Les Grands Dossiers de Diplomatie
Lutte anti-blanchiment et nouvelles technologies : le jeu du chat et de la souris
Sur cette planète, l’argent sale et son blanchiment se portent bien. Comme le clame régulièrement le juge Van Ruymbeke depuis quelques mois, il n’y a jamais eu autant d’argent sale dans le monde qu’aujourd’hui.
Rejoint par les magistrats du célèbre appel de Genève du 1er octobre 1996 (1), le juge Renaud Van Ruymbeke ne peut que constater l’échec général de la justice. Le Belge Michel Claise estime que France, Belgique et Italie « sont touchées par ce même phénomène d’impéritie de nos gouvernements et de pouvoir judiciaire qui s’effondre. [En Belgique], c’est une catastrophe. À l’image du palais de justice de Bruxelles qui part en lambeaux, nous vivons un long, très long pourrissement. » (2)
La lutte contre le blanchiment de capitaux n’échappe pas à la règle. Si elle est devenue plus efficace grâce à des textes de plus en plus précis et contraignants, elle est freinée par des moyens financiers et humains qui baissent en permanence, et parallèlement un retard évident face à des criminels qui se professionnalisent et se modernisent. Les nouvelles technologies sont entrées à grands pas dans la criminalité en col blanc.
Blanchiment et fintech : de nouvelles opportunités au service des blanchisseurs
Le blanchiment suit théoriquement un circuit en trois phases : placement, empilement, intégration. Tout d’abord, le placement, où l’argent sale entre dans le circuit bancaire et démarre sa course à la respectabilité. Ensuite, l’empilement, où un millefeuille d’opérations et de sociétés-écrans va brouiller les pistes. Enfin, l’intégration définitive des capitaux dans l’économie légale. Ces trois phases, qui apparaissent dans quasiment toutes les techniques de blanchiment et dont la présentation peut être simplifiée en : « prélavage, lavage, essorage », font aujourd’hui appel aux technologies les plus récentes et les plus pointues, les rendant encore plus indétectables.
L’apparition de la crypto-monnaie a évidemment nourri l’imagination des criminels, trouvant là une opportunité pour le règlement de transactions commerciales illégales et entraînant
de fait la disparition de la première phase. Si les échanges et les flux demeurent traçables, en revanche avec ces nouvelles monnaies, aucun intermédiaire n’est présent pour valider et contrôler a priori le commerce lui-même. Le paiement est garanti par le système de blockchain sous-jacent, mais personne n’interrogera l’acheteur ou le vendeur sur la conformité de la vente. Seule une enquête parallèle ou une plainte pourra amener les autorités à vérifier l’opération a posteriori (3).
L’essor des nouvelles technologies fait ainsi du système financier actuel un paradis pour les blanchisseurs :
• des transactions électroniques qui traversent les frontières plusieurs fois par jour, interdisant tout suivi ;
• des marchés très liquides qui autorisent d’importantes transactions extrêmement rapides ;
• des marges très importantes qui rendent les opérateurs très tolérants sur ces marchés ;
• la concurrence féroce entre les opérateurs les entraîne à accepter des opérations sans vérifier si les transactions sont douteuses ;
• le marché des produits dérivés, qui utilise les technologies les plus sophistiquées, offre aux blanchisseurs d’infinies possibilités dans un relatif anonymat et sur des montants très élevés.
À ce jour, la crypto-monnaie représente certainement l’un des projets monétaires les plus dangereux jamais lancés. L’anonymat et l’absence de traçabilité directe facilitent évidemment le blanchiment, la fraude fiscale, les trafics en tous genres et la cybercriminalité. En fait, trois problèmes se concentrent sur les crypto-monnaies :
• les sociétés utilisatrices des monnaies virtuelles ne sont pas soumises pour le moment aux mêmes exigences régulatrices que les banques classiques (notamment, l’obligation de connaissance du client ou KYC) ;
• ces nouvelles monnaies s’échangent de gré à gré, sans passer par un marché ou une chambre de compensation. Le contrôle des flux financiers et de l’identité des bénéficiaires devient aléatoire ;
• l’impossible traçabilité de certaines monnaies virtuelles, soit par leur nature, soit par des montages intrinsèques complexes, permet d’éviter les empreintes trop visibles potentiellement compromettantes.
Le crowdfunding ou financement participatif offre aussi de nouvelles opportunités. Maquillant des opérations de financement illégales en opérations financières responsables ou caritatives, le crowdfunding va par la même occasion offrir la possibilité de placer l’argent sale dans des projets licites. En effet, d’une part les groupes terroristes peuvent recevoir des fonds sous couvert de projets de financement d’oeuvres humanitaires. Une fois la cagnotte remplie, elle servira à financer des factions terroristes ou des attentats, nécessitant des fonds modestes (opération de noircissement (4)). D’autre part, l’argent sale placé en monnaie électronique (cartes prépayées anonymes par exemple) peut alimenter
L’essor des nouvelles technologies fait du système financier actuel un paradis pour les blanchisseurs.
de vrais projets d’investissement rentables (opération de blanchiment). Sous la forme du crowdlending ou prêt participatif, cet outil autorisera des intégrations de fonds criminels dans des projets entrepreneuriaux légaux.
Le rapport parlementaire d’information sur la lutte contre le financement du terrorisme rappelle ces nouveaux risques liés au micro-financement. En effet, « la plupart des attaques commises sur le sol européen coûtent moins de 10 000, voire moins de 1000 euros » (5). Selon les auteurs de ce rapport, les nouveaux produits financiers posent de sérieux problèmes dans la mesure où ils permettent d’opacifier les transactions. Tracfin (6) indique dans son rapport de 2016-2017 que Daech a ainsi bénéficié d’une cagnotte en ligne associée à un compte ouvert dans un pays de l’Est sous couvert d’aide humanitaire.
La dangereuse vélocité des transactions dématérialisées
Parallèlement à ces nouvelles approches, les marchés financiers internationaux fonctionnent aujourd’hui avec une unité de temps de l’ordre de la picoseconde, soit 10- 12 seconde. Les ordinateurs bancaires sont désormais plus puissants que les machines militaires. Les transferts d’argent deviennent si rapides qu’il faut six mois à un spécialiste de l’Autorité des marchés financiers (AMF) pour analyser cinq minutes d’ordres boursiers (7). Autant dire que le contrôle s’avère difficilement efficient et les blanchisseurs peuvent d’autant plus facilement s’engouffrer dans les failles du système. Avec des stratégies boursières à sommes nulles, les blanchisseurs peuvent passer des ordres de bourse et les régler avec de l’argent sale depuis les pays les plus laxistes et faire en sorte de construire les positions gagnantes dans les territoires les plus coopératifs en termes de lutte anti-blanchiment (voir schéma p. 79). Ainsi, ces gains financiers apparents atterrissent sur des comptes-titres au-dessus de tout soupçon, en France, en Grande-Bretagne ou en Suisse. Cette approche délictueuse peut se retrouver de la même manière sur les marchés du pétrole ou encore des céréales par exemple. Par analogie, les jeux et paris en ligne subissent les mêmes schémas de blanchiment, pour les mêmes raisons et avec les mêmes conséquences.
Les marchés ne sont évidemment pas les seuls touchés par les risques liés aux transactions. Le milieu bancaire subit lui aussi la criminalité moderne, avec une cybercriminalité devenue première cause de fraudes envers les entreprises, dont le coût annuel mondial est évalué à plus de 800 milliards de dollars. Selon Thomas de Ricolfis, directeur du tout nouveau Service français de lutte contre la délinquance et la criminalité financière (SLDCF), « entre 2013 et 2018, la criminalité financière a augmenté de 20 % pour atteindre près de 409 000 faits » (8). Cyber-attaques, ransomwares, fraudes au président ou fraudes au fournisseur sont autant de crimes et délits pour lesquels le piratage informatique est devenu un art. Notamment, la prise de contrôle des comptes bancaires tiers va permettre à l’argent substitué de voyager extrêmement rapidement d’un compte à l’autre (les fameux comptes ricochets ou comptes taxis) en tout anonymat, pour atterrir en Israël ou en Chine, contrées impossibles à pénétrer pour des autorités étrangères.
Les nouvelles technologies au service de la lutte anti-blanchiment
Face à ce constat anxiogène, les autorités ont été obligées de réagir. Très tôt, le Groupe d’action financière (GAFI), chargé de la réglementation anti-blanchiment au niveau mondial, avait proposé un certain nombre de mesures susceptibles de limiter la vulnérabilité au blanchiment de capitaux des nouvelles technologies de paiement (9) :
• limiter la capacité des cartes préchargées (plafonnement de la valeur chargée et du nombre de transactions) ;
• limiter le nombre de cartes préchargées par client ;
• obliger les systèmes de transactions électroniques à conserver les enregistrements des opérations ;
• définir des normes internationales pour ces mesures.
Ces mesures, mises en place depuis, s’avèrent dorénavant très largement insuffisantes et doivent être renforcées. Bernard Cazeneuve avait mis l’accent, en tant que ministre français de l’Intérieur, sur la nécessité de veiller aux flux financiers afin de traquer les terroristes. Le blanchiment et le noircissement d’argent à des fins criminelles ou terroristes passent en effet, comme nous l’avons vu, par les canaux les plus récents de la finance. Les États doivent donc mettre à disposition des moyens à la hauteur de l’enjeu. Le développement des bases de méga-données et l’émergence de l’intelligence artificielle doivent être au coeur de la réflexion sur les outils de lutte antiblanchiment. Cette rupture technologique est un atout pour les blanchisseurs. Elle doit aussi le devenir pour les autorités qui ont nécessité de se doter des outils les plus actuels et les plus sophistiqués. Dans le cas contraire, ce sera la fin de tout espoir d’éradication des phénomènes criminels financiers et terroristes.
Deux recommandations du rapport parlementaire de 2019 méritent notre attention. La recommandation no 21 préconise d’assujettir les sites de cagnotte en ligne aux obligations de vigilance anti-blanchiment, au même titre que les plateformes de financement participatif. Et la recommandation no 22 propose d’adopter une approche plus prudente dans la réglementation des cryptoactifs. C’est évidemment très insuffisant. Reste à savoir si la volonté politique existe réellement. Le cas échéant, un investissement massif dans les nouvelles technologies est nécessaire et urgent, afin de ne pas se retrouver à la traine des blanchisseurs, comme les anti-virus face aux crackers ou les contrôles anti-dopage vis-à-vis des rois du pot belge.
En définitive, on s’aperçoit que le fond des techniques de blanchiment ne change pas, les logiques inhérentes restent les mêmes. C’est la forme qui évolue, l’outil qui se modernise. La mondialisation, la dérégulation, la dématérialisation, l’apogée du Net et des nouvelles technologies ont permis aux blanchisseurs de sophistiquer leurs montages et d’accroître ainsi les difficultés de détection. Face à ces progrès, les autorités peinent à suivre, pire, sont incapables de devancer les criminels. Ainsi, la tontine africaine s’est transformée en crowdfunding, la banque Hawala a profité du réseau Internet, le blanchiment dans les casinos a laissé place aux jeux en ligne… Même les paradis fiscaux glissent vers le paradis 3.0. Mais ça, c’est une autre histoire…