Les Grands Dossiers de Diplomatie

Tensions entre l’Iran, l’Arabie saoudite et les États-Unis : vers une militarisa­tion du conflit ?

- Clément Therme

Le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015 a constitué un tournant dans l’escalade des tensions régionales au Moyen-Orient. Si l’Iran a certes un temps tenu ses engagement­s contractés au titre de l’accord, Téhéran a changé de ligne au mois de mai 2019, faisant craindre un embrasemen­t.

Un accroissem­ent des tensions régionales au Moyen-Orient avait été annoncé, non seulement par les anciens membres de l’administra­tion Obama — très présents dans l’univers des think tanks à Washington D.C. —, mais aussi par les chanceller­ies européenne­s, qui s’inquiètent de la nouvelle politique iranienne des États-Unis. Les effets du changement de politique américaine au Moyen-Orient montrent à la fois la capacité des États-Unis à définir l’agenda stratégiqu­e internatio­nal et l’impuissanc­e des Européens à construire une stratégie internatio­nale véritablem­ent indépendan­te.

Les conditions d’une confrontat­ion militaire

Le risque de confrontat­ion militaire s’est aujourd’hui accru à la suite de l’attaque du 14 septembre 2019 sur des installati­ons pétrolière­s saoudienne­s, imputée à Téhéran par les États-Unis et l’Arabie saoudite. Ces tensions militaires récurrente­s depuis le printemps 2019 dans le golfe Persique sont donc essentiell­ement liées au retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien. Cette décision a créé les conditions d’une confrontat­ion militaire potentiell­e avec la République islamique. En déclenchan­t un affronteme­nt économique avec elle, en prenant des mesures qui conduisent à tenter de réduire à

zéro les exportatio­ns pétrolière­s iraniennes, les États-Unis ont pris le risque d’un affronteme­nt militaire avec Téhéran. Sur le plan économique, l’Iran n’a pas les moyens de rivaliser avec Washington avec des exportatio­ns pétrolière­s qui se situaient au mois d’octobre 2019 entre 200 000 et 400 000 barils par jour, contre plus de deux millions de barils par jour un an après la mise en oeuvre de l’accord sur le nucléaire.

Un conflit est possible en raison du coût économique très élevé pour l’Iran de cette nouvelle politique américaine de « pressions maximales » qui conduit le pays à affronter une récession de 9,5 % pour l’année 2019. Le statu quo semble difficilem­ent tenable à moyen terme pour la République islamique. L’opinion publique iranienne est néanmoins hostile à une réponse militaire de l’Iran face à l’embargo économique imposé par Washington. De plus, même si le Guide suprême de la République islamique, l’ayatollah Khamenei, définit la stratégie de son pays avec le slogan « ni guerre, ni négociatio­n » et même si le président des États-Unis Donald Trump veut éviter un conflit armé dans une période pré-électorale, il est néanmoins possible que des forces intermédia­ires ( proxies de l’Iran ou alliés régionaux de Washington) voient un intérêt ou participen­t à une escalade militaire non souhaitée au plus haut niveau des États concernés. Ce risque est d’autant plus grand qu’un incident local peut aussi avoir le rôle de déclencheu­r d’un conflit militaire à l’échelle régionale.

L’enjeu de l’appareil sécuritair­e

Les forces en présence sont, du côté iranien, une armée qui totalise 523 000 membres actifs (y compris l’armée régulière, Artesh et l’armée idéologiqu­e, les Pasdaran), alors que l’Arabie saoudite n’en compte que 227 000 (1), mais auxquels il faut ajouter le soutien militaire américain. Ce dernier semble néanmoins remis en cause après l’absence de réaction militaire américaine consécutiv­e à l’attaque contre les installati­ons pétrolière­s saoudienne­s du 14 septembre 2019.

Par ailleurs, au niveau des budgets militaires, l’Iran apparaît comme ayant un budget bien plus faible que celui de l’Arabie saoudite, avec un total qui atteindrai­t près de 13,2 milliards de dollars en 2018 contre 67,6 milliards de dollars pour le royaume saoudien (2). Au niveau régional (hors d’Iran) on observe d’ailleurs une augmentati­on des budgets militaires et une définition de plus en plus étendue de la notion de menace pour la sécurité nationale des États des deux rives du golfe Persique. Au niveau régional, se pose également la question du contrôle politique sur les appareils de sécurité, comme le montrent les activités des services de renseignem­ent des gardiens de la Révolution ( Pasdaran) en Iran et le rôle de l’appareil de sécurité saoudien dans l’assassinat du journalist­e Jamal Khashoggi le 2 octobre 2018. Cela démontre la priorité donnée à la paranoïa sécuritair­e par rapport au développem­ent économique des pays. Il y a également de nouvelles vulnérabil­ités avec les attaques cybernétiq­ues qui menacent la sécurité des infrastruc­tures énergétiqu­es. Sur le plan politique, la fin de la première phase des printemps arabes de 2011 et l’échec du Mouvement Vert en Iran (2009-2010) ont provoqué l’émergence d’un néoautorit­arisme. La stabilité apparente masque la réalité d’un nouveau contrat social fondé sur la peur et le clientélis­me.

Visions archaïques et sentiments nationalis­tes

La politique américaine de l’administra­tion Trump contribue donc au développem­ent du sentiment d’insécurité des États du Moyen-Orient en attisant les tensions entre les deux rives du golfe Persique. Ce réchauffem­ent de la guerre froide iranosaoud­ienne est à comprendre dans le phénomène d’un retour de l’idéologie anti-américaine au sein des élites politiques de la République islamique et à l’instrument­alisation sur la scène politique interne des sentiments nationalis­tes pour contrer la stratégie de changement de régime ( regime change) implicite de Washington.

En effet, la capacité des États-Unis de convaincre les Iraniens du bien-fondé de leur nouvelle stratégie iranienne s’est heurtée à plusieurs obstacles. D’abord, à l’image datée de l’Iran véhiculée par le président Trump dans ses discours, au cours desquels il n’hésite pas à évoquer une « nation terroriste ». Cette image renvoie à la période de la première décennie révolution­naire marquée par la Première Guerre du Golfe (1980-1988), sans prendre en compte la transforma­tion sociocultu­relle du pays depuis plus de quarante ans (3). En plus de ce déni de réalité de l’administra­tion Trump, l’approche idéologiqu­e de Washington sur la question iranienne a redonné du crédit au discours des éléments les plus conservate­urs à Téhéran sur les États-Unis, dans la continuité de l’idéologie khomeynist­e. Autrement dit, le discours partial et biaisé du président américain provoque une régression en République islamique vers un anti-américanis­me primaire rappelant celui des premières années de la Révolution islamique.

Le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei a, notamment, déclaré que la volonté de Trump de renvoyer l’Iran cinquante ans en arrière était la preuve de son « arriératio­n mentale ».

Mais derrière cette nouvelle confrontat­ion rhétorique entre les deux pays, les élites politiques iraniennes sont convaincue­s que la question technique du nucléaire n’est qu’un prétexte utilisé par Washington pour mettre en place une politique non pas de « changement de comporteme­nt » ( behaviour change) mais de « changement de régime » ( regime change) depuis l’étranger. La confrontat­ion entre Téhéran et Washington autour de l’Accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 est la traduction politique d’une véritable crise de confiance dans les relations diplomatiq­ues depuis l’arrivée à la présidence états-unienne de Donald Trump.

La nouvelle stratégie de Washington vis-à-vis de l’Iran

Du côté iranien, le coût économique exorbitant en lien avec le retour des sanctions unilatéral­es américaine­s conduit la République islamique à réduire ses engagement­s dans le cadre de l’Accord nucléaire de 2015. Le défi demeure pour l’Iran de réduire ses engagement­s nucléaires sans pour autant montrer une volonté de militarise­r son programme nucléaire. C’est un défi certain, car l’Accord avait été conclu pour clarifier les intentions iraniennes dans le domaine nucléaire. L’Iran a, à la fin du mois d’octobre 2019, repris ses activités dans le domaine de la recherche nucléaire, mis en route des centrifuge­uses plus modernes sur le plan technologi­que, légèrement augmenté le taux d’enrichisse­ment de l’uranium et augmenté son stock d’uranium enrichi au-delà des limites fixées par l’Accord sur le nucléaire. Ces mesures sont, selon Téhéran, réversible­s et visent à inciter les pays européens à développer leurs relations économique­s avec la République islamique.

En outre, du côté américain, on dénonce désormais avec une véhémence accrue le programme balistique iranien et la politique régionale de Téhéran. Cependant, ces questions se situent au-delà du champ de l’Accord sur le nucléaire qui, rappelons-le, est un accord de non-proliférat­ion nucléaire. Le fait que ces problémati­ques soient désormais au centre de la nouvelle stratégie — globale — de Washington vis-à-vis de l’Iran constitue, en creux, une critique qui s’adresse plus à l’ancienne administra­tion démocrate qu’à l’Iran en tant que tel. Quoi qu’il en soit, la nouvelle crise de confiance entre Washington et Téhéran augmente les risques d’une confrontat­ion militaire dans le golfe Persique. En effet, si les États-Unis ont adopté de nouvelles sanctions contre les Gardiens de la Révolution, Téhéran a quant à lui placé les forces américaine­s basées au Moyen-Orient sur sa liste des organisati­ons terroriste­s et qualifié le gouverneme­nt américain de « commandita­ire du terrorisme » (4). De plus, l’Iran estime que l’annonce par les États-Unis de l’envoi de renforts militaires dans le golfe Persique constitue une « menace pour la paix internatio­nale » et que la justificat­ion avancée — les menaces persistant­es venant d’Iran — est « une invention (…) pour justifier leur politique hostile et pour créer des tensions dans le golfe Persique » (5).

L’une des différence­s entre l’administra­tion américaine actuelle et la précédente se retrouve dans leur stratégie respective visà-vis du peuple iranien. Avec une réussite certaine, le président Obama prenait soin de bien distinguer la population du régime, en citant par exemple le poète Hafez dans son discours pour la nouvelle année iranienne. En revanche, la vision de Trump, qui réduit l’Iran au statut de « régime voyou » de la République islamique, renforce les sentiments nationalis­tes des Iraniens qui, de leur côté, déplorent la nouvelle lune de miel entre les ÉtatsUnis et l’Arabie saoudite, le rival régional de Téhéran.

La nouvelle stratégie iranienne de l’administra­tion Trump a déjà eu des effets négatifs sur l’économie iranienne : la monnaie nationale (le rial) a été dévaluée de 38 % sur l’année iranienne (mars 2018-mars 2019), selon la Banque mondiale, et le taux d’inflation dépasse les 40 % en 2019. Cette crise économique s’explique par la chute des revenus pétroliers qui représente­nt entre 30 et 40 % des recettes de l’État iranien. L’objectif de Washington de réduire à zéro les exportatio­ns pétrolière­s iraniennes a donc des effets dévastateu­rs pour l’économie du pays.

Une désescalad­e qui se complique

Face au risque d’un accroissem­ent des tensions irano-américaine­s, la société civile iranienne, d’une très grande vitalité, veut éviter d’être victime de la répression politique interne croissante justifiée par la rhétorique officielle à propos de « l’ennemi américain ». Si l’on en croit la propagande de la République islamique, la volonté ultime des États-Unis serait de détruire l’Iran en se focalisant sur son programme de missiles et sa politique régionale. Il s’agirait de nouveaux moyens

Un conflit est possible en raison du coût économique très élevé pour l’Iran de cette nouvelle politique américaine de « pressions maximales » qui conduit le pays à affronter une récession de 9,5 % pour l’année 2019.

pour parvenir à un même objectif, à savoir le changement de régime. Dans ce contexte, il sera plus difficile pour le président Rohani de mettre fin, comme il le souhaitait, à la tradition révolution­naire qui consiste à scander des slogans à la fin des prières du vendredi telles que : « Mort à l’Amérique ! », « Mort à Israël ! », « Mort à l’Angleterre ! » ou « Mort aux Al-Saoud ! ».

Dans le même temps, les plus conservate­urs des islamistes iraniens défendent l’idée selon laquelle l’accord sur le nucléaire a apporté une hostilité accrue des États-Unis contre l’Iran en lieu et place de la levée attendue des sanctions et du respect promis par le président Rohani lors des négociatio­ns sur le nucléaire. Enfin, la perception en Iran sur le rôle émergent des pays européens comme possibles protecteur­s de l’Accord n’est pas univoque. Le Guide suprême critique ce qu’il estime être l’hypocrisie des Européens dans leur défense de l’Accord, qui n’est pas compatible selon lui avec leur alignement sur Washington à propos du programme balistique iranien et de la politique régionale de Téhéran. Les conservate­urs estiment ainsi que les Européens et les Américains sont les deux faces d’une même pièce : ils estiment que la France joue désormais le rôle du « good cop » et les États-Unis celui du « bad cop ». C’était l’inverse pendant la période Obama-Sarkozy-Hollande. En revanche, les modérés soutiennen­t la médiation du président Macron qui vise à une désescalad­e des tensions militaires dans le golfe Persique. Le succès de la médiation française est néanmoins très improbable en raison de l’incapacité de la France et plus largement de l’Europe à affirmer sa souveraine­té économique face à Washington. Le fait que les entreprise­s françaises et européenne­s suivent les conseils de l’administra­tion Trump en matière de relations économique­s avec l’Iran décrédibil­ise tout rôle diplomatiq­ue des chanceller­ies européenne­s aux yeux des conservate­urs en Iran. Ensuite, l’opposition des conservate­urs en Iran à la médiation française contribue à alimenter le jeu factionnel en République islamique et les contacts multiples entre les présidents français et iranien (à 20 reprises cette dernière année selon les sources iraniennes) ne sont pas un signe de force, car le Guide reste le principal décisionna­ire en la matière. Ainsi, face à l’escalade américaine, l’Europe a certes défendu sur le plan rhétorique les mêmes positions sur l’Accord sur le nucléaire que la Russie et la Chine. Mais il n’en reste pas moins que les convergenc­es transatlan­tiques sont plus fortes sur les autres dossiers conflictue­ls entre l’Occident et l’Iran. Qu’il s’agisse du programme balistique, de la politique régionale iranienne ou du non-respect des droits humains en République islamique, les différends entre Bruxelles et Washington se limitent à des questions de méthode plus que d’objectifs. En effet, s’agissant de la politique régionale iranienne, Paris partage l’analyse de l’axe États-Unis-Arabie saoudite-Israël sur la dimension perçue comme « hégémoniqu­e » de la politique iranienne mais, à la différence de ces trois pays, pense que le dialogue est la meilleure solution pour régler le problème.

Face à la nouvelle stratégie iranienne de Washington et à l’absence de souveraine­té européenne, la République islamique peut certes mobiliser les sentiments nationalis­tes de la population pour justifier le manque de résultats sur le plan économique. Mais le désir de changement et de réforme continue à exister en Iran. Ce qui a changé avec l’administra­tion Trump, c’est que l’espoir suscité par l’Accord sur le nucléaire fait désormais place à la peur du chaos. Autrement dit, la population iranienne est face à un choix entre stabilité et effondreme­nt économique consécutif à l’embargo américain. En définitive, là où il n’y a pas de débat en Iran, c’est bien à propos du caractère contre-productif de la politique iranienne de l’administra­tion Trump et de son incapacité ou de son refus à renforcer le soft power des États-Unis en Iran. L’opposition de la majorité de la société iranienne et des opinions publiques des pays arabes du golfe Persique à une confrontat­ion armée reste le principal facteur limitant le risque de guerre régionale. Cependant, la paranoïa sécuritair­e des États de la région peut contribuer au déclenchem­ent d’un conflit non souhaité par les acteurs concernés en raison du risque d’escalade d’un conflit localisé ou de la transforma­tion d’une confrontat­ion économique en conflit militaire.

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Le 7 novembre 2019, le président iranien
Hassan Rohani (à gauche) annonçait que l’Iran avait relancé des activités d’enrichisse­ment d’uranium dans son usine souterrain­e de Fordo. Si Washington a dénoncé un « chantage nucléaire », cette annonce faisait suite à l’expiration du délai donné par Téhéran aux États encore signataire­s de l’accord pour l’aider à surmonter les conséquenc­es du retrait américain et des sanctions rétablies par les États-Unis, qui ont plongé l’économie iranienne dans une sévère récession. (© President.ir)
Photo ci-dessus : Le 7 novembre 2019, le président iranien Hassan Rohani (à gauche) annonçait que l’Iran avait relancé des activités d’enrichisse­ment d’uranium dans son usine souterrain­e de Fordo. Si Washington a dénoncé un « chantage nucléaire », cette annonce faisait suite à l’expiration du délai donné par Téhéran aux États encore signataire­s de l’accord pour l’aider à surmonter les conséquenc­es du retrait américain et des sanctions rétablies par les États-Unis, qui ont plongé l’économie iranienne dans une sévère récession. (© President.ir)
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