Les Grands Dossiers de Diplomatie
Impérialisme, terrorisme, révisionnisme, migrations, criminalité : quels enjeux sécuritaires pour l’Europe ?
Le 1er septembre dernier, le président polonais, Andrzej Duda, mettait en garde contre « le retour des tendances impérialistes en Europe », en mentionnant les opérations militaires en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014. En appelant « les leaders de l’Europe et du monde, les membres de l’OTAN et de l’UE » à tirer une leçon de cette situation, il prévient que « fermer les yeux n’est pas une bonne recette pour préserver la paix », mais au contraire « une bonne méthode pour encourager des personnalités agressives, pour donner de facto le feu vert pour de nouvelles attaques. » Qu’en est-il réellement de cette montée de l’impérialisme en Europe ?
C. Bret : Pour comprendre la déclaration du président polonais, il est essentiel de connaître le contexte politique national polonais, le contexte régional d’Europe centrale et orientale et le contexte plus large de l’Union européenne (UE). En effet, cette déclaration a eu lieu deux semaines avant un scrutin majeur en Pologne : les élections législatives. Le parti au pouvoir, le PiS, était donné depuis longtemps vainqueur, mais une grande incertitude régnait sur la mobilisation de l’électorat. Traditionnellement, les Polonais se déplacent peu pour aller voter et la mobilisation de l’électorat constituait un enjeu majeur pour assurer la victoire du PiS. En outre, l’électorat du PiS est très sensible à plusieurs thématiques, que ce soit au niveau intérieur, notamment en matière de moeurs, ou au niveau des relations étrangères. Cet électorat examine de près les déclarations du Président, qui présente le pays comme étant assiégé, agressé, sous une menace russe imminente et massive. Sur l’ensemble de l’échiquier politique polonais, la grande crainte est celle d’un « scénario criméen », c’est-à-dire d’une attaque larvée ou d’une immixtion de la Russie dans le cyberespace, le territoire ou l’économie polonais. La déclaration du président Andrzej Duda présente donc une nouvelle fois le pays comme la proie de l’impérialisme russe. Cela fait appel à la douloureuse mémoire historique de la Pologne, plusieurs fois rayée de la carte par ses voisins.
Le second volet de cette déclaration a trait au contexte régional et au contexte européen. Et plus particulièrement à l’affrontement — depuis maintenant une décennie — avec le couple franco-allemand et avec ce que certains Polonais considèrent comme une nouvelle trahison historique de la part de Paris et de Berlin, concernant leur dialogue avec Moscou. La Pologne reproche notamment à l’Allemagne le doublement du gazoduc NordStream et à la France, la rencontre entre les présidents Macron et Poutine qui s’est déroulée trois jours avant la déclaration du président polonais. La formulation de ce dernier sonne ainsi comme une mise en garde pour les Français et les Allemands, leur conseillant de ne pas s’aventurer dans un dialogue avec la Russie, car il s’agirait d’un encouragement pour l’impérialisme russe. C’est la grille d’analyse du gouvernement polonais, et du PiS, de la situation dans leur pays, de la situation en Europe centrale et orientale et de la situation dans les pays d’Europe occidentale qu’elle juge naïfs à l’égard de la Russie. Cette position est omniprésente en Pologne. La mémoire historique douloureuse joue à plein dans la vie politique polonaise contemporaine.
L’impérialisme constitue-t-il une menace réelle en Europe aujourd’hui ?
La menace est réelle, mais elle n’est pas imminente. La Russie veut revenir sur l’équilibre stratégique des années 1990 et 2000 qui a conduit à l’expansion de l’OTAN et de l’UE dans sa zone d’influence historique. L’Europe de 2019 n’est plus l’Europe de 2014. Entretemps, il y a eu l’annexion de la Crimée, un conflit prolongé dans l’Est de l’Ukraine [voir p. 21], des cybermenaces de plus en plus pesantes, des risques sur l’espace aérien et maritime, aussi bien en Roumanie, dans la mer Noire, qu’en Finlande ou dans les États baltes, en mer Baltique. Les solidarités européennes et atlantiques ont été réaffirmées à de nombreuses reprises, notamment depuis le sommet de l’OTAN à Varsovie en 2016, où des effectifs de l’OTAN ont été déployés par rotation dans les États baltes, la Pologne et la Roumanie. Le risque d’invasion imminente de la Russie en Pologne est maîtrisé. D’autant plus que le pays réarme, en achetant des batteries anti-missiles Patriot, des hélicoptères Sikorski et des chasseurs F-35 auprès de fournisseurs américains. En revanche, ce qui est certain, c’est que l’approche de guerre hybride — une stratégie de tension multidimensionnelle — est réelle de la part de la Russie. Cela passe par des incursions dans le cyberespace, par l’action de hackers para-étatiques qui testent la capacité de résilience des États européens face à la reconstruction de la puissance russe. Je ne souscris pas forcément à l’analyse alarmiste du président polonais, mais il a le mérite, dans une Europe qui s’est longtemps assoupie dans le pacifisme, de sonner l’alerte et de rappeler à l’Europe qu’elle doit assurer elle-même sa défense, que ce soit sur le flanc est, ou sur les flancs sud et sud-est. Il s’agit donc d’un hommage paradoxal à l’appel du président français à constituer une autonomie stratégique européenne.
En juin 2019, les États-Unis annonçaient leur intention de déployer 1000 hommes de plus en Pologne, où le gouvernement souhaite l’installation d’une base américaine permanente sur son sol pour se protéger de Moscou qui « cherche plus que jamais à s’emparer de notre territoire ». En parallèle, Paris a récemment amorcé un rapprochement avec Moscou. Comment expliquer cette différence de perception au sein de l’Europe ?
La Pologne d’aujourd’hui privilégie avant tout la relation bilatérale avec Washington. Pour comprendre ces différences de perception, il faut tenir compte de l’histoire de chacun des acteurs. En effet, les États membres qui ont rejoint l’Union lors des élargissements de 1999 et 2004 sont soit d’anciennes républiques soviétiques (Estonie, Lettonie, Lituanie), soit d’anciennes républiques populaires (Pologne, Hongrie, Slovaquie, République tchèque, Bulgarie, Roumanie). Ces États ont vécu une occupation soviétique pour certains pendant des décennies. Le vécu historique est donc un élément essentiel expliquant la différence de perception. Celle-ci s’explique aussi par la défiance vis-à-vis de l’UE en matière de sécurité collective et la confiance accordée à l’OTAN. Enfin, elle s’explique aussi par la géographie. En effet, les États membres fondateurs de l’UE ont un flanc méditerranéen, qui leur procure une dimension géopolitique qu’un pays comme la Pologne n’a pas. Cette dernière ne se sent pas de responsabilité directe en ce qui concerne le Maghreb ou le Moyen-Orient. Il y a également, entre les États européens, une différence de culture stratégique. La Pologne a été victime des empires, alors que la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie sont d’anciens empires. Tout cela explique la différence de perception face aux risques géopolitiques contemporains.
Alors que Donald Trump s’est montré plus que critique visà-vis de l’Alliance Atlantique, l’OTAN est-elle toujours une garantie de sécurité pour l’Europe ?
L’OTAN est dans une situation paradoxale : en Europe orientale, elle est la colonne vertébrale des défenses nationales. Mais aux
États-Unis, elle est constamment critiquée. L’OTAN est considérée comme une assurance-vie dans l’Est et le Sud-Est de l’Europe, avec un arc qui part des États baltes à la Grèce en passant par la Pologne et la Roumanie. Et ce, en dépit des déclarations de Donald Trump et quelle que soit l’incertitude qu’il fasse régner sur l’article 5 de l’Alliance Atlantique [article qui concerne la solidarité des États membres face à l’agression d’un allié]. Ces États ne croient pas à l’autonomie stratégique de l’Europe, qui pour eux est synonyme de solitude face à la Russie. Quelles que soient les critiques ou les menaces que le candidat puis le président Trump ont pu exprimer vis-à-vis de l’OTAN, l’Alliance Atlantique demeure la colonne vertébrale de leur posture stratégique. C’est leur participation à cette dernière qui assure leur souveraineté nationale. En revanche, ce qui est certain, c’est que les autorités allemandes et françaises ont, depuis bien avant l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, montré les ambiguïtés de la posture américaine en Europe. La présidence Obama avait organisé un pivot des ressources militaires et stratégiques américaines de l’Europe vers l’Asie. La présidence Trump a continué dans cette voie. Le message est clair pour les grandes capitales de l’Ouest de l’Europe : la préservation de l’Europe n’est plus la priorité stratégique de Washington. L’Europe est donc aujourd’hui partagée en deux approches stratégiques différentes : une exogène, qui fait reposer la sécurité du continent sur l’allié américain, et une endogène, qui fait de plus en plus reposer la sécurité du continent sur les propres forces de l’Europe. Il s’agit là d’un aspect très important du débat public interne européen.
Si la menace terroriste est particulièrement présente en Europe, l’offensive turque en Syrie a accru le risque d’assister à un retour des djihadistes européens vers leur pays d’origine. En parallèle, le président turc menace l’Europe — qui ne le soutient pas — d’ouvrir les portes aux migrants. Dans quelle mesure ces situations constituent-elles une menace pour l’Europe ?
Qu’elle le veuille ou non, l’Europe est exposée à toutes les crises du Moyen-Orient. Elle est un acteur du Moyen-Orient. Le risque géopolitique et géoéconomique concernant la situation en Syrie est direct pour l’UE. On se souvient notamment de la crise des migrants de 2015-2016. Le premier risque est en effet celui d’un afllux de population. À ce titre, la Turquie s’est désormais accoutumée à exercer des pressions constantes sur l’Union européenne, en la menaçant de laisser passer ses quelque 3,6 millions de réfugiés syriens dès que cette dernière ne soutient pas les décisions d’Ankara.
Concernant le risque terroriste, bien réel, il ne provient pas uniquement de ces théâtres-là. Il est également bien présent sur le sol européen, comme l’a montré l’histoire des deux dernières décennies de terrorisme en Europe. Le retour des combattants de l’État islamique constitue évidemment un problème très important pour l’UE, ces derniers ayant été entraînés à mener des opérations clandestines ou de guerre, mais il ne ferait qu’amplifier le risque terroriste déjà existant en interne — qui existait bien avant le conflit syrien et qui existera après.
Ces deux risques constituent donc de vraies préoccupations pour l’Union européenne, mais il s’agit de risques bien différents.
Comment réagit l’UE face à la menace terroriste ?
L’UE s’est dotée d’un coordinateur européen de lutte contre le terrorisme, mais celle-ci s’exerce avant tout dans le cadre national. L’histoire tragique des pays européens montre que les services de renseignement nationaux constituent les meilleures réponses qui ont été apportées contre la menace terroriste. De plus, dans le sillage des attentats de Madrid, le 11 mars 2004, la coordination européenne en matière de lutte antiterroriste s’est renforcée. Le traité de Prüm adopté en 2005 prévoit en effet le principe de disponibilité des informations sensibles entre services européens de lutte antiterroriste.
Les situations en Catalogne et en Irlande du Nord sont aujourd’hui source d’inquiétudes. Dans quelle mesure le régionalisme indépendantiste constitue-t-il un risque de conflit en Europe ?
Il s’agit là d’un risque d’une autre nature. Ce qui est préoccupant aujourd’hui, c’est que les forces centrifuges, qu’elles soient institutionnelles, non gouvernementales, ou même illégales, ont le vent en poupe en Europe, comme si l’Europe se délitait, avec des membres rebelles mais également à l’intérieur même de certains États membres.
Pour ce qui concerne les situations en Espagne et en Irlande du Nord, j’aurais plutôt tendance à penser qu’il s’agit de questions assez largement déconnectées entre elles. La situation interne de la Catalogne concerne essentiellement les questions fiscales et linguistiques qui sont au coeur des revendications. En Irlande du Nord, après un long processus de pacification, la question du Brexit ramène la question nord-irlandaise au centre du débat. Ce qui est certain, c’est que les irrédentismes et les forces centrifuges ont d’autant plus le vent en poupe dans les régions d’Europe que certains pays du V4 (1) se sont autorisés à critiquer l’UE, voire même à développer des stratégies qui sont rivales de celle de l’UE.
En avril 2019, l’agence européenne de coopération entre les polices criminelles (Europol) annonçait que la violence accrue du crime organisé représentait la plus grande menace pour la sécurité de l’Europe. Quid de cette menace qui demeurait « dans l’ombre » en raison de la vague d’attaques terroristes et de la crise migratoire qui a touché l’Europe ces dernières années ?
Il y a assurément une symbiose très forte et très ancienne entre les réseaux de crime organisé et les réseaux terroristes. Un phénomène antérieur au développement du terrorisme islamiste, comme l’illustrent les liens entre mafias corses et mouvement indépendantistes corses, ou entre le crime organisé basque et les mouvements indépendantistes basques. Ces liens s’expliquaient notamment pour des questions de financement. Nous avons pu le voir dans la constitution des réseaux terroristes islamistes, qui se financent par l’argent de la drogue. Pour rappel, les explosifs utilisés pour les attentats de Madrid en 2004 avaient été achetés par les groupes islamistes grâce à l’argent du petit trafic de drogue. Il est évident que la symbiose est très forte entre les réseaux criminels, capables de se développer dans la clandestinité et de générer suffisamment d’argent, et les groupes terroristes. Il est également important de rappeler qu’il existe des « États mafieux » dans lesquels le terrorisme est absent, mais qui sont gangrénés par le crime organisé (2).