Les Grands Dossiers de Diplomatie
Colombie : une reprise des armes qui pourrait entraîner une déflagration régionale ?
Par Luis Alejandro Ávila Gómez, doctorant à l’Institut français de géopolitique (IFG) et responsable des études latino-américaines et caribéennes de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
En constatant l’assassinat de plus de 500 activistes de mouvements sociaux et de 150 guérilleros démobilisés (1), une partie des Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (FARC-EP) a dénoncé « la trahison de l’État colombien aux accords de paix » signés à La Havane en 2016. « La deuxième Marquetalia (2) a commencé, au nom du droit universel des peuples à se lever en armes face à l’oppression » (3), furent les mots prononcés par le chef guérillero Iván Márquez, lors de l’allocution qui marquait leur retour aux armes, le 29 août 2019.
Guérilleros ou narcoterroristes ?
Plus tard le même jour, depuis le palais Nariño, le président Iván Duque signifiait d’un ton sévère que « les Colombiens doivent être bien conscients que nous ne sommes pas confrontés à la naissance d’une nouvelle guérilla, mais face aux menaces criminelles d’un groupe narcoterroriste, qui compte avec l’abri et le soutien de la dictature de Nicolás Maduro. Ne tombons pas dans le piège de ceux qui, aujourd’hui, ont l’intention de se protéger derrière de faux habits idéologiques pour soutenir leur échafaudage criminel » (4). Le lendemain de cette déclaration, le ministère de la Défense colombien annonça avoir abattu plusieurs membres des FARC-EP, au cours d’une opération menée dans une zone rurale de San Vicente del Caguán (5). Mais il omit d’informer sur l’assassinat de plusieurs civils mineurs lors de l’attaque. À la suite des révélations faites à ce sujet au Congrès colombien (6), le ministre de la Défense, Guillermo Botero, fut contraint à la démission le 7 novembre 2019.
Or, cette polémique remonte dans le temps. En mai 2019, un article du New York Times a révélé que « le commandant de l’armée colombienne […] a ordonné à ses troupes de doubler le nombre de criminels et de guérilleros qu’ils tuent, capturent ou forcent à se rendre au combat ; et d’accepter éventuellement une augmentation du nombre de victimes civiles au cours du processus […] » (7) La qualification des FARC-EP par l’exécutif colombien, non plus en tant que « guérilla » mais désormais comme un groupe « narcoterroriste » pourrait marquer un point d’inflexion dans le conflit armé en Colombie. En effet, la belligérance accordée à ce groupe insurgé dans le cadre du droit international (8) a permis qu’en 2012, pendant la présidence de Juan Manuel Santos, des représentants de l’État colombien et des FARC-EP aient pu s’asseoir ensemble à La Havane pour étudier une solution négociée à leur conflit, avec la médiation des gouvernements de la Norvège, de Cuba, du Chili et du Vénézuéla.
Suivant les positions de l’actuel gouvernement, les FARC-EP ne seraient donc plus un sujet apte à une négociation politique. Une vision qui met en lumière la filiation du président Duque avec son mentor et père politique Álvaro Uribe, lequel, pendant sa présidence (2002-2010), prétextait la résolution du conflit interne via l’anéantissement des groupes insurgés par la voie armée, tout en étant l’allié de groupes paramilitaires, généralement liés au narcotrafic (9). Durant ses mandats, le président Uribe se retrouva empêtré dans les fameux scandales de la « parapolitique », des « faux positifs », des « fausses démobilisations des paramilitaires », du « carrousel des notaires », des « chuzadas »… Paramilitaires, narcotrafiquants, « parapoliticiens », guérilleros… tous investis dans un rapport de forces pour le contrôle du territoire et le pouvoir politico-économique du pays, au milieu duquel la population paye depuis longtemps les frais. Selon le rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, à la fin 2018, les Colombiens sont la deuxième plus grande communauté de déplacés forcés au monde, avec 8 millions de personnes, pour la plupart (98 %) au sein du pays. Un chiffre seulement devancé par les 13 millions de Syriens déplacés (10).
La transgression des frontières dans une logique de « guerre contre les terroristes »…
Revenons à la réaction du gouvernement colombien le 29 août dernier — suite à l’annonce de reprise des armes faite par les FARC-EP —, qui qualifiait de « dictature » le gouvernement vénézuélien, l’accusant d’abriter et de soutenir des narcoterroristes. Si ces affirmations ne sauraient annoncer l’imminence d’un conflit armé entre la Colombie et le Vénézuéla [voir p. 28], elles n’en dressent pas moins une vitrine du niveau d’hostilité entre l’uribisme (11), allié objectif du paramilitarisme, et le chavisme, sur lequel les guérillas d’extrême gauche sont idéologiquement alignées, tout en en étant stratégiquement éloignées. En 2008, Álvaro Uribe, alors à la tête de l’exécutif colombien, commanda l’opération « Phoenix », soutenue par la CIA et le ministère de la Défense
des États-Unis, selon les révélations faites par le Washington Post en 2013 (12). L’objectif était d’attaquer un camp clandestin présumé des FARC-EP, situé dans une zone à la végétation dense, à deux kilomètres de la frontière sud colombienne, en territoire équatorien. L’assaut s’est soldé par la mort de 22 guérilleros parmi lesquels Raúl Reyes, considéré comme le numéro deux des sept membres du secrétariat des FARC-EP. Un groupe d’étudiants de l’Université nationale autonome du Mexique, présents dans le camp au moment des faits, a également été victime des ondes expansives lors du bombardement (13). L’attaque avait alors provoqué une crise diplomatique de portée régionale, liée, d’une part, à la violation par la Colombie de la souveraineté territoriale de l’Équateur et à l’assassinat de civils mexicains, et d’autre part, à la présence illégale des FARC-EP en Équateur, un groupe considéré comme terroriste par l’uribisme.
Si l’on insiste en qualifiant les FARC-EP de terroristes, c’est, entre autres raisons, parce que cela permet à l’État colombien de s’inscrire dans l’interprétation de l’usage licite de la force contre des acteurs non étatiques proposée par les États-Unis. Concrètement, suivant le Washington Post : si un groupe terroriste opère dans un pays qui ne peut ou ne veut pas l’arrêter — en l’occurrence l’Équateur —, le pays attaqué — en l’occurrence la Colombie — a le droit de se défendre par la force, même si cela implique la transgression de la souveraineté d’un autre État. Sous la caution des interprétations juridiques étasuniennes imprégnées par la doctrine Bush, Uribe a donc considéré l’attaque opérée en envahissant le territoire équatorien comme un acte de légitime défense, en contrevenance avec le droit international en vigueur.
Au Vénézuéla, la réaction ne se fit pas attendre : « La Colombie a envahi l’Équateur, a bombardé le territoire équatorien et maintenant, elle dit qu’elle n’a rien fait de mal, qu’elle fait usage d’un principe de «légitime défense». Demain ou après-demain, elle pourrait faire la même chose avec nous. Ce serait le commencement d’une guerre en Amérique du Sud. Car s’il vous vient à l’esprit de faire de même au Vénézuéla, président Uribe, je vous envoie des Sukhoi, collègue, tenez-vous-le pour dit ! » Telle a été la mise en garde du président vénézuélien de l’époque, Hugo Chávez, en même temps qu’il ordonnait la mobilisation de dix bataillons vers la frontière et le retrait de tout le personnel de l’ambassade vénézuélienne à Bogota (14).
… pourrait être le détonateur d’un conflit de haute intensité dans la région
La frontière qui sépare la Colombie et le Vénézuéla, longue de 2219 kilomètres, est un territoire poreux qui constitue une importante zone grise, tout comme les 586 kilomètres de frontière entre la Colombie et l’Équateur, au travers de laquelle des flux souvent non contrôlés de personnes, mais aussi de marchandises, circulent. C’est notamment le cas avec la contrebande d’essence vénézuélienne, une denrée très bon marché dans ce pays, ou de cocaïne, dont le territoire colombien concentre la plus grande production au monde, toujours avide de nouvelles routes pour son exportation.
Les acteurs du conflit dit « interne » en Colombie n’ont probablement jamais été circonscrits à la seule géographie colombienne. C’est pourquoi la vision communément prônée par l’uribisme, celle d’aller chasser les « terroristes » où qu’ils se trouvent, sera nécessairement traduite par de nouvelles transgressions des frontières.
Dans un contexte de polarisation politico-idéologique à l’échelle du continent et à un moment de fortes tensions bilatérales, toute incursion militaire au Vénézuéla — dont la puissance de feu reste importante — court le risque d’être le déclencheur d’un conflit de haute intensité dans la région. Dans une telle contingence, les guérillas et les groupes paramilitaires ont depuis longtemps respectivement désigné leurs rivaux et leurs alliés.
Suivant les positions de l’actuel gouvernement, les FARC-EP ne sont plus un sujet apte à une négociation politique.