Les Grands Dossiers de Diplomatie
La drogue de synthèse nigériane, une menace grandissante pour l’Afrique et le monde
une menace grandissante pour l’Afrique et le monde
Comme vous l’expliquez dans votre ouvrage Africa Connection, historiquement, l’Afrique n’est pas une terre de production de drogues. Or, aujourd’hui, alors que les revenus liés aux trafics de drogues traditionnels se tassent, les trafiquants africains cherchent à investir dans une drogue qu’ils pourraient produire localement. Vous dites qu’ils ont vite compris que la production la plus adaptée à leur terrain était celle des drogues de synthèse. Pourquoi cela ?
L. Guillaume : Traditionnellement, l’Afrique n’est pas une terre de production de drogues, hormis le cannabis et le khat, qui sont cultivés localement depuis des siècles. Les drogues les plus consommées dans le monde, si l’on excepte le cannabis et le détournement de médicaments psychotropes, sont l’héroïne et la cocaïne, des drogues semi-naturelles (issues de la transformation d’une plante par un processus chimique). Ces drogues sont issues d’un terroir : l’Amérique andine (essentiellement le Pérou, la Bolivie et la Colombie) pour la cocaïne, l’Asie centrale (Iran, Pakistan, Afghanistan) et l’Asie du Sud-Est dans une moindre mesure (Thaïlande, Laos et Birmanie) pour l’héroïne. Les conditions nécessaires à la culture des plantes servant de base à ces drogues (feuille de coca pour la cocaïne et pavot à opium pour l’héroïne) sont particulières à ces régions et s’adapteraient difficilement aux conditions climatiques et agronomiques de l’Afrique subsaharienne. Il y a eu des bruits de projets de culture de cocaïers dans le Fouta-Djalon (Guinée-Conakry) mais ces tentatives n’auraient pas été couronnées de succès. Cette notion de terroir rend compliquée la production des drogues semi-naturelles en Afrique.
Et donc toute une partie du trafic, probablement la plus juteuse, échappe aux trafiquants africains, dont l’essentiel de l’effort ces dernières années a été d’intégrer verticalement les différentes étapes du trafic de stupéfiants. Ils sont passés du statut de simples transporteurs (au bénéfice des cartels colombiens) à celui d’intermédiaires incontournables, de grossistes, de distributeurs, de détaillants et finalement de partenaires. De fait, il ne leur manque que la production d’une drogue à haute rentabilité pour relancer leurs affaires qui, bien que toujours florissantes, connaissent une légère stagnation.
Le crime organisé africain a donc cherché quelles substances psychoactives pouvaient être produites en Afrique, car il s’agit là de jouer à domicile dans des pays dont les forces de sécurité sont sous-équipées et peu formées, dont le niveau de corruptibilité des élites est élevé. Les drogues de synthèse possèdent les avantages recherchés par les trafiquants. Elles sont produites à partir de précurseurs chimiques qui sont d’usage parfaitement légal dans l’industrie et sont facilement détournés à des fins illicites.
Les structures de production, les fameux laboratoires clandestins, peuvent facilement être dissimulés dans une maison d’habitation, dans un hangar et même dans une camionnette. En outre, il faut considérer le fait que sur le commerce illicite de ces substances de synthèse, la marge bénéficiaire est particulièrement élevée. Longtemps simple plaque tournante du trafic de drogue, le Nigéria pourrait ainsi devenir l’un des principaux producteurs de méthamphétamine. Quel est l’atout du Nigéria dans ce domaine ?
Le Nigéria a deux atouts stratégiques dans la géopolitique des drogues. Premièrement, c’est un géant régional avec une importante façade sur l’océan Atlantique, en prise directe avec les « hubs » de la cocaïne que sont le Brésil et le Vénézuéla. Le Nigéria est économiquement la locomotive de l’Afrique avec l’Afrique du Sud, l’Éthiopie et le Kenya. Il y a de l’argent, des investisseurs, des connexions aériennes internationales (aéroport de Lagos, de Kano et d’Abuja) et des ports importants, comme Lagos et Port Harcourt, offrant des points d’entrée (pour les précurseurs chimiques en provenance d’Inde et de Chine) et des points de sortie (pour le produit fini : la méthamphétamine à destination de l’Asie). Enfin, il ne faut pas l’oublier, le crime organisé nigérian cherche des débouchés nouveaux pour ses drogues de synthèse, il se heurte en Asie à une concurrence locale de plus en plus dynamique. Ce qui me laisse supposer que le prochain marché pour la méthamphétamine sera l’Afrique elle-même et l’Europe, un continent riche seulement à une marche de l’Afrique de l’Ouest.
Deuxièmement, la diaspora nigériane (pendant longtemps des membres de l’ethnie Igbo, qui ont fui le Nigéria après la guerre civile du Biafra), forte de plus de 15 millions d’expatriés, s’est implantée partout dans le monde et offre ainsi d’efficaces bases logistiques pour tous types de trafics. Quand je dis partout, cela signifie une présence importante de Nigérians dans des pays comme l’Afghanistan, le Pakistan, mais aussi la Thaïlande, le Myanmar, le Brésil, les États-Unis et l’Europe (surtout au Royaume
Uni, pour des raisons historiques). Bref les Nigérians sont partout, regroupés en associations dont les activités sont parfois souterraines. Ainsi, ils offrent un maillage mondial pour tout compatriote qui chercherait une assistance pour s’implanter dans un trafic de stupéfiants ou dans la traite d’êtres humains.
Vous dites que la drogue de synthèse constitue pour l’Afrique la plus grande menace, au-delà même du terrorisme djihadiste. Pourquoi ? Le crime organisé classique et économique se cache volontiers derrière le terrorisme. J’en profite pour préciser que je ne crois pas au « narco-djihad », thèse soutenue par quelques analystes depuis des années mais jamais vraiment documentée sur le terrain, même si parfois, par effet d’opportunisme, certains groupes terroristes ont pu s’impliquer dans le transport de produits stupéfiants ou dans la mise en place de sortes de droits de péage pour des convois de cannabis ou (plus rarement) de cocaïne. Pour en revenir à notre sujet, depuis quelques années, en Afrique de l’Ouest, l’essentiel de l’attention des services de sécurité est focalisé sur la problématique du djihadisme et des attentats. C’est normal, si l’on considère l’ampleur des massacres, les dégâts politiques et économiques que le terrorisme salafiste occasionne aux pays
visés. Le trafic de stupéfiants, lui, n’est pas spectaculaire, c’est une activité souterraine qui n’aime pas la lumière, mais qui n’en est pas moins toxique. C’est une sorte de cancer qui grignote les forces vives d’un pays, son tissu social et son dynamisme économique.
Le fait que le terrorisme draine toute la lumière est particulièrement évident lorsque l’on juge de la coopération multilatérale des États du Nord et des organismes internationaux, dont l’essentiel des projets est focalisé sur la question terroriste, chacun y allant de son idée, de sa formation, de ses dons en matériels… Le résultat est exactement le contraire de celui escompté, les officiers des agences luttant contre le crime organisé et le terrorisme sont mobilisés dans des formations, des séminaires, des réunions sur la lutte contre les groupes criminels djihadistes ou de droit commun, les rendant quasi-indisponibles pour leurs missions opérationnelles.
Ainsi, les clans nigérians bénéficient de facto d’une sorte de cécité (temporaire je l’espère) des forces de l’ordre. Ils sont dans la zone d’ombre des services qui sont chargés de les réprimer, qu’ils noyautent tranquillement grâce au pouvoir financier redoutable généré par leurs activités illicites. Cette corruption est en elle-même doublement toxique pour la société civile en ce qu’elle prive d’efficacité les services répressifs régaliens de l’État et qu’elle devient un argument des groupes djihadistes pour recruter des combattants ou s’attacher la fidélité de sympathisants. « Regardez ce modèle de société vénal et corrompu : les policiers, les douaniers et les militaires sont complices des trafiquants de drogue ! Nous sommes les seuls à combattre ce commerce haram ». Même si, dans les faits, certains des groupes qui développent cet argument prennent part eux-mêmes à cette activité pour se financer.
L’histoire récente démontre, s’il en était besoin, comment le trafic de stupéfiants a, indirectement, fait le jeu de groupes djihadistes. Je pourrais citer le cas du Nord du Mali, zone de trafics de toutes sortes dont celui des stupéfiants n’est pas le moindre et qui a précipité indirectement la fin du régime du président Amadou Toumani
Touré (ATT). En effet, Bamako, en jouant des groupes loyalistes face à des groupes irrédentistes, en fermant les yeux sur les trafics de drogue de ses soutiens locaux, a contribué à dissoudre le tissu social, provoquant de fortes tensions et, à terme, l’offensive du MLNA, qui devait faire tomber le Président et son gouvernement au profit de la junte du capitaine Sanogo. Les groupes djihadistes opportunistes n’eurent qu’à se greffer sur le mouvement pour conquérir une grande moitié du territoire malien.
Pour résumer, le trafic de stupéfiants, en attaquant le légalisme et en corrompant les officiels et les gouvernementaux, fait le lit du terrorisme djihadiste.
La menace réside également dans le fait que l’essentiel de la consommation de drogues de synthèse en Afrique de l’Ouest est utilitariste. Les gens se rendent dans un marché, à la « pharmacie par terre », sorte d’officines informelles qui vendent des médicaments de contrebande, souvent falsifiés ou apocryphes. Le consommateur demande des vitamines ou des défatigants et « gobe » en fait une pilule de méthamphétamine sans le savoir. Ce sont donc essentiellement des populations urbaines et modestes (ouvriers dans le bâtiment, chauffeurs de taxis collectifs, filles de la nuit, etc.) qui sont les consommateurs involontaires d’un produit classé stupéfiants particulièrement toxique. J’ai trouvé la trace de la « meth » un peu partout en Afrique de l’Ouest, de Bamako à Niamey, de Ouagadougou à Abidjan, en passant par Accra et Nouakchott. Potentiellement, presque l’ensemble de la population d’Afrique de l’Ouest et du Centre peut entrer en contact avec de la méthamphétamine.
Selon vous, les réseaux criminels nigérians entrent dans la pleine maturité des trafics illicites et deviennent une nouvelle menace pour le Continent et le reste du monde. Pourquoi les groupes criminels nigérians semblent-ils si puissants dans la région ?
Les groupes nigérians sont extrêmement résilients et adaptés à la mondialisation. Ils opposent des modèles criminels souples, temporaires et peu hiérarchisés à un crime organisé classique (celui des mafias italiennes, par exemple) permanent, très structuré et pyramidal. Les clans nigérians se singularisent du modèle des mafias italiennes, des yakuzas, du crime organisé de l’Est, bref de toute structure criminelle classique comme l’eau s’oppose au rocher, le fluide au solide.
Le modèle est le suivant : un baron de la drogue décide d’organiser un réseau au départ de Sao Paulo. Il va recruter un « striker », une sorte de lieutenant logisticien, à qui il va remettre une importante somme d’argent afin de financer l’opération. Il va également lui remettre un carnet d’adresses avec des contacts dans les diasporas des pays producteurs du produit. Le striker va acheter la drogue au marché local ou le produit précurseur. Il va également recruter les membres du réseau, les chimistes, les mules, les faussaires, corrompre les officiels pour permettre le passage sécurisé de la came. Il aura toujours soin de cloisonner les différents intervenants. Souvent, ce recrutement se fait sur une base ethnique, voire sur celle d’un village, ce qui évite tout phénomène d’infiltration par les services de sécurité. Les communications se font dans la langue vernaculaire régionale, ce qui, en cas d’interceptions téléphoniques ou numériques, complique singulièrement la tâche des policiers. À la fin, quand la cargaison a été acheminée et vendue, le réseau se dissout et chacun reprend ses billes. Le striker, s’il a gagné beaucoup d’argent et de prestige pour lui-même, peut devenir un baron de la drogue. Cette impermanence est probablement l’idée maîtresse du crime organisé nigérian.
Peuvent-ils prendre le contrôle de l’ensemble du trafic de drogue de synthèse en Afrique ?
C’est déjà le cas, car ce sont les clans nigérians qui l’ont créé. S’il existe bien d’autres groupes criminels redoutables (Ghanéens, Ivoiriens, Maliens, etc.) oeuvrant dans la région, ce sont les Nigérians qui sont à l’origine du phénomène de la drogue de synthèse africaine, ce sont eux qui ont les contacts, le financement et surtout le savoirfaire. En outre, ils bénéficient d’une réputation redoutable, qui instille la peur chez leurs adversaires (les forces de sécurité) et chez leurs concurrents.
Quid de l’état de la corruption au Nigéria ? Le pays peut-il devenir un narco-État, comme certains le pensent ? Le Nigéria a longtemps été qualifié de kleptocratie, un système politique dans lequel les dirigeants pratiquent la corruption à grande échelle et dépouillent les actifs de leur pays. Et de fait la classe politique nigériane est traditionnellement corrompue depuis l’indépendance. Mais l’essentiel de cette corruption se porte sur des mécanismes de détournement de la rente pétrolière, bien plus que sur le trafic de stupéfiants. Les gouvernements qui se sont succédés depuis lors ont presque systématiquement fait l’objet de rumeurs de corruption, qui dans certains cas étaient avérés. Mais si on regarde la définition de la notion de narco-État, elle fait référence à des États dans lesquels les institutions sont infiltrées, pénétrées par les cartels de la drogue.
Or, à mon sens, ce n’est pas le cas : la démocratie nigériane fonctionne. Il y a un véritable débat politique avec plusieurs partis proposant une offre concurrente. Depuis la mort du dictateur Abacha, et le vote portant au pouvoir des présidents régulièrement élus, la démocratie nigériane fonctionne plutôt bien (n’oublions pas que Jonathan Goodluck, président en titre, a reconnu sa défaite en 2015), même si des généraux sont régulièrement investis aux plus hautes fonctions (le président Buhari actuellement en fonction est lui-même un militaire de haut rang). Donc non, je ne pense pas que, pour l’instant, il y ait un risque que le Nigéria se transforme en narco-État.
L’influence des gangs nigérians semble également de plus en plus internationale. En Italie, ces derniers, comme le Black Axe, auraient notamment passé des pactes avec les mafias italiennes pour le contrôle de certains territoires. Comment expliquer l’essor grandissant des gangs nigérians à l’échelle internationale ?
Les membres de Black Axe ou encore des Vikings appartiennent à des fraternités d’étudiants. Ce sont souvent des jeunes en rupture de ban auxquels la société nigériane ne parvient pas à offrir de débouchés professionnels malgré des diplômes universitaires. Beaucoup se sont recyclés dans le crime violent, les braquages, le proxénétisme (souvent le premier échelon d’investissement dans le crime organisé), parfois le trafic de stups, mais ils n’ont pas le même profil que les groupes de criminels organisés que j’ai décrits précédemment : ils sont agressifs et peu discrets, quand les barons de la drogue évitent au maximum la violence (même si parfois ils doivent bien s’y résoudre) afin d’éviter d’attirer l’attention sur eux. Dans le cas de Black Axe, il s’agit bien de « gang », comme vous les qualifiez, des voyous organisés et structurés mais qui au fond ne sont que les valets des mafias italiennes. On est loin du crime organisé « low profile » des barons de la drogue nigérians. D’ailleurs, le fait que régulièrement on parle d’eux est la démonstration de leur inefficacité.
Qu’est-ce qui est fait à l’échelle nationale ou régionale pour lutter contre l’essor du trafic de drogues de synthèse ? Comment enrayer le phénomène avant qu’il ne devienne incontrôlable ? Les autorités ont-elles pris la mesure de cette menace ? Le Nigéria est bien investi dans la lutte contre le crime organisé nigérian. Celui-ci draine une partie du PIB du pays, mais depuis l’émergence des groupes djihadistes comme Boko Haram (scindé en l’État islamique en Afrique de l’Ouest de Al Barnaoui et le Boko Haram d’Abubakar Shekau) et les attaques contre les populations et les services de l’État fédéral, les priorités ont changé.
Les Nigérians ont été parmi les premiers à créer une unité antidrogue fédérale spécialisée dans le démantèlement de réseaux depuis maintenant plus de trente ans. Cette unité, la NDLEA (National Drug Law Enforcement Agency), dispose du soutien logistique et technique des États-Unis, mais ses résultats sont mitigés et des soupçons viennent régulièrement entacher sa réputation. Ainsi en 2005, le directeur Bello Lafiaji a été limogé par le président de l’époque, même s’il a été innocenté des charges de corruption pesant sur lui en raison du doute raisonnable.
En ce qui concerne la problématique spécifique de la méthamphétamine, pendant des années le produit était envoyé à destination de l’étranger (Thaïlande, Birmanie, Japon, etc.). Ce n’est que depuis quelques années que les trafiquants nigérians cherchent à développer un marché africain pour leurs drogues de synthèse et, en ce domaine, le Nigéria est le seul pays d’Afrique de l’Ouest à avoir démantelé des laboratoires de meth. Mais la riposte demeure à mon sens sous-dimensionnée par rapport à la menace.
Pour lutter utilement contre cette menace rampante, il conviendrait à mon sens de :
• prendre conscience de l’étendue de la menace, ce qui pratiquement consiste en le fait d’arrêter de sous-estimer le crime organisé africain, de l’étudier sérieusement pour en déterminer les modes opératoires et les vulnérabilités ;
• communiquer de façon large sur la nature réelle des défatigants afin de limiter au maximum la demande ; • renforcer le contrôle des précurseurs chimiques et des matériels de laboratoires ;
• développer des structures spécialisées dans la lutte contre le crime organisé qui fonctionneraient sur un modèle proactif, peu intégré en Afrique. Cela implique de mettre en oeuvre les techniques de renseignement et d’analyse criminelle, tâche à laquelle je me consacre au profit d’un organisme international depuis plus d’un an. Cela implique également de renforcer les capacités opérationnelles de ces services de sécurité en les dotant de moyens d’investigations juridiques et techniques comme les interceptions judiciaires, qui font défaut dans la majorité des pays d’Afrique de l’Ouest.
• Il faut également renforcer la coopération technique et opérationnelle entre les pays victimes de ces trafics en créant un maillage comme cela se fait déjà dans le projet AIRCOP au niveau des aéroports, et en élargissant ce concept aux unités antidrogues.
Propos recueillis par Thomas Delage, le 12 juillet 2019