Les Grands Dossiers de Diplomatie
Turquie : la grande guerre d’Erdogan contre le « terrorisme »
Par Jean Marcou, spécialiste de la Turquie et professeur à Sciences Po Grenoble.
«Vous arrivez à y croire ? Tout l’Occident s’est rangé aux côtés des terroristes et ils nous ont attaqués ensemble. Parmi eux, les pays de l’OTAN et de l’Union européenne. Tous ! », a déclaré Recep Tayyip Erdogan, le 21 octobre 2019, une dizaine de jours après le déclenchement d’une nouvelle offensive militaire contre les milices kurdes, dans le Nord-Est de la Syrie.
Depuis plusieurs années, la « lutte contre le terrorisme » est devenue un thème récurrent dans le discours des dirigeants turcs, et en particulier dans celui de Recep Tayyip Erdogan. Il est vrai qu’elle est aussi un leit-motiv de la rhétorique des responsables politiques de par le monde, y compris dans les pays occidentaux. Audelà du simple discours, elle justifie même de multiples coopérations internationales juridiques, policières voire militaires, en matière de sécurité et de défense. Or, une analyse, même sommaire, du contenu des propos tenus montre que la lutte dont il est question ne recouvre pas toujours les mêmes réalités et ne vise pas non plus les mêmes cibles. Balayant toute nuance en la matière, le président turc se présente désormais régulièrement comme le héros d’une lutte contre tous les terrorismes et dénonce le « deux poids, deux mesures » des Occidentaux, qui seraient plus engagés dans la lutte contre Daech que dans celle contre le PKK. Pourtant, cette posture universaliste du chef de l’État turc cache une vision très orientée du concept de terrorisme et des multiples combats qu’il justifie.
L’échec de la résolution du problème kurde
De longue date en Turquie, les mots de « terreur » ou de « terrorisme » font référence aux activités du PKK, une organisation kurde créée en 1978 par Abdullah Öcalan, qui a basculé dans la lutte armée en 1984, dans le contexte de la répression qui a suivi le coup d’État militaire de 1980. Le PKK mène depuis une guérilla dans le SudEst de la Turquie, qui a fait près de 40 000 morts, en l’espace de 35 ans. Il ne revendique plus aujourd’hui l’indépendance pour les Kurdes, mais une autonomie basée sur une sorte de municipalisme autogéré. Toutefois, recourant, au-delà de sa lutte armée contre un pays membre de l’OTAN, à des modes opératoires hautement répréhensibles (enlèvements, attentats, rackets, trafic d’armes ou de drogue), il est inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne (UE) et des États-Unis. En Turquie, dans les années 1980-1990, la lutte contre le PKK a entraîné des atteintes graves à l’État de droit (lois d’exception, « disparitions » d’opposants, recours à des instances clandestines paramilitaires). Après son arrivée au pouvoir en 2002, dénonçant l’impuissance de ses prédécesseurs face à cette situation, le gouvernement de l’AKP a annoncé son intention de rechercher une solution politique au problème kurde. Dans le cadre des négociations d’adhésion ouvertes avec l’UE, s’appuyant en outre sur l’avènement, au sein du système politique turc, d’un mouvement kurde légal influent, ce gouvernement s’est ainsi engagé à trois reprises dans des processus de règlement (ouverture démocratique en 2009, processus d’Oslo en 2010, processus de paix en 2013), impliquant des négociations clandestines ou indirectes avec le PKK. Mais ces tentatives ont échoué. En effet, en demeurant au pouvoir et en pénétrant au fil des ans l’appareil de l’État, l’AKP, force d’opposition venue de la périphérie, est entrée au coeur de l’exercice du pouvoir, devenant comptable du maintien de l’ordre et de la sécurité dans le pays. De surcroit, sur le plan électoral, ses initiatives kurdes lui ont fait perdre des voix dans les milieux conservateurs nationalistes, sans pour autant lui permettre d’accroître son audience dans les zones kurdes où il compte des positions importantes. Dès lors, après son revers électoral de juin 2015, pour préserver son influence politique, le parti au pouvoir va systématiquement rechercher le soutien de l’extrême droite. L’abandon de la recherche d’une solution négociée qui résulte de ce tournant a conduit à une reprise de la guérilla, qui s’est traduit en 2015-2016 par une série de guerres urbaines d’une rare violence, dans le Sud-Est du pays. De la lutte contre le terrorisme à la guerre contre l’ennemi intérieur L’ultime processus de paix tenté avec les Kurdes, entre 2013 et 2015, a en réalité fortement pâti des conséquences de la crise syrienne. En 2014, les premiers succès de l’État islamique menacent le Rojava, c’est-à-dire les zones kurdes du Nord de la Syrie, tenues par le PYD et ses milices (YPGYPJ), qu’Ankara considère comme la branche syrienne du PKK. Lors du siège de la ville kurde syrienne de Kobané (septembre 2014 - janvier 2015), l’armée turque refuse d’intervenir, renvoyant dos-à-dos Daech et le PYD, en expliquant qu’il s’agit de deux organisations terroristes. Mais beaucoup estiment que, dans la crise syrienne, Ankara, qui a fermé les yeux sur les nombreuses infiltrations de djihadistes à ses frontières, a tout intérêt à voir l’État islamique contenir (voire anéantir) les positions kurdes. Dans les mois qui suivent pourtant, du fait de sa non-implication aux côtés des Kurdes à Kobané, puis de sa participation à la coalition internationale contre Daech, les villes turques sont lourdement frappées par des attentats kurdes et surtout djihadistes. C’est à cette époque-là que Recep Tayyip Erdogan commence à affirmer sa volonté de lutter contre tous les terrorismes. Tandis qu’il se met à combattre Daech, il reproche aux Occidentaux de soutenir les YPG en Syrie ou de s’inquiéter de la répression qui est en cours dans le Sud-Est de la Turquie, depuis la fin du processus de paix.
Peu après, pendant l’été 2016, l’échec du coup d’État du 15 juillet amène le président turc à ouvrir un nouveau front dans sa lutte contre le terrorisme. Il s’agit, cette fois, de combattre le FETÖ, acronyme officiel qui désigne le mouvement Gülen, un ancien allié de l’AKP qui est accusé d’être derrière le putsch. Cela se traduit par des purges massives qui frappent la classe politique et la fonction publique, mais aussi les milieux d’affaires et la société civile. La cible de cette épuration n’est pas seulement le mouvement Gülen, mais devient rapidement un « ennemi intérieur », constitué par les universitaires qui ont signé en janvier 2016 la pétition demandant une reprise du processus de paix avec les Kurdes, par des journalistes dissidents ou par des députés et des dirigeants du HDP, le parti kurde parlementaire.
Des Kurdes de l’extérieur, tantôt « terroristes », tantôt partenaires À « l’ennemi intérieur » s’ajoute bientôt un « ennemi extérieur », car au mois d’août 2016 s’ouvre encore une autre page dans la lutte contre le terrorisme. Lors d’une opération militaire baptisée « Bouclier de l’Euphrate », l’armée turque pénètre en Syrie pour prendre le contrôle de la rive occidentale de l’Euphrate, entre Jarablous et Afrine. Cette offensive est militairement dirigée contre Daech sur le terrain, mais stratégiquement, elle vise surtout à empêcher les milices kurdes de franchir l’Euphrate pour réunir leur enclave d’Afrine aux territoires qu’elles tiennent sur la rive orientale de l’Euphrate. En janvier 2018, lors de l’intervention « Rameau d’olivier », les Turcs affrontent, cette fois, directement les YPG pour les chasser d’Afrine. Et en octobre 2019, par une nouvelle opération nommée « Source de paix », ils attaquent le Rojava sur la rive est de l’Euphrate. Depuis 2016, toutes ces opérations militaires turques n’ont eu au fond qu’un seul objectif : empêcher l’établissement d’une zone kurde autonome en Syrie et faire cesser le soutien des États-Unis aux YPG, qui ont combattu et vaincu Daech sur le terrain. Finalement, en octobre 2019, c’est l’annonce d’un retrait des forces spéciales américaines stationnées dans le Rojava par Donald Trump pour satisfaire son électorat et son allié turc, qui a ouvert la voie à l’intervention « Source de paix ». En dépit de ce qui a été ressenti comme une trahison par les Kurdes, les États-Unis ne se sont finalement pas totalement retirés du Rojava et y maintiennent un contingent réduit.
Quant à la Turquie, sa position vis-àvis des Kurdes de l’extérieur n’est pas moins ambivalente. Plus encore que les relations politiques et militaires entretenues par le PKK et le PYD, elle redoute les liens (historiques, familiaux, tribaux…) existant entre les Kurdes de Syrie et leurs frères de Turquie, parce qu’ils sont susceptibles de créer une synergie entre leurs territoires. C’est ce qui explique son hostilité tenace à l’existence, dans le Nord de la Syrie, d’une zone kurde autonome qu’elle a cependant acceptée dans le Nord de l’Irak, où les populations kurdes sont moins liées à celles de Turquie. Remontant déjà à plus d’une dizaine d’années, les relations du gouvernement turc avec le gouvernement régional kurde (GRK) irakien se sont détériorées, à l’occasion du référendum d’autodétermination que ce dernier a organisé, en septembre 2017. Mais les liens entre Erbil et Ankara ont été spectaculairement rétablis moins de deux ans plus tard, et depuis mai 2019, l’armée turque a lancé dans le Nord de l’Irak une opération militaire contre les bases arrière du PKK (l’opération « Pence »), qui n’a guère suscité de protestations du GRK, comme d’ailleurs sa dernière offensive en Syrie contre le PYD. Quoi qu’il en soit, en Turquie même, le régime a utilisé cette nouvelle intervention militaire pour raviver, au travers d’un oecuménisme politique de circonstance, une fibre nationaliste et sécuritaire susceptible de faire oublier ses récents déboires électoraux aux élections municipales du printemps 2019. Il est donc certain que la « lutte contre le terrorisme » contribue à justifier la rigidification du régime politique turc que l’on observe depuis la reprise des conflits avec les Kurdes et la répression qui a suivi le coup d’État manqué de 2016.