Les Grands Dossiers de Diplomatie
Irak : implosion sociale et réformes incertaines
Par Myriam Benraad (1), politiste, chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM, CNRS).
Depuis le 1er octobre 2019, une contestation populaire de grande ampleur prend place en Irak, dans la capitale, Bagdad, et ailleurs dans le grand Sud chiite. Plusieurs semaines après le début de ces manifestations — les plus violentes depuis l’invasion militaire américaine du printemps 2003 — et à l’issue d’une répression policière et militaire brutale, on recense des centaines de morts et des milliers de blessés. Cette explosion de colère rappelle toute la fragilité du nouveau gouvernement investi à la fin de l’année 2018 et jette la lumière, au niveau structurel, sur la crise profonde d’un État qu’il n’est pas excessif de qualifier de failli. Face à l’ampleur du mouvement, le Premier ministre Adel Abd al-Mahdi, privé de majorité parlementaire et qui faisait néanmoins consensus lors de sa nomination, se trouve sur la sellette. Il a en effet échoué à adopter les réformes politiques, sociales et économiques que le peuple réclame depuis de longues années, sans compter les pressions extérieures exercées sur lui — américaines et iraniennes —, qui ont également contribué à contrecarrer toute véritable dynamique de changement. Une colère populaire déjà ancienne en Irak Il serait erroné de voir dans ces manifestations l’expression d’une exaspération passagère ou très récente. Depuis longtemps, les mouvances protestataires se multiplient en Irak. En 2012-2013, elles concernaient les principales provinces sunnites où, à l’instar de leurs concitoyens chiites aujourd’hui, les habitants et dignitaires locaux dénonçaient leurs conditions de vie misérables et revendiquaient des réformes de la part du pouvoir central. Ce vaste mouvement protestataire s’est ensuite confirmé en 2015 lorsqu’à Bagdad, les Irakiens sont descendus dans la rue pour dénoncer l’absence de services et de perspectives. Au mois de septembre 2019, le facteur déclencheur était en l’espèce la décision du gouvernement de rétrograder un haut commandant de la guerre contre l’État islamique, le général Abd al-Wahab al-Saadi, membre des unités spéciales de lutte contre le terrorisme et icône nationale pour son héroïsme et son intégrité. Les manifestants n’ont pas manqué d’y voir une énième marque de la faiblesse de l’exécutif face au règne des milices concurrentes de l’armée, souvent étroitement liées à Téhéran, ainsi qu’à l’étendue de la corruption au sein des forces de sécurité elles-mêmes.
Puis, au fil des semaines, la situation a dégénéré. L’indignation populaire a pris une tournure virale en ligne, plusieurs influenceurs des réseaux sociaux (essentiellement Facebook) encourageant les manifestations et le ralliement du plus grand nombre. Un premier rassemblement a eu lieu le 1er octobre sur la place Tahrir à Bagdad et dans une majorité de villes du Sud. La réaction du pouvoir ne s’est quant à elle pas fait attendre : les forces de sécurité n’hésitèrent pas à ouvrir le feu pour disperser la foule, tandis que l’accès à Internet était suspendu. De vague répressive en silence du gouvernement, la fureur du peuple n’a fait qu’augmenter, conduisant in fine à l’imposition d’un couvre-feu dans la capitale et toutes les zones concernées, à l’exception seulement de quelques régions (Bassora par exemple, où la répression a exercé un clair effet dissuasif). Depuis, les tensions se sont accrues, plusieurs locaux de partis politiques islamistes chiites, de milices et de médias liés au pouvoir s’étant vus littéralement incendiés. Des manifestations principalement jeunes Aux yeux d’une partie croissante de la population irakienne, descendre dans la rue est devenu la seule manière tangible de prendre part à la vie politique. De nombreux Irakiens ont en effet perdu toute confiance dans le système politique formel et ses modes de fonctionnement, même sous couvert d’élections démocratiques. Dans leur ligne de mire, l’agenda corrompu et égoïste de dirigeants souvent incompétents. En 2014, cette incurie s’était dramatiquement manifestée avec l’effondrement de l’appareil militaire face à l’État islamique et à sa progression, à l’ouest et au nord. Les Irakiens pourraient avoir définitivement perdu tout espoir. Ils récusent dans l’absolu cette classe politicienne incapable de gouverner avec décence et efficacité un territoire hyper-fragmenté et dans lequel tout manque : services de base, eau, électricité, soins médicaux, éducation, infrastructures. À l’évidence, le facteur générationnel n’est pas non plus absent et tend naturellement à amplifier les émeutes. L’écrasante majorité des manifestants correspond à des jeunes de moins de 30 ans, une tranche d’âge qui représente 67 % de la population irakienne totale en 2019. Ces jeunes, qui hurlent leur rancoeur, sont souvent nés après le renversement du régime baathiste et ont donc atteint leur majorité en voyant toujours les mêmes visages défiler au sein des institutions. S’ils n’ont pas fait l’expérience directe de la dictature de Saddam Hussein et ne peuvent ainsi la condamner avec la même force que leurs aînés, ils ne sont pas pour autant enclins à accorder un quelconque crédit aux dirigeants actuels au prétexte qu’ils auraient, par le passé, formé les rangs de l’ancienne opposition. Au contraire, le système post-baathiste est vécu comme une reproduction, sous de nouvelles formes plus subtiles et pernicieuses, de l’arbitraire et de l’injustice qui régnaient avant la rupture de 2003.
Au-delà de leurs différences et de leurs clivages — ethniques, confessionnels, de « classe », politiques et idéologiques —, tous ces jeunes communient dans une même négation du système établi, un même rejet de l’establishment qui n’a jamais su leur accorder de place et encore moins de reconnaissance.
Quelle future contestation, quelles réformes ?
Jusque-là, les manifestations se sont révélées un moyen tangible de contester le système politique et ses différents membres. Toutefois, la manière dont les manifestants sont désireux de provoquer un tournant ainsi qu’un changement radical soulève bon nombre de questions. Leurs revendications et leur intransigeance placent en effet les autorités face à un défi impossible : offrir des solutions immédiates à des problèmes très anciens et nécessitant l’adoption de stratégies à long terme, qu’il s’agisse de la gouvernance considérée au sens large, de la mise à niveau des services élémentaires ou de la réforme de l’ensemble du système existant. Dans ce contexte, Bagdad a plutôt tendance à se concentrer sur des solutions ponctuelles, de court terme, telles que certains programmes mineurs de (re)logement pour les familles les plus pauvres ou des allocations sociales d’urgence, à destination notamment des chômeurs de longue durée et des plus précaires. Mais l’État n’a aucune stratégie nationale claire, visionnaire, pour répondre à tous les griefs exprimés par la population.
De leur côté, les protestataires ne sont que faiblement organisés au plan politique et n’ont aucun intermédiaire identifié pour engager des tractations avec le gouvernement. Des figures de premier plan comme le grand ayatollah Ali al-Sistani ou le chef d’un des deux grands blocs parlementaires Moqtada al-Sadr ont certes respectivement appelé à la démission du Premier ministre et à la mise en oeuvre de réformes d’urgence, et ainsi tenté de structurer avec davantage de clarté et d’efficacité le mouvement de contestation. Mais une majorité de manifestants tient à conserver son autonomie par rapport au champ politique et à ses acteurs, y compris ceux situés dans l’opposition. Ce dogmatisme explique en partie le durcissement continu de leur mouvement et, dans certains cas, sa radicalisation violente. Le gouvernement central campe quant à lui sur ses positions et son apathie, rejetant la responsabilité de cette nouvelle crise et des dérives survenues sur les manifestants.
Un avenir pour le moins encore incertain…
Quel que soit le scénario à venir, le système politique irakien sortira de ces événements bien plus vulnérable et affaibli qu’il ne l’était auparavant. Il lui est déjà difficile, voire impossible à présent de reculer sur le volet de ses sempiternelles promesses ou de nier l’ampleur d’une instabilité devenue norme sur le terrain. Le gouvernement est d’autant plus illégitime qu’il dépend en grande partie des ingérences extérieures américaine et iranienne, elles aussi dans la ligne de mire des manifestants. Or, ni les États-Unis ni l’Iran n’ont d’intérêt à ce que l’Irak sombre dans une situation incontrôlable. L’Iran préfère un gouvernement faible mais fiable à Bagdad, qui puisse lui servir d’éventuelle bouée de secours face aux sanctions. Téhéran a donc investi de longue date dans l’approfondissement de relations avec les forces politiques chiites et recourt à ses alliés pour faire pression sur Washington. Le régime n’est pas sans ignorer les slogans anti-iraniens scandés au sein des manifestations et a bien entendu soutenu les mesures répressives des milices irakiennes. De leur côté, les États-Unis ont toutes les raisons de vouloir que l’Irak se stabilise. De fait, leur appui militaire a permis de contenir la menace djihadiste et ils comptent sur leurs partenaires à Bagdad pour faire contrepoids à l’influence iranienne. Au même moment, l’administration Trump pourrait aussi en venir à juger que le temps est venu d’un renouvellement de fond de la classe politique et qu’un pouvoir dévoué aux réformes n’est plus une option mais un impératif absolu. Les tentatives passées d’amélioration de la gouvernance en Irak ont échoué face à la résistance d’élites politiques qui, en réalité, n’ont aucun intérêt réel à ce que le système progresse en profondeur. Dans l’état actuel des choses, il est peu probable que le gouvernement adopte de vraies mesures, significatives, malgré le risque d’effondrement. Dans la même veine, un passé encore récent a montré l’échec des appels au changement émanant du peuple irakien : outre l’application éphémère de simples « pansements » celui-ci n’est jamais parvenu à pousser la sphère officielle à mettre en place les politiques correctives nécessaires à la reconstruction.