Les Grands Dossiers de Diplomatie
Yémen : l’amorce d’une désescalade en 2020 ?
Entretien avec François Frison-Roche, chercheur au CNRS (CERSA – Université Paris 2) et ancien directeur du projet français d’aide à la transition du Yémen (2012-2014).
Le Yémen est en proie depuis 2014 à un conflit où se superposent des enjeux confessionnels, tribaux, politiques et internationaux. Quelle est la situation sécuritaire sur le terrain en cette fin d’année 2019 ? F. Frison-Roche : La situation sécuritaire demeure très préoccupante dans la mesure où il continue à y avoir, au Nord, un certain nombre d’engagements militaires, connus ou probables. Mais il semble que nous soyons actuellement témoins d’une désescalade manifeste. En effet, selon l’ONU, les bombardements saoudiens seraient moins nombreux dans le Nord. Par ailleurs, la situation serait semble-t-il stabilisée autour du port d’Hodeïda, où les aides humanitaires et médicales peuvent être déchargées. Enfin, à la suite de l’accord de Riyad entre le gouvernement légitime et les milices indépendantistes du Sud, la tension serait en train de retomber et il n’y aurait plus de combat militaire dans le Sud du pays. Le 26 novembre, la coalition sous commandement saoudien a annoncé qu’elle libèrerait 200 rebelles yéménites houthis et qu’elle autoriserait le transport de patients nécessitant des soins médicaux depuis l’aéroport de Sanaa. En parallèle, l’émissaire de l’ONU au Yémen, Martin Griffiths, saluait la baisse des attaques menées par les Houthis contre l’Arabie saoudite. Comment expliquer cette évolution de la situation ? Après cinq ans de combats acharnés de part et d’autre, la situation est en effet en train d’évoluer. Cela est dû en partie à l’Arabie saoudite, qui a certainement compris, après les attaques contre ses installations pétrolières en septembre dernier, qu’elle ne pourrait pas gagner militairement sur le terrain. Par ailleurs, il y a manifestement eu des pressions internationales pour que Riyad change de positions, d’autant plus que le royaume saoudien doit accueillir le G20 en 2020, et qu’elle souhaite développer activement son tourisme. L’Arabie saoudite est aujourd’hui confrontée à des Houthis qui peuvent — avec probablement une aide extérieure — envoyer des drones. Si un tel événement venait à perturber le G20, ou le Paris-Dakar — qui sera organisé dans le Royaume en 2020 —, cela mettrait l’Arabie saoudite dans une position très délicate devant la communauté internationale. Les choses devaient donc évoluer. Cette évolution pourrait aussi s’expliquer par des contacts plus ou moins secrets entre l’Arabie saoudite et les Houthis, qui constitueraient l’amorce d’un dialogue. Il y aurait également des contacts par l’intermédiaire du Sultanat d’Oman. Tous ces éléments, distillés au compte-goutte et difficilement vérifiables, attestent, semble-t-il, d’une évolution plutôt positive de la situation.
Selon un ancien ambassadeur américain au Yémen, cette guerre coûterait en 3 et 4 milliards de dollars par mois à l’Arabie saoudite. Au bout de cinq ans, l’addition commence à être lourde et le royaume saoudien se dit probablement qu’il doit sortir de ce bourbier yéménite d’une manière ou d’une autre, et si possible sans perdre la face. Ce sera difficile.
Se dirige-t-on vers une trêve ?
Je ne sais pas si l’on peut réellement parler, déjà, de trêve. En effet, il faut bien prendre en compte que du côté houthi, la chaîne de commandement militaire n’est pas toujours respectée. Ainsi, à l’échelon local, les ordres émis par les décisionnaires politiques ne sont pas forcément ceux attendus sur le terrain. Par ailleurs, au sein même des Houthis, il existerait des dissensions entre des groupes jusqu’au-boutistes et d’autres factions qui seraient pour une solution négociée. Notons également que si l’Arabie saoudite a libéré des Houthis, la réciproque est vraie, puisque les Houthis ont également libéré des prisonniers. Il y a donc bien de part et d’autre des gestes qui laissent supposer « le début du commencement » d’une forme d’apaisement de la situation. Il faudra voir ce que cela donne et il faut aussi garder en mémoire que cela ne concerne que la situation dans le Nord du Yémen.
Dans le Sud, où les séparatistes ont remis au goût du jour la revendication indépendantiste, l’Arabie saoudite a également repris la main après que les Émirats arabes unis (ÉAU) lui aient manifestement volontiers cédé la gestion d’un certain nombre de responsabilités sur le terrain, dont la sécurité de la ville d’Aden. Les milices indépendantistes, qui sont totalement dépendantes d’une aide financière et militaire des Émirats, ont bien été obligées de signer à Riyad le 5 novembre dernier (1) cet accord de partage du pouvoir. Maintenant, on verra si ces accords, qui comportent des mesures floues, vont être respectés. Si tout se passe bien, le futur gouvernement devrait compter autant de ministres du camp indépendantiste que de ministres du camp pro-Hadi (2). Par ailleurs, il faudra également surveiller si, sur le terrain, les commandants locaux des milices indépendantistes obéissent aux consignes qui leur seront données. Enfin, il y a des interrogations sur un point de l’accord : les milices sont supposées passer sous le contrôle du nouveau gouvernement, et donc du président Hadi. C’est ce qui est prévu sur le papier, reste à voir si cela sera le cas en pratique.
Enfin, il faut aussi prendre en compte l’instauration dans ce pays, en guerre depuis cinq ans, d’une véritable économie parallèle. Cette dernière profite à un certain nombre de personnes qui n’ont pas envie de devenir les perdants du conflit. Ils ont parfois acquis chèrement leur position et attendent inévitablement un « retour sur investissement ». C’est un élément qu’il faudra prendre en considération lorsqu’il s’agira de trouver un règlement politique au conflit.
Il semble que nous soyons actuellement témoins d’une désescalade manifeste.
Bien sûr, de par ses capacités financières, l’Arabie saoudite peut tout à fait acheter une « apparence de paix » auprès des tribus yéménites dans le Sud du pays. Reste à savoir combien de temps cela peut durer.
Quid de l’avenir de cette volonté indépendantiste du Sud-Yémen ? Est-ce l’inévitable foyer d’un prochain conflit ?
C’est une question que l’on peut se poser. Car depuis la signature des accords de Riyad, il faut « officiellement » compter avec un nouvel acteur dans le dossier yéménite : les indépendantistes du Sud-Yémen. Il est vrai que Riyad accepterait mal une nouvelle séparation du Yémen (3). Ce ne serait pas du tout dans son intérêt de se retrouver avec un Yémen du Nord beaucoup plus peuplé et un Yémen du Sud sur lequel elle n’aurait pas ou peu d’influence. Ces accords marquent à la fois une reconnaissance des revendications d’indépendance du Sud, et constituent une complication supplémentaire qu’il faudra prendre en considération lors d’un règlement politique global. En parallèle, que vont devenir les milices qui ont été soutenues par les Émirats, et qui le sont sans doute encore ? Ces derniers ont en effet annoncé qu’ils se retiraient du Yémen et qu’ils remettaient à l’Arabie saoudite la gestion de la situation dans le Sud du pays. Cette situation pourrait constituer pour Riyad un cadeau empoisonné. Les Saoudiens pourraient en effet avoir du mal à gérer la situation dans le Sud du pays qui leur est beaucoup moins familière. Al-Zoubaidi, qui dirige le Conseil de Transition du Sud, vit à Abou Dabi, aux Émirats. Il y a également le fils d’Ali Abdallah Saleh — l’ex-Président, qui a dirigé le Yémen de 1978 à 2012, dont le nom reste dans certaines régions et auprès de certaines tribus relativement influent —, qui est lui aussi installé à Abou Dabi. Représente-t-il une carte que les Émirats gardent dans leur manche ? Bien sûr, de par ses capacités financières, l’Arabie saoudite peut tout à fait acheter une « apparence de paix » auprès des tribus yéménites. Reste à savoir combien de temps cela peut durer. Se pose également la question de savoir quelle est la stratégie de Riyad : les Saoudiens attendent-ils que le G20 passe (4), en faisant preuve de « bonne volonté » jusque-là ? Il faut évidemment garder l’espoir d’une évolution positive de la situation, mais il existe quand même de grosses interrogations, notamment concernant la situation dans le Sud du pays. Paradoxalement, il sera peut-être plus facile pour Riyad de régler la situation avec les Houthis qu’avec les indépendantistes du Sud. Localement, il est important de ne pas sous-estimer, je le répète, l’influence de l’argent — d’où qu’il vienne — dans ce conflit.
En septembre dernier, deux sites pétroliers majeurs de l’entreprise saoudienne Aramco étaient pris pour cible par une attaque de drones revendiquée par des Houthis. Que sait-on aujourd’hui de cette attaque, qui semble avoir précipité la volonté de l’Arabie saoudite de sortir du bourbier yéménite ?
Aujoud’hui, la question se pose encore de savoir qui a véritablement envoyé ces missiles et ces drones en Arabie saoudite et d’où ils sont vraiment partis. Or, il faut bien avoir à l’esprit que la région compte de nombreuses installations militaires étrangères — américaines, françaises, britanniques — disposant d’équipements et de capacités de renseignement multiples et très sophistiqués. Et il n’y aurait personne en capacité de nous dire aujourd’hui d’où sont partis ces missiles ? On sait certainement ce qui s’est passé, mais personne ne semble vouloir le dire. Cette absence de réponse sans preuves est troublante… Plusieurs hypothèses ont été avancées. Certains ont parlé d’un lancement depuis le Koweït. Cela supposerait que ces missiles soient passés près de la base américaine au Qatar. D’autres ont avancé la possibilité de
Les Houthis ont aussi compris que ce n’est pas l’Iran qui financera la reconstruction du Yémen et qu’il va donc falloir faire appel aux riches monarchies pétrolières de la péninsule Arabique.
tirs depuis le territoire iranien. Là encore, il est difficilement crédible que les capacités de détection installées dans la zone aient pu laisser passer des missiles au-dessus du golfe Persique. Si c’était le cas, cela signifierait qu’il y a manifestement de très gros problèmes au niveau des capacités occidentales de renseignement. Il ne resterait donc plus que la possibilité de tirs effectués depuis la zone désertique entre le Yémen et l’Arabie saoudite. Mais là encore, cela laisserait supposer que les Houthis, avec l’aide des Iraniens évidemment, ont pu installer des dispositifs dans une zone où ils ne sont pas censés être en mesure de le faire. Cet attentat constitue un aveu terrible d’inefficacité de l’armée saoudienne, qui n’a pas su protéger des installations qui sont au coeur de l’économie du pays. Et que dire de l’incapacité flagrante des États-Unis à pouvoir défendre leur allié saoudien… ?
Que penser de cette inefficacité saoudienne à détecter l’attaque contre leur installation pétrolière ?
Cela en dit long sur la fragilité de l’armée et du système de défense du royaume saoudien, qui se veut pourtant le pilier de la défense occidentale dans la péninsule Arabique. Peut-être que les Saoudiens se pensaient capables de résister à toute attaque de par la supériorité technologique des armes qu’ils avaient achetées. Démonstration a été faite de leur incapacité à protéger leur principale richesse.
Quid du rôle réel ou supposé de l’Iran dans cette attaque ?
Il y a manifestement eu une aide iranienne, probablement pour fournir la logistique ou l’informatique nécessaire au guidage de ces missiles et de ces drones. Si l’on regarde les photos satellites des sites impactés, on peut constater qu’il n’y a pas eu d’énormes points d’impact sur les installations saoudiennes. Les charges explosives n’étaient donc pas très importantes. Il y a autour de cette attaque de réelles zones d’ombre qui suscitent, pour le moins, de nombreuses questions.
En juillet dernier, les ÉAU annonçaient un retrait partiel de leurs troupes et leur volonté de passer à une logique de paix. Ils ont de nombreux intérêts dans le Sud du pays, où ils ont pu développer leur influence. Quel peut être l’impact de la stratégie émiratie au Yémen ? Cette stratégie peut-elle aller à l’encontre de son partenaire saoudien ?
On pourrait d’abord rappeler que les Émirats ont obtenu ce qu’ils cherchaient au Yémen, à savoir des positions fortes sur les côtes du Sud du pays pour contrôler le golfe d’Aden. Ensuite, annoncer vouloir « passer à une logique de paix », c’est fournir avant tout des « éléments de langage ». Les ÉAU ont effectivement retiré des troupes, mais ils ne vont pas disparaître d’un coup du pays. Ils ont certainement pris des dispositions pour montrer aux milices indépendantistes que leur soutien financier leur confère une certaine influence. Il est possible que l’Arabie saoudite aille faire de la surenchère en sous-main. Mais, localement, la mouvance tribalo-politique acceptera-t-elle cette surenchère ? Rien n’est moins sûr.
Concernant cette potentielle rivalité entre Riyad et Abou Dabi, il faudra observer l’évolution des choses, et tenir compte du rapport de force politique entre les deux pays. En effet, Mohammed ben Salmane (MBS), prince héritier d’Arabie saoudite, est aux commandes du pays le plus important de la péninsule Arabique. Les ÉAU n’ont pas la même puissance et son dirigeant, Mohammed ben Zayed (MBZ), a sans doute du mal à élaborer aujourd’hui la politique qu’il va pouvoir mener demain.
En cas d’apaisement du conflit, quid de la reconstruction et de l’avenir du pays devenu le théâtre d’une catastrophe humanitaire sur un champ de ruines ?
Les Houthis ont certainement compris que cette situation pourrait les aider à négocier dans les meilleures conditions. En échange de l’arrêt du conflit, il faudra « passer à la caisse » et s’occuper de la reconstruction du pays. Les Houthis ont aussi compris que ce n’est pas l’Iran qui financera la reconstruction du Yémen et qu’il va donc falloir faire appel aux riches monarchies pétrolières de la péninsule Arabique. Mais tous les Houthis ne sont probablement pas sur la même ligne. Reste à savoir qui va prendre le pas sur l’autre : les jusqu’auboutistes ou ceux qui ont compris que la guerre ne pourra pas durer comme ça plus longtemps.
Enfin, comme l’a souligné l’ONU, on est confronté au Yémen à « la pire crise humanitaire au monde », et il va bien falloir que d’une manière ou d’une autre, une solution soit trouvée et financer l’aide nécessaire. Cela s’adresse notamment aux premiers pays concernés et à ceux qui sont le plus en mesure de payer, à savoir l’Arabie saoudite et les Émirats.
Entretien réalisé par Thomas Delage le 28 novembre 2019