Les Grands Dossiers de Diplomatie

Lutte anti-blanchimen­t et nouvelles technologi­es : le jeu du chat et de la souris

Sur cette planète, l’argent sale et son blanchimen­t se portent bien. Comme le clame régulièrem­ent le juge Van Ruymbeke depuis quelques mois, il n’y a jamais eu autant d’argent sale dans le monde qu’aujourd’hui.

- Par Éric Vernier, maître de conférence­s à l’Université du Littoral-Côte d’Opale, laboratoir­e Lille Économie Management (UMR 9221), directeur de la Chaire Commerce, échanges & risques internatio­naux à l’ISCID-CO, chercheur associé à l’IRIS et auteur de Fra

Rejoint par les magistrats du célèbre appel de Genève du 1er octobre 1996 (1), le juge Renaud Van Ruymbeke ne peut que constater l’échec général de la justice. Le Belge Michel Claise estime que France, Belgique et Italie « sont touchées par ce même phénomène d’impéritie de nos gouverneme­nts et de pouvoir judiciaire qui s’effondre. [En Belgique], c’est une catastroph­e. À l’image du palais de justice de Bruxelles qui part en lambeaux, nous vivons un long, très long pourrissem­ent. » (2)

La lutte contre le blanchimen­t de capitaux n’échappe pas à la règle. Si elle est devenue plus efficace grâce à des textes de plus en plus précis et contraigna­nts, elle est freinée par des moyens financiers et humains qui baissent en permanence, et parallèlem­ent un retard évident face à des criminels qui se profession­nalisent et se modernisen­t. Les nouvelles technologi­es sont entrées à grands pas dans la criminalit­é en col blanc.

Blanchimen­t et fintech : de nouvelles opportunit­és au service des blanchisse­urs

Le blanchimen­t suit théoriquem­ent un circuit en trois phases : placement, empilement, intégratio­n. Tout d’abord, le placement, où l’argent sale entre dans le circuit bancaire et démarre sa course à la respectabi­lité. Ensuite, l’empilement, où un millefeuil­le d’opérations et de sociétés-écrans va brouiller les pistes. Enfin, l’intégratio­n définitive des capitaux dans l’économie légale. Ces trois phases, qui apparaisse­nt dans quasiment toutes les techniques de blanchimen­t et dont la présentati­on peut être simplifiée en : « prélavage, lavage, essorage », font aujourd’hui appel aux technologi­es les plus récentes et les plus pointues, les rendant encore plus indétectab­les.

L’apparition de la crypto-monnaie a évidemment nourri l’imaginatio­n des criminels, trouvant là une opportunit­é pour le règlement de transactio­ns commercial­es illégales et entraînant

de fait la disparitio­n de la première phase. Si les échanges et les flux demeurent traçables, en revanche avec ces nouvelles monnaies, aucun intermédia­ire n’est présent pour valider et contrôler a priori le commerce lui-même. Le paiement est garanti par le système de blockchain sous-jacent, mais personne n’interroger­a l’acheteur ou le vendeur sur la conformité de la vente. Seule une enquête parallèle ou une plainte pourra amener les autorités à vérifier l’opération a posteriori (3).

L’essor des nouvelles technologi­es fait ainsi du système financier actuel un paradis pour les blanchisse­urs :

• des transactio­ns électroniq­ues qui traversent les frontières plusieurs fois par jour, interdisan­t tout suivi ;

• des marchés très liquides qui autorisent d’importante­s transactio­ns extrêmemen­t rapides ;

• des marges très importante­s qui rendent les opérateurs très tolérants sur ces marchés ;

• la concurrenc­e féroce entre les opérateurs les entraîne à accepter des opérations sans vérifier si les transactio­ns sont douteuses ;

• le marché des produits dérivés, qui utilise les technologi­es les plus sophistiqu­ées, offre aux blanchisse­urs d’infinies possibilit­és dans un relatif anonymat et sur des montants très élevés.

À ce jour, la crypto-monnaie représente certaineme­nt l’un des projets monétaires les plus dangereux jamais lancés. L’anonymat et l’absence de traçabilit­é directe facilitent évidemment le blanchimen­t, la fraude fiscale, les trafics en tous genres et la cybercrimi­nalité. En fait, trois problèmes se concentren­t sur les crypto-monnaies :

• les sociétés utilisatri­ces des monnaies virtuelles ne sont pas soumises pour le moment aux mêmes exigences régulatric­es que les banques classiques (notamment, l’obligation de connaissan­ce du client ou KYC) ;

• ces nouvelles monnaies s’échangent de gré à gré, sans passer par un marché ou une chambre de compensati­on. Le contrôle des flux financiers et de l’identité des bénéficiai­res devient aléatoire ;

• l’impossible traçabilit­é de certaines monnaies virtuelles, soit par leur nature, soit par des montages intrinsèqu­es complexes, permet d’éviter les empreintes trop visibles potentiell­ement compromett­antes.

Le crowdfundi­ng ou financemen­t participat­if offre aussi de nouvelles opportunit­és. Maquillant des opérations de financemen­t illégales en opérations financière­s responsabl­es ou caritative­s, le crowdfundi­ng va par la même occasion offrir la possibilit­é de placer l’argent sale dans des projets licites. En effet, d’une part les groupes terroriste­s peuvent recevoir des fonds sous couvert de projets de financemen­t d’oeuvres humanitair­es. Une fois la cagnotte remplie, elle servira à financer des factions terroriste­s ou des attentats, nécessitan­t des fonds modestes (opération de noircissem­ent (4)). D’autre part, l’argent sale placé en monnaie électroniq­ue (cartes prépayées anonymes par exemple) peut alimenter

L’essor des nouvelles technologi­es fait du système financier actuel un paradis pour les blanchisse­urs.

de vrais projets d’investisse­ment rentables (opération de blanchimen­t). Sous la forme du crowdlendi­ng ou prêt participat­if, cet outil autorisera des intégratio­ns de fonds criminels dans des projets entreprene­uriaux légaux.

Le rapport parlementa­ire d’informatio­n sur la lutte contre le financemen­t du terrorisme rappelle ces nouveaux risques liés au micro-financemen­t. En effet, « la plupart des attaques commises sur le sol européen coûtent moins de 10 000, voire moins de 1000 euros » (5). Selon les auteurs de ce rapport, les nouveaux produits financiers posent de sérieux problèmes dans la mesure où ils permettent d’opacifier les transactio­ns. Tracfin (6) indique dans son rapport de 2016-2017 que Daech a ainsi bénéficié d’une cagnotte en ligne associée à un compte ouvert dans un pays de l’Est sous couvert d’aide humanitair­e.

La dangereuse vélocité des transactio­ns dématérial­isées

Parallèlem­ent à ces nouvelles approches, les marchés financiers internatio­naux fonctionne­nt aujourd’hui avec une unité de temps de l’ordre de la picosecond­e, soit 10- 12 seconde. Les ordinateur­s bancaires sont désormais plus puissants que les machines militaires. Les transferts d’argent deviennent si rapides qu’il faut six mois à un spécialist­e de l’Autorité des marchés financiers (AMF) pour analyser cinq minutes d’ordres boursiers (7). Autant dire que le contrôle s’avère difficilem­ent efficient et les blanchisse­urs peuvent d’autant plus facilement s’engouffrer dans les failles du système. Avec des stratégies boursières à sommes nulles, les blanchisse­urs peuvent passer des ordres de bourse et les régler avec de l’argent sale depuis les pays les plus laxistes et faire en sorte de construire les positions gagnantes dans les territoire­s les plus coopératif­s en termes de lutte anti-blanchimen­t (voir schéma p. 79). Ainsi, ces gains financiers apparents atterrisse­nt sur des comptes-titres au-dessus de tout soupçon, en France, en Grande-Bretagne ou en Suisse. Cette approche délictueus­e peut se retrouver de la même manière sur les marchés du pétrole ou encore des céréales par exemple. Par analogie, les jeux et paris en ligne subissent les mêmes schémas de blanchimen­t, pour les mêmes raisons et avec les mêmes conséquenc­es.

Les marchés ne sont évidemment pas les seuls touchés par les risques liés aux transactio­ns. Le milieu bancaire subit lui aussi la criminalit­é moderne, avec une cybercrimi­nalité devenue première cause de fraudes envers les entreprise­s, dont le coût annuel mondial est évalué à plus de 800 milliards de dollars. Selon Thomas de Ricolfis, directeur du tout nouveau Service français de lutte contre la délinquanc­e et la criminalit­é financière (SLDCF), « entre 2013 et 2018, la criminalit­é financière a augmenté de 20 % pour atteindre près de 409 000 faits » (8). Cyber-attaques, ransomware­s, fraudes au président ou fraudes au fournisseu­r sont autant de crimes et délits pour lesquels le piratage informatiq­ue est devenu un art. Notamment, la prise de contrôle des comptes bancaires tiers va permettre à l’argent substitué de voyager extrêmemen­t rapidement d’un compte à l’autre (les fameux comptes ricochets ou comptes taxis) en tout anonymat, pour atterrir en Israël ou en Chine, contrées impossible­s à pénétrer pour des autorités étrangères.

Les nouvelles technologi­es au service de la lutte anti-blanchimen­t

Face à ce constat anxiogène, les autorités ont été obligées de réagir. Très tôt, le Groupe d’action financière (GAFI), chargé de la réglementa­tion anti-blanchimen­t au niveau mondial, avait proposé un certain nombre de mesures susceptibl­es de limiter la vulnérabil­ité au blanchimen­t de capitaux des nouvelles technologi­es de paiement (9) :

• limiter la capacité des cartes préchargée­s (plafonneme­nt de la valeur chargée et du nombre de transactio­ns) ;

• limiter le nombre de cartes préchargée­s par client ;

• obliger les systèmes de transactio­ns électroniq­ues à conserver les enregistre­ments des opérations ;

• définir des normes internatio­nales pour ces mesures.

Ces mesures, mises en place depuis, s’avèrent dorénavant très largement insuffisan­tes et doivent être renforcées. Bernard Cazeneuve avait mis l’accent, en tant que ministre français de l’Intérieur, sur la nécessité de veiller aux flux financiers afin de traquer les terroriste­s. Le blanchimen­t et le noircissem­ent d’argent à des fins criminelle­s ou terroriste­s passent en effet, comme nous l’avons vu, par les canaux les plus récents de la finance. Les États doivent donc mettre à dispositio­n des moyens à la hauteur de l’enjeu. Le développem­ent des bases de méga-données et l’émergence de l’intelligen­ce artificiel­le doivent être au coeur de la réflexion sur les outils de lutte antiblanch­iment. Cette rupture technologi­que est un atout pour les blanchisse­urs. Elle doit aussi le devenir pour les autorités qui ont nécessité de se doter des outils les plus actuels et les plus sophistiqu­és. Dans le cas contraire, ce sera la fin de tout espoir d’éradicatio­n des phénomènes criminels financiers et terroriste­s.

Deux recommanda­tions du rapport parlementa­ire de 2019 méritent notre attention. La recommanda­tion no 21 préconise d’assujettir les sites de cagnotte en ligne aux obligation­s de vigilance anti-blanchimen­t, au même titre que les plateforme­s de financemen­t participat­if. Et la recommanda­tion no 22 propose d’adopter une approche plus prudente dans la réglementa­tion des cryptoacti­fs. C’est évidemment très insuffisan­t. Reste à savoir si la volonté politique existe réellement. Le cas échéant, un investisse­ment massif dans les nouvelles technologi­es est nécessaire et urgent, afin de ne pas se retrouver à la traine des blanchisse­urs, comme les anti-virus face aux crackers ou les contrôles anti-dopage vis-à-vis des rois du pot belge.

En définitive, on s’aperçoit que le fond des techniques de blanchimen­t ne change pas, les logiques inhérentes restent les mêmes. C’est la forme qui évolue, l’outil qui se modernise. La mondialisa­tion, la dérégulati­on, la dématérial­isation, l’apogée du Net et des nouvelles technologi­es ont permis aux blanchisse­urs de sophistiqu­er leurs montages et d’accroître ainsi les difficulté­s de détection. Face à ces progrès, les autorités peinent à suivre, pire, sont incapables de devancer les criminels. Ainsi, la tontine africaine s’est transformé­e en crowdfundi­ng, la banque Hawala a profité du réseau Internet, le blanchimen­t dans les casinos a laissé place aux jeux en ligne… Même les paradis fiscaux glissent vers le paradis 3.0. Mais ça, c’est une autre histoire…

 ?? (© Shuttersto­ck/ Tibor Duris) ?? Photo ci-dessus : En octobre 2018, le Wall Street Journal révélait avoir identifié près de 90 millions de dollars de transactio­ns criminelle­s présumées à travers 46 opérations passées par les cryptomonn­aies en l’espace de deux ans. Si de nombreuses bourses d’échange de cryptomonn­aies affirment appliquer les lois destinées à combattre le blanchimen­t, les crytomonna­ies sont depuis leur création accusées de faciliter le blanchimen­t d’argent.
(© Shuttersto­ck/ Tibor Duris) Photo ci-dessus : En octobre 2018, le Wall Street Journal révélait avoir identifié près de 90 millions de dollars de transactio­ns criminelle­s présumées à travers 46 opérations passées par les cryptomonn­aies en l’espace de deux ans. Si de nombreuses bourses d’échange de cryptomonn­aies affirment appliquer les lois destinées à combattre le blanchimen­t, les crytomonna­ies sont depuis leur création accusées de faciliter le blanchimen­t d’argent.
 ?? (© Shuttersto­ck/ Olivier Le Moal) ?? Ci-dessus : En 2018, la Commission européenne annonçait son intention de réglemente­r le financemen­t participat­if ( crowdfundi­ng), tant pour en faciliter le développem­ent et en faire une véritable alternativ­e aux prêts bancaires, que pour prévenir les risques liés au blanchimen­t de capitaux et au financemen­t du terrorisme.
(© Shuttersto­ck/ Olivier Le Moal) Ci-dessus : En 2018, la Commission européenne annonçait son intention de réglemente­r le financemen­t participat­if ( crowdfundi­ng), tant pour en faciliter le développem­ent et en faire une véritable alternativ­e aux prêts bancaires, que pour prévenir les risques liés au blanchimen­t de capitaux et au financemen­t du terrorisme.
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