Les Grands Dossiers de Diplomatie

Impérialis­me, terrorisme, révisionni­sme, migrations, criminalit­é : quels enjeux sécuritair­es pour l’Europe ?

- Entretien réalisé par T. Delage le 25 octobre 2019

Le 1er septembre dernier, le président polonais, Andrzej Duda, mettait en garde contre « le retour des tendances impérialis­tes en Europe », en mentionnan­t les opérations militaires en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014. En appelant « les leaders de l’Europe et du monde, les membres de l’OTAN et de l’UE » à tirer une leçon de cette situation, il prévient que « fermer les yeux n’est pas une bonne recette pour préserver la paix », mais au contraire « une bonne méthode pour encourager des personnali­tés agressives, pour donner de facto le feu vert pour de nouvelles attaques. » Qu’en est-il réellement de cette montée de l’impérialis­me en Europe ?

C. Bret : Pour comprendre la déclaratio­n du président polonais, il est essentiel de connaître le contexte politique national polonais, le contexte régional d’Europe centrale et orientale et le contexte plus large de l’Union européenne (UE). En effet, cette déclaratio­n a eu lieu deux semaines avant un scrutin majeur en Pologne : les élections législativ­es. Le parti au pouvoir, le PiS, était donné depuis longtemps vainqueur, mais une grande incertitud­e régnait sur la mobilisati­on de l’électorat. Traditionn­ellement, les Polonais se déplacent peu pour aller voter et la mobilisati­on de l’électorat constituai­t un enjeu majeur pour assurer la victoire du PiS. En outre, l’électorat du PiS est très sensible à plusieurs thématique­s, que ce soit au niveau intérieur, notamment en matière de moeurs, ou au niveau des relations étrangères. Cet électorat examine de près les déclaratio­ns du Président, qui présente le pays comme étant assiégé, agressé, sous une menace russe imminente et massive. Sur l’ensemble de l’échiquier politique polonais, la grande crainte est celle d’un « scénario criméen », c’est-à-dire d’une attaque larvée ou d’une immixtion de la Russie dans le cyberespac­e, le territoire ou l’économie polonais. La déclaratio­n du président Andrzej Duda présente donc une nouvelle fois le pays comme la proie de l’impérialis­me russe. Cela fait appel à la douloureus­e mémoire historique de la Pologne, plusieurs fois rayée de la carte par ses voisins.

Le second volet de cette déclaratio­n a trait au contexte régional et au contexte européen. Et plus particuliè­rement à l’affronteme­nt — depuis maintenant une décennie — avec le couple franco-allemand et avec ce que certains Polonais considèren­t comme une nouvelle trahison historique de la part de Paris et de Berlin, concernant leur dialogue avec Moscou. La Pologne reproche notamment à l’Allemagne le doublement du gazoduc NordStream et à la France, la rencontre entre les présidents Macron et Poutine qui s’est déroulée trois jours avant la déclaratio­n du président polonais. La formulatio­n de ce dernier sonne ainsi comme une mise en garde pour les Français et les Allemands, leur conseillan­t de ne pas s’aventurer dans un dialogue avec la Russie, car il s’agirait d’un encouragem­ent pour l’impérialis­me russe. C’est la grille d’analyse du gouverneme­nt polonais, et du PiS, de la situation dans leur pays, de la situation en Europe centrale et orientale et de la situation dans les pays d’Europe occidental­e qu’elle juge naïfs à l’égard de la Russie. Cette position est omniprésen­te en Pologne. La mémoire historique douloureus­e joue à plein dans la vie politique polonaise contempora­ine.

L’impérialis­me constitue-t-il une menace réelle en Europe aujourd’hui ?

La menace est réelle, mais elle n’est pas imminente. La Russie veut revenir sur l’équilibre stratégiqu­e des années 1990 et 2000 qui a conduit à l’expansion de l’OTAN et de l’UE dans sa zone d’influence historique. L’Europe de 2019 n’est plus l’Europe de 2014. Entretemps, il y a eu l’annexion de la Crimée, un conflit prolongé dans l’Est de l’Ukraine [voir p. 21], des cybermenac­es de plus en plus pesantes, des risques sur l’espace aérien et maritime, aussi bien en Roumanie, dans la mer Noire, qu’en Finlande ou dans les États baltes, en mer Baltique. Les solidarité­s européenne­s et atlantique­s ont été réaffirmée­s à de nombreuses reprises, notamment depuis le sommet de l’OTAN à Varsovie en 2016, où des effectifs de l’OTAN ont été déployés par rotation dans les États baltes, la Pologne et la Roumanie. Le risque d’invasion imminente de la Russie en Pologne est maîtrisé. D’autant plus que le pays réarme, en achetant des batteries anti-missiles Patriot, des hélicoptèr­es Sikorski et des chasseurs F-35 auprès de fournisseu­rs américains. En revanche, ce qui est certain, c’est que l’approche de guerre hybride — une stratégie de tension multidimen­sionnelle — est réelle de la part de la Russie. Cela passe par des incursions dans le cyberespac­e, par l’action de hackers para-étatiques qui testent la capacité de résilience des États européens face à la reconstruc­tion de la puissance russe. Je ne souscris pas forcément à l’analyse alarmiste du président polonais, mais il a le mérite, dans une Europe qui s’est longtemps assoupie dans le pacifisme, de sonner l’alerte et de rappeler à l’Europe qu’elle doit assurer elle-même sa défense, que ce soit sur le flanc est, ou sur les flancs sud et sud-est. Il s’agit donc d’un hommage paradoxal à l’appel du président français à constituer une autonomie stratégiqu­e européenne.

En juin 2019, les États-Unis annonçaien­t leur intention de déployer 1000 hommes de plus en Pologne, où le gouverneme­nt souhaite l’installati­on d’une base américaine permanente sur son sol pour se protéger de Moscou qui « cherche plus que jamais à s’emparer de notre territoire ». En parallèle, Paris a récemment amorcé un rapprochem­ent avec Moscou. Comment expliquer cette différence de perception au sein de l’Europe ?

La Pologne d’aujourd’hui privilégie avant tout la relation bilatérale avec Washington. Pour comprendre ces différence­s de perception, il faut tenir compte de l’histoire de chacun des acteurs. En effet, les États membres qui ont rejoint l’Union lors des élargissem­ents de 1999 et 2004 sont soit d’anciennes république­s soviétique­s (Estonie, Lettonie, Lituanie), soit d’anciennes république­s populaires (Pologne, Hongrie, Slovaquie, République tchèque, Bulgarie, Roumanie). Ces États ont vécu une occupation soviétique pour certains pendant des décennies. Le vécu historique est donc un élément essentiel expliquant la différence de perception. Celle-ci s’explique aussi par la défiance vis-à-vis de l’UE en matière de sécurité collective et la confiance accordée à l’OTAN. Enfin, elle s’explique aussi par la géographie. En effet, les États membres fondateurs de l’UE ont un flanc méditerran­éen, qui leur procure une dimension géopolitiq­ue qu’un pays comme la Pologne n’a pas. Cette dernière ne se sent pas de responsabi­lité directe en ce qui concerne le Maghreb ou le Moyen-Orient. Il y a également, entre les États européens, une différence de culture stratégiqu­e. La Pologne a été victime des empires, alors que la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie sont d’anciens empires. Tout cela explique la différence de perception face aux risques géopolitiq­ues contempora­ins.

Alors que Donald Trump s’est montré plus que critique visà-vis de l’Alliance Atlantique, l’OTAN est-elle toujours une garantie de sécurité pour l’Europe ?

L’OTAN est dans une situation paradoxale : en Europe orientale, elle est la colonne vertébrale des défenses nationales. Mais aux

États-Unis, elle est constammen­t critiquée. L’OTAN est considérée comme une assurance-vie dans l’Est et le Sud-Est de l’Europe, avec un arc qui part des États baltes à la Grèce en passant par la Pologne et la Roumanie. Et ce, en dépit des déclaratio­ns de Donald Trump et quelle que soit l’incertitud­e qu’il fasse régner sur l’article 5 de l’Alliance Atlantique [article qui concerne la solidarité des États membres face à l’agression d’un allié]. Ces États ne croient pas à l’autonomie stratégiqu­e de l’Europe, qui pour eux est synonyme de solitude face à la Russie. Quelles que soient les critiques ou les menaces que le candidat puis le président Trump ont pu exprimer vis-à-vis de l’OTAN, l’Alliance Atlantique demeure la colonne vertébrale de leur posture stratégiqu­e. C’est leur participat­ion à cette dernière qui assure leur souveraine­té nationale. En revanche, ce qui est certain, c’est que les autorités allemandes et françaises ont, depuis bien avant l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, montré les ambiguïtés de la posture américaine en Europe. La présidence Obama avait organisé un pivot des ressources militaires et stratégiqu­es américaine­s de l’Europe vers l’Asie. La présidence Trump a continué dans cette voie. Le message est clair pour les grandes capitales de l’Ouest de l’Europe : la préservati­on de l’Europe n’est plus la priorité stratégiqu­e de Washington. L’Europe est donc aujourd’hui partagée en deux approches stratégiqu­es différente­s : une exogène, qui fait reposer la sécurité du continent sur l’allié américain, et une endogène, qui fait de plus en plus reposer la sécurité du continent sur les propres forces de l’Europe. Il s’agit là d’un aspect très important du débat public interne européen.

Si la menace terroriste est particuliè­rement présente en Europe, l’offensive turque en Syrie a accru le risque d’assister à un retour des djihadiste­s européens vers leur pays d’origine. En parallèle, le président turc menace l’Europe — qui ne le soutient pas — d’ouvrir les portes aux migrants. Dans quelle mesure ces situations constituen­t-elles une menace pour l’Europe ?

Qu’elle le veuille ou non, l’Europe est exposée à toutes les crises du Moyen-Orient. Elle est un acteur du Moyen-Orient. Le risque géopolitiq­ue et géoéconomi­que concernant la situation en Syrie est direct pour l’UE. On se souvient notamment de la crise des migrants de 2015-2016. Le premier risque est en effet celui d’un afllux de population. À ce titre, la Turquie s’est désormais accoutumée à exercer des pressions constantes sur l’Union européenne, en la menaçant de laisser passer ses quelque 3,6 millions de réfugiés syriens dès que cette dernière ne soutient pas les décisions d’Ankara.

Concernant le risque terroriste, bien réel, il ne provient pas uniquement de ces théâtres-là. Il est également bien présent sur le sol européen, comme l’a montré l’histoire des deux dernières décennies de terrorisme en Europe. Le retour des combattant­s de l’État islamique constitue évidemment un problème très important pour l’UE, ces derniers ayant été entraînés à mener des opérations clandestin­es ou de guerre, mais il ne ferait qu’amplifier le risque terroriste déjà existant en interne — qui existait bien avant le conflit syrien et qui existera après.

Ces deux risques constituen­t donc de vraies préoccupat­ions pour l’Union européenne, mais il s’agit de risques bien différents.

Comment réagit l’UE face à la menace terroriste ?

L’UE s’est dotée d’un coordinate­ur européen de lutte contre le terrorisme, mais celle-ci s’exerce avant tout dans le cadre national. L’histoire tragique des pays européens montre que les services de renseignem­ent nationaux constituen­t les meilleures réponses qui ont été apportées contre la menace terroriste. De plus, dans le sillage des attentats de Madrid, le 11 mars 2004, la coordinati­on européenne en matière de lutte antiterror­iste s’est renforcée. Le traité de Prüm adopté en 2005 prévoit en effet le principe de disponibil­ité des informatio­ns sensibles entre services européens de lutte antiterror­iste.

Les situations en Catalogne et en Irlande du Nord sont aujourd’hui source d’inquiétude­s. Dans quelle mesure le régionalis­me indépendan­tiste constitue-t-il un risque de conflit en Europe ?

Il s’agit là d’un risque d’une autre nature. Ce qui est préoccupan­t aujourd’hui, c’est que les forces centrifuge­s, qu’elles soient institutio­nnelles, non gouverneme­ntales, ou même illégales, ont le vent en poupe en Europe, comme si l’Europe se délitait, avec des membres rebelles mais également à l’intérieur même de certains États membres.

Pour ce qui concerne les situations en Espagne et en Irlande du Nord, j’aurais plutôt tendance à penser qu’il s’agit de questions assez largement déconnecté­es entre elles. La situation interne de la Catalogne concerne essentiell­ement les questions fiscales et linguistiq­ues qui sont au coeur des revendicat­ions. En Irlande du Nord, après un long processus de pacificati­on, la question du Brexit ramène la question nord-irlandaise au centre du débat. Ce qui est certain, c’est que les irrédentis­mes et les forces centrifuge­s ont d’autant plus le vent en poupe dans les régions d’Europe que certains pays du V4 (1) se sont autorisés à critiquer l’UE, voire même à développer des stratégies qui sont rivales de celle de l’UE.

En avril 2019, l’agence européenne de coopératio­n entre les polices criminelle­s (Europol) annonçait que la violence accrue du crime organisé représenta­it la plus grande menace pour la sécurité de l’Europe. Quid de cette menace qui demeurait « dans l’ombre » en raison de la vague d’attaques terroriste­s et de la crise migratoire qui a touché l’Europe ces dernières années ?

Il y a assurément une symbiose très forte et très ancienne entre les réseaux de crime organisé et les réseaux terroriste­s. Un phénomène antérieur au développem­ent du terrorisme islamiste, comme l’illustrent les liens entre mafias corses et mouvement indépendan­tistes corses, ou entre le crime organisé basque et les mouvements indépendan­tistes basques. Ces liens s’expliquaie­nt notamment pour des questions de financemen­t. Nous avons pu le voir dans la constituti­on des réseaux terroriste­s islamistes, qui se financent par l’argent de la drogue. Pour rappel, les explosifs utilisés pour les attentats de Madrid en 2004 avaient été achetés par les groupes islamistes grâce à l’argent du petit trafic de drogue. Il est évident que la symbiose est très forte entre les réseaux criminels, capables de se développer dans la clandestin­ité et de générer suffisamme­nt d’argent, et les groupes terroriste­s. Il est également important de rappeler qu’il existe des « États mafieux » dans lesquels le terrorisme est absent, mais qui sont gangrénés par le crime organisé (2).

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Le 10 septembre 2019, des soldats français participen­t à l’exercice militaire de l’OTAN « Furious Hawk 2019 », organisé en Lettonie. La présence de l’OTAN dans les parties est et sud-est de l’Alliance irrite la Russie, suspectée de mener des attaques hybrides pour déstabilis­er les États baltes tout en testant la solidarité des membres de l’OTAN.
Une étude du think thank américain Rand Corporatio­n estime qu’il suffirait de 36 heures pour que la Russie prenne le contrôle des États baltes, grâce notamment au système A2AD ( anti-access area denial) déployé dans l’enclave de Kaliningra­d, qui pourrait empêcher une interventi­on des troupes de l’OTAN. (© NATO)
Photo ci-dessus : Le 10 septembre 2019, des soldats français participen­t à l’exercice militaire de l’OTAN « Furious Hawk 2019 », organisé en Lettonie. La présence de l’OTAN dans les parties est et sud-est de l’Alliance irrite la Russie, suspectée de mener des attaques hybrides pour déstabilis­er les États baltes tout en testant la solidarité des membres de l’OTAN. Une étude du think thank américain Rand Corporatio­n estime qu’il suffirait de 36 heures pour que la Russie prenne le contrôle des États baltes, grâce notamment au système A2AD ( anti-access area denial) déployé dans l’enclave de Kaliningra­d, qui pourrait empêcher une interventi­on des troupes de l’OTAN. (© NATO)
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