Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le conflit syrien : une victoire militaire pour Damas, Moscou et Téhéran ?
Entretien avec Denis Bauchard, conseiller pour le Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (IFRI).
Le 23 octobre 2019, la Turquie annonçait la signature d’un accord historique avec la Russie, entraînant la fin de son offensive militaire contre les forces kurdes en Syrie. Le 13 novembre, Moscou annonçait de son côté le déploiement, à Qamichli, dans le Nord-Est de la Syrie — là-même où étaient basés les Américains —, d’une base d’hélicoptères et de missile sol-air. Est-ce que Moscou est aujourd’hui le maître des lieux en Syrie ? D. Bauchard : L’influence de la Russie en Syrie est ancienne : elle est déjà l’un des principaux points d’ancrage de l’URSS au Moyen-Orient. Moscou a donc continué les différentes coopérations qui avaient été mises en place avec Damas à l’époque soviétique. Il s’agit de coopération économique, mais aussi militaire. L’essentiel de l’armement syrien est d’origine soviétique ou russe. La Russie a envoyé également de nombreux conseillers en Syrie, qui ont noué de bons contacts avec la population : on compte 50 000 couples mixtes russo-syriens.
Il est clair que Moscou ne pouvait donc pas rester indifférent aux ambitions du président Erdogan vis-à-vis de la Syrie. Manifestement, l’offensive turque a été concertée avec la Russie, qui a délimité le champ de cette intervention en territoire syrien. L’accord de Sotchi du 22 octobre dernier précise d’ailleurs ces limites, à savoir une frange de 30 km le long de la frontière entre la Syrie et la Turquie, et la création de patrouilles mixtes pour veiller à ce que tout se passe bien.
La Russie est donc aujourd’hui, plus que jamais, « maître des lieux » en Syrie. Cela s’illustre notamment par l’installation d’une nouvelle base à Qamichli. Moscou y dispose déjà depuis longtemps de deux autres installations militaires majeures : la base navale de Tartous, sur la côte méditerranéenne, et celle plus récente d’Hmeimim, un peu plus au nord. Cependant, l’influence de Moscou n’est pas pour autant sans partage, car elle doit composer avec celle de Téhéran. Il y a eu entre la Russie et l’Iran une sorte de répartition des rôles. Téhéran a fourni essentiellement des troupes au sol, en partie avec l’envoi d’éléments de la force Al-Qods, et surtout via les milices chiites, parmi lesquelles on trouve en premier lieu le Hezbollah libanais, mais aussi le Hezbollah irakien et des milices afghanes chiites. De son côté, la Russie est intervenue essentiellement par des frappes aériennes massives à partir de
Manifestement, l’offensive turque a été concertée avec la Russie, qui a délimité le champ de cette intervention en territoire syrien.
2015. Elle a également envoyé au sol des effectifs de police militaire sans compter les mercenaires du groupe Wagner. Quid de l’influence en Syrie de Téhéran, autre grand soutien du régime de Damas, qui est aujourd’hui la cible de sanctions économiques de plus en plus fortes ? La relation entre l’Iran et la Syrie est également ancienne. Elle date de l’origine de la République islamique : une « alliance stratégique » a été conclue entre les deux pays. À l’époque, les deux capitales se trouvaient en effet isolées, en marge de la communauté internationale : elles entendaient être à la tête du « front du refus contre l’impérialisme américain ». Au moment des printemps arabes, l’Iran a émis quelques critiques à l’égard du régime syrien, en déclarant que ce dernier devait se démocratiser davantage. Mais dès que la situation s’est dégradée au détriment du régime en place, Téhéran a apporté une aide importante, au niveau économique et militaire. À partir de 2014, l’Iran a envoyé des troupes au sol, représentant un total d’environ 20 000 combattants, qui ont joué un rôle très important dans la reprise de certaines zones, en particulier à la frontière libanaise et à Alep. Plus récemment, l’Iran a essayé de mettre en place un certain nombre d’installations et de bases militaires en Syrie, qui sont, depuis début 2018, systématiquement la cible de l’armée israélienne. L’objectif d’Israël étant d’éviter que la République islamique ne s’implante en Syrie et ne constitue une menace supplémentaire pour sa sécurité.
Par ailleurs, il semble que la communauté sunnite syrienne supporte de plus en plus mal cette influence, avec des réactions anti-iraniennes de plus en plus nettes. Cette communauté craint aussi que des milices, voire des populations chiites irakiennes ou afghanes, ne s’installent dans le pays. En octobre dernier, la Turquie lançait une offensive — très critiquée — contre les forces kurdes de Syrie. Si l’offensive est aujourd’hui terminée, quelles sont les conséquences de cette incursion turque en Syrie ? Cette offensive n’a pas été une surprise. Dès le début des printemps arabes, en 2011, la Turquie a manifesté son « obsession kurde » [voir p. 46], c’est-à-dire la crainte de voir s’installer sur son flanc sud une région autonome, voire un Kurdistan indépendant syrien, et elle avait plaidé en faveur d’une no-fly zone, mais celle-ci n’a jamais été mise en place, notamment en raison de l’hostilité des États-Unis. Cette obsession s’explique par le fait que le PYD, le Parti de l’union démocratique, qui encadre les Kurdes syriens, est une émanation du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan : il a été fondé à l’initiative de ce dernier en 2003, avec la complaisance du régime syrien, qui à l’époque
accueillait Abdullah Öcalan — fondateur et chef du PKK. À partir de 2011, le PYD a développé des Unités de protection du peuple, les YPG, qui représentent une milice d’environ 40000 hommes, et qui se sont associés avec certaines tribus arabes pour former les Forces démocratiques syriennes (FDS). Ces FDS sont commandés par un général, Mazlum Abdi, qui commencé sa carrière au sein du PKK. Ceci explique les craintes des autorités turques vis-à-vis de son flanc sud, et aussi son objectif de contrer l’influence du PKK. Un second objectif est apparu plus récemment : celui de réimplanter dans le Nord de la Syrie des réfugiés syriens dont la présence est de plus en plus mal supportée par la population turque. Un objectif qui sera sans doute difficile à réaliser, car ces réfugiés syriens ne sont pas pour l’essentiel regroupés dans des camps. Ils se sont dilués dans la population turque, dans le Sud du pays mais aussi à Ankara et Istanbul. Est-ce que la réimplantation de réfugiés syriens dans le Nord de la Syrie a pour but de créer une zone tampon avec le Kurdistan syrien ? Le but est à la fois de créer une zone tampon, mais aussi d’arabiser encore plus une zone qui est revendiquée par les Kurdes, de façon à rendre plus difficile la réalisation des objectifs du PYD. Les Kurdes de Syrie doivent-ils définitivement abandonner leur rêve d’un Kurdistan autonome ? Ce rêve a été en partie réalisé puisque, jusqu’à une date récente, le PYD a mis en place dans les zones qu’il contrôlait « l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie », avec la création de conseils de communes ou d’une administration de l’enseignement publique répondant à la volonté des Kurdes d’affirmer leur identité. Mais la création de ce Rojava a probablement été une initiative imprudente : la Turquie y a vu une menace contre sa sécurité. La réaction du président Erdogan, soutenu par l’ensemble des partis politiques, à l’exception du HDP, le parti pro-kurde, et par l’opinion publique, a été brutale mais prévisible : tout président turc aurait probablement eu la même préoccupation.
L’instauration du Rojava a été une initiative d’autant plus imprudente qu’il n’y a pas de territoire kurde continu entre Afrin et Qamichli. Les Kurdes sont essentiellement regroupés dans trois enclaves différentes : Qamichli, Kobane et Afrin. Globalement, la population arabe représente environ la moitié de la population de cette zone. Ainsi la mise en place d’un Kurdistan autonome a été à la fois tactiquement maladroit vis-à-vis de la Turquie et peu réaliste compte tenu de la composition de la population locale sur ce territoire. Que reste-t-il concrètement de la présence américaine en Syrie, à la suite du retrait annoncé par Donald Trump ? Aujourd’hui, la situation reste confuse. On sait que la présence américaine était relativement peu importante, avec environ 2000 hommes comprenant à la fois des forces spéciales et des combattants recrutés par des SMP, les sociétés militaires privées. À l’époque d’Obama, il était déjà clair que les États-Unis ne souhaitaient pas s’engager plus avant en Syrie. En effet, pour eux, aucun intérêt majeur relatif à leur sécurité n’était en jeu. C’est avant tout la lutte contre l’EI qui a motivé leur intervention en Syrie. Dans cette optique, ils ont donc utilisé des supplétifs kurdes qu’ils ont armés et formés. Ceci a représenté pour Erdogan un chiffon rouge, voire un acte hostile, qui a contribué, avec d’autres sources de contentieux, à fortement dégrader ses relations avec Washington. On constate que le président Trump se trouve dans la continuité de la politique menée par son prédécesseur. Le retrait américain n’est pas vraiment une surprise. Il avait été annoncé dès décembre 2018. En revanche, la concrétisation de ce retrait suite à un tweet présidentiel — sans aucune concertation avec les alliés — a mis les Kurdes dans une position extrêmement difficile. Le tweet du 7 octobre, « Bring our soldiers home,
as quickly as possible » (1), était sans ambiguïté et conforme aux promesses faites lors de la campagne présidentielle de Donald Trump. Sous la pression à la fois d’une partie de l’establishment militaire américain — qui n’avait pas non plus été consulté — et d’Israël — peu rassuré par un retrait américain de Syrie —, une partie des troupes est restée sur place, notamment autour des champs pétroliers de Deir Ez Zor, et dans le Sud du pays, à Al-Tanf. La présence est avant tout symbolique, mais peut avoir provisoirement un effet dissuasif.
Enfin, il est clair que ce retrait américain, qui affecte la crédibilité de Washington, constitue un triple cadeau. C’est tout d’abord un cadeau à Moscou, qui voit partir l’essentiel des troupes américaines. C’est également un cadeau pour Bachar elAssad, qui a ainsi pu faire revenir sans combat ses troupes sur le territoire abandonné, et enfin un cadeau à l’Iran, qui profite naturellement de cette situation lui permettant d’utiliser la voie de la vallée de l’Euphrate pour asseoir son influence. Invité tout récemment à Washington, Erdogan a rencontré Donald Trump : cette rencontre aurait été, selon ce dernier, « wonderful », mais les graves désaccords, nombreux entre les deux pays, n’ont pas été réglés, qu’il s’agisse de la livraison par la Russie des S-400, de la question des kurdes, ou de l’extradition de Fethullah Güllen (2). Même si le Congrès américain est très remonté contre la Turquie, il n’est pas certain que cette dernière soit visée par de dures sanctions qui ne feraient qu’aggraver les contentieux existants.
Le retrait américain et l’influence iranienne en Syrie constituent des sources d’inquiétudes pour Israël. Que pense Tel Aviv de l’évolution récente des événements en Syrie ?
Israël est extrêmement préoccupé. Pour eux, depuis plusieurs années déjà, la menace ne vient plus des Palestiniens — dont le conflit est qualifié de « basse intensité » —, mais de l’Iran, qui représenterait une « menace existentielle ». Cette menace est vue à travers le Hamas ou le Djihad islamique, qui bénéficient d’une aide de la part de Téhéran, mais aussi et surtout du Hezbollah libanais [voir p.50] : celui-ci a organisé une place forte souterraine au Liban Sud, à leur frontière, et est doté d’équipements militaires menaçants : roquettes et missiles, y compris de moyenne portée. Israël cherche donc sinon à « éradiquer » le Hezbollah, tout au moins à contrer cette menace en empêchant que l’Iran ne s’installe durablement en Syrie. Israël multiplie donc depuis plusieurs mois les attaques en Syrie contre les installations militaires et autres cibles iraniennes, mais aussi contre tout ce qui s’apparente à une filière d’approvisionnement en armes du Hezbollah. Tsahal a mis en place, en concertation avec les États-Unis, un commandement unique pour tout ce qui concerne la lutte contre l’Iran. Enfin, au niveau de la doctrine militaire, Israël a développé le concept de CBW, ou campaign between wars, qui vise justement à éviter une guerre plus ostensible avec l’Iran qu’elle ne l’est déjà. Le but étant, sinon de faire disparaître totalement l’Iran de Syrie, tout au moins de l’éloigner le plus possible de ses frontières.
Le 27 octobre dernier, le président américain Donald Trump annonçait la mort d’Abu Bakr al-Baghdadi, dans la province d’Idleb. Que reste-t-il de Daech en Syrie aujourd’hui ? L’organisation a-t-elle encore un pouvoir de nuisance ?
Cet assaut contre le refuge du chef de l’EI est un événement assez surprenant. Il est en effet paradoxal que ce dernier se soit réfugié aussi près de la frontière turque, et surtout dans un lieu aussi éloigné de la zone d’influence de Daech, aux confins de la zone frontalière syro-irakienne. Mais l’élimination d’Al-Baghdadi est loin d’avoir réglé tous les problèmes. Il a été immédiatement remplacé et l’idéologie qu’il véhicule, notamment sur les réseaux sociaux, est toujours aussi meurtrière. En outre, des réseaux clandestins subsistent dans les villes qui ont été reprises, telles que Rakka ou Mossoul. Enfin, il existe toujours quelques dizaines de milliers de combattants qui n’ont pas été éliminés et qui se trouvent quelque part entre la Syrie et l’Irak.
Quid de la situation dans la province d’Idleb, que cherche à reconquérir le pouvoir syrien ?
Cette province est aujourd’hui la seule qui ne soit pas encore repassée sous le contrôle du gouvernement syrien. Pour Bachar el-Assad, comme pour Moscou, il s’agit d’un abcès de fixation qu’il faut très clairement éradiquer. Ce dernier concentre environ trois millions de personnes, dont la majorité est bien entendu composée de civils, mais qui compte aussi des combattants. Certains appartiennent à ce qui reste de l’Armée syrienne libre, mais la majorité sont des combattants djihadistes, regroupés sous le vocable « Hayat Tahrir alCham » (Organisation de libération du Levant), mais aussi affiliés à un autre groupe né de la scission du premier, dénommé « Hurras ad-Din » (Les Gardiens de la Religion), qui est manifestement lié à Al-Qaïda. Ces groupes de djihadistes représenteraient environ 30 000 combattants. La population civile rassemblée dans le gouvernorat d’Idleb est donc en quelque sorte otage des djihadistes qui veulent imposer leur ordre, ce qui n’est pas sans générer des tensions et des manifestations spontanées contre leur emprise.
Malgré la trêve qui avait été décidée lors d’une concertation entre la Russie et la Turquie, l’objectif est bien évidemment de reconquérir cette poche. Des attaques aériennes intermittentes ont lieu, mais elles seront inévitablement complétées par l’intervention de troupes au sol à une échéance assez proche. Malgré les appels de l’ONU et de gouvernements étrangers, la reconquête de cette poche d’Idleb risque d’être très violente.
Quelle est aujourd’hui la position de Damas sur la situation du pays ?
Grâce à l’appui russe et iranien, Bachar el-Assad a obtenu une victoire militaire au prix d’une répression extrêmement brutale, de plus 350 000 morts et sans doute de plus d’un million de blessés. Grâce à la Turquie, il a pu récupérer le Nord-Est du pays sans combat, dans la mesure où les Kurdes ont dû faire appel au régime syrien de peur de se faire écraser par les troupes turques. Il est également évident qu’il n’y a jamais eu de véritable rupture entre les Kurdes du PYD et le régime de Damas : l’armée syrienne a pu ainsi conserver, en plein coeur de la zone sous contrôle kurde, à Qamichli, une base militaire aérienne. La Syrie est aujourd’hui un pays sinistré économiquement et humainement. Au nombre de morts et de blessés s’ajoutent en effet 6 millions de réfugiés et 7 millions de déplacés internes. Les dommages sont considérables, notamment dans certaines grandes villes comme Homs ou Alep, détruites à peu près au tiers. Si le régime de Bachar el-Assad est victorieux, il est exsangue et aucune solution politique n’est perceptible à l’horizon. Un comité chargé de la préparation d’une future constitution a été mis en place par les Nations Unies, mais il devrait avoir les plus grandes difficultés à travailler pour trouver une solution politique viable de compromis. Or, tant qu’une solution politique n’aura pas été mise en place, l’avenir de la Syrie ne sera pas assuré.
Entretien réalisé par T. Delage le 18 novembre 2019