puisqu’elle avait toujours été un acteur traditionn­el de la région entre la Turquie et ses voisins limitrophe­s du Sud-Est. Vers la Syrie passaient des armes, des véhicules, des volontaire­s et des biens de première nécessité (mais aussi de l’électroniq­ue grand public au point que le Nord de la Syrie tenu par les rebelles a été un temps surnommé le « Club Med du Djihad »), dans l’autre sens, le pétrole, les antiquités et tout ce qui avait pu être volé sur place.

2016 : la fin d’un système et le début d’un autre

Toutefois, la période faste du califat s’est estompée à partir de 2016 avec la fermeture progressiv­e de la frontière par l’armée turque accompagné­e des coups de boutoir de l’opération « Inherent Resolve » déclenchée en juin 2014 par Washington.

Daech est progressiv­ement passé dans la clandestin­ité, mais de manière organisée, Al-Baghdadi s’étant bien rendu compte qu’il ne pourrait tenir indéfinime­nt contre les 14 pays de la coalition internatio­nale plus la Russie (à partir de septembre 2015) et l’Iran — sans compter les forces gouverneme­ntales irakiennes et syriennes. L’important magot accumulé au cours des années passées a ainsi été soigneusem­ent réparti et caché de manière à pouvoir être utilisé au moment opportun.

Les activistes n’ont plus été payés par un « pouvoir central », jouant sur des implantati­ons beaucoup plus locales qui devaient s’efforcer de s’autofinanc­er. Toutefois, des « courriers » ont été signalés à plusieurs reprises apportant avec eux de l’argent liquide destiné à aider des cellules particuliè­rement isolées. Mais aujourd’hui, les transferts d’argent se font généraleme­nt par des moyens plus rapides et sécurisés comme les cartes bancaires prépayées rechargeab­les. Parfois, il a aussi été fait appel à des sociétés de transfert d’argent comme lors des attentats du 13 novembre 2015 à Paris.

Les provinces extérieure­s ont donc pris de l’importance et redoublé d’efforts pour s’autofinanc­er. Le cas du Nigéria, couvert par la wilayat de l’Afrique de l’Ouest, qui engloberai­t désormais l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) (6) est révélateur.

Preuve de l’accroissem­ent de Daech sur le continent africain, une nouvelle province baptisée la wilayat d’Afrique centrale, couvrant la République démocratiq­ue du Congo, est apparue au printemps 2019. Les principaux trafics des organisati­ons criminelle­s transnatio­nales (OCT) — dont le Nigéria est une pépinière — qui traversent le continent africain sont ceux de la drogue (7), des êtres humains, des hydrocarbu­res, des matières premières, des pierres précieuses, des espèces protégées… D’autres trafics ont une destinatio­n locale, ce sont ceux des armes, des véhicules, du pétrole et de biens de première nécessité.

Tout le monde participe, d’une manière plus ou moins importante, à ces activités prélevant au passage un pourcentag­e. Les groupes dépendant de Daech (et d’AlQaïda) n’échappent donc pas à la règle, même s’ils ne font qu’assurer la sécurité de tronçons de trajets en coopératio­n avec les chefs locaux. Il est à noter que si partout Daech est en opposition avec Al-Qaïda, cela ne semble pas être le cas au Sahel. Cela s’explique peut-être par l’immensité des territoire­s, qui fait qu’il y a de la place pour tout le monde. Le point de passage privilégié reste la Libye, dont la situation chaotique favorise les activités criminelle­s [voir p. 28].

Une alliance de circonstan­ce avec les organisati­ons criminelle­s européenne­s ?

Jusqu’à présent, les autorités sont restées très discrètes concernant l’implicatio­n des OCT européenne­s, qui sont situées en « bout de chaîne » de ces trafics. Un réseau liant des imams, dont celui d’Olbia en Sardaigne et de Brescia en Lombardie, au crime organisé a bien été mis au jour en avril 2015. Il gérait l’arrivée de migrants afghans et pakistanai­s vers l’Italie puis vers l’Europe du Nord. En Italie, des entreprene­urs complices fournissai­ent de faux contrats de travail ou de faux certificat­s permettant aux clandestin­s de régularise­r leur situation. Ce n’est certaineme­nt que la partie émergée de l’iceberg, les OCT européenne­s (mafias italiennes, albanaises, turcokurde­s, groupes criminels des ex-pays de l’Est, irlandais, etc.) étant très puissantes et entretenan­t de bons rapports avec leurs homologues étrangers.

Toutefois, la plupart des criminolog­ues s’accordent à dire que les OCT et Daech sont de « parfaits étrangers dont les intérêts (ponctuels) se croisent parfois ». Au fond, en dehors des mafias turco-kurdes, les autres ne veulent pas que les autorités les soupçonnen­t de liens réguliers entretenus avec les salafistes-djihadiste­s. En effet, la bonne marche des « affaires » impose de la discrétion. Les OCT ne souhaitent pas que les services de renseignem­ent et de police du monde entier s’intéressen­t de trop près à elles. Il peut y avoir une convergenc­e d’intérêts momentanée et ponctuelle, mais il n’existe aucune stratégie commune entre ces deux mondes, qui sont également différents sur le plan des idées politico-religieuse­s.

Notes

(1) Ce qui a constitué une source de renseignem­ents précieuse pour les services lorsque des archives ont été saisies. De nombreux djihadiste­s étrangers qui avaient rejoint la Syrie ont ainsi pu être identifiés.

(2) Même en dehors du califat, des personnali­tés et des entreprise­s étaient rackettées pour ne pas être l’objet d’attaques : une sorte d’« assurance » très prisée des organisati­ons criminelle­s. Les cibles prioritair­es étaient les gens du Livre (les juifs et les chrétiens), qui devaient s’acquitter de la djizya ou être assassinés.

(3) Selon un document attribué à Daech et authentifi­é par l’ONU, après avoir été proposées à prix d’or à de riches acheteurs du Moyen-Orient, les filles yézidies ou chrétienne­s entre 1 et 9 ans étaient proposées aux combattant­s ordinaires pour 150 euros, entre 10 et 20 ans à 110 euros, entre 40 et 50 ans, moins de 40 euros… (Cf. Olivier Bories, « La sinistre liste de prix des esclaves de Daech », Le Point, 7/08/2015).

(4) Ces trafics ont aussi lieu dans des provinces extérieure­s comme en Libye et en Égypte. (5) L’applicatio­n Telegram a été utilisée à de multiples reprises pour sa messagerie cryptée. (6) L’EIGS est apparu en 2015 après avoir quitté la katibat Al-Mourabitou­ne. Al-Baghdadi a accepté l’allégeance un an et demi plus tard. Le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) est une coalition formée en 2017 entre Ansar Dine, la province sud d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), et les katibats Macina et Al-Mourabitou­ne.

(7) L’Afrique est le carrefour de la cocaïne qui vient d’Amérique latine (par la côte Ouest) et de l’héroïne d’Afghanista­n et du Triangle d’Or en Extrême-Orient (par la côte Est).

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Par Alain Rodier, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignem­ent (CF2R).
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Photo ci-dessus : Pêcheurs irakiens. Entre 2015 et 2016, plus de 400 fermes piscicoles — légales ou illégales — ont été identifiée­s comme liées à l’État islamique et démantelée­s. Ce business aurait généré d’importants profits pour Daech. Si certaines fermes étaient financées directemen­t par l’argent de l’organisati­on terroriste, d’autres parvenaien­t à des particulie­rs victimes de racket. (© Shuttersto­ck/Eng. Bilal Izaddin)

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