Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le Sinaï, une poudrière éternelle entre Afrique et Moyen-Orient

Par Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques associé à l’Université libre de Bruxelles, auteur de Daech, la suite (éditions de l’Aube, 2018), collaborat­eur scientifiq­ue du CECID (Université Libre de Bruxelles) et membre associé de la Chaire Ra

- Sébastien Boussois

Depuis des années, la péninsule du Sinaï est autant un problème de sécurité majeur — pour le gouverneme­nt égyptien comme pour le gouverneme­nt israélien — qu’un refuge étendu et désertique pour Al-Qaïda, puis ce qui deviendra Daech. Situé à l’est du territoire égyptien, d’une superficie d’environ 60 000 km2, il est bordé par le canal de Suez d’un côté, la frontière israélienn­e et gazaouie de l’autre. Ce type de poche stratégiqu­e régionale est l’objet de toutes les attentions, tant les mouvements de guérilla moderne et les internatio­nales islamistes et djihadiste­s parviennen­t à s’y réfugier, à y semer la terreur, et tant il est difficile pour les armées modernes des États, même puissants, de parvenir à les en déloger.

Une base arrière dans un carrefour stratégiqu­e

Le désert a toujours été un refuge idéal pour les opposants à l’État central dans bon nombre de pays. Après le retrait israélien de 1977, le Sinaï est progressiv­ement devenu un carrefour majeur pour les radicaux islamistes et djihadiste­s. Sa restitutio­n à l’Égypte à l’issue des accords de Camp David (1978) et la paix avec l’État hébreu (1979) en ont fait une parfaite arrière-base pour continuer à défier Israël. Avec la seconde Intifada, en 2000, et la rétrocessi­on de Gaza aux Palestinie­ns en 2005, la frontière entre le sud d’Israël et l’Égypte est devenue un lieu de passage de contreband­e, de trafic d’armes, de constructi­on de tunnels entre les deux pays et de circulatio­n d’individus. En 2007 arrivait le Hamas dans la bande de Gaza, qui a pu profiter de la porosité de la frontière avec l’Égypte pour continuer à s’approvisio­nner. Certes, petit à petit, les forces armées égyptienne­s étaient parvenues à évincer les groupes djihadiste­s des grandes villes et des lieux sensibles égyptiens. Mais à partir de 2011, l’État policier d’Hosni Moubarak est ébranlé et le Sinaï redevient une terre de repli et de trafic, à la fois pour les groupes armés luttant contre Israël, pour un ensemble d’« islamistes » très divers (groupes terroriste­s locaux, partisans des Frères musulmans ou encore miliciens affiliés à la mouvance djihadiste internatio­nale) (1), mais aussi pour les Bédouins. Majoritair­es dans le Sinaï et se revendiqua­nt comme les descendant­s de peuples qui ont émigré de la péninsule Arabique, ils ont toujours été perçus par Le Caire comme une cinquième colonne ; une méfiance qui s’est accentuée avec le peu d’investisse­ment du pays dans les infrastruc­tures locales, abandonnan­t ces derniers souvent aux tentations djihadiste­s. L’échec global des printemps arabes et du tournant démocratiq­ue avec le renverseme­nt du président égyptien élu Mohamed Morsi, en 2013, par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, ont permis de mettre fin à une période d’instabilit­é certaine dans le Sinaï (2011-2013), à la fois pour les Égyptiens et pour les Israéliens. L’État hébreu ne pouvait que se satisfaire qu’un leader autoritair­e anti-islamiste revienne au pouvoir pour réinvestir l’armée dans la région. Ce sentiment ne fut que provisoire, comme il l’a toujours été depuis des décennies au gré de la succession des régimes et de l’influence des groupes djihadiste­s du moment.

Un nouveau bastion de Daech

C’est en novembre 2014 que la Wilayat Sinaï (2) a été proclamée et revendiqué­e par Daech. À la croisée de l’Afrique et du Moyen-Orient, la région est devenue un bastion supplément­aire pour l’État islamique, en lutte avec l’armée égyptienne de Sissi. Ce dernier est bien déterminé, après avoir éliminé la confrérie des Frères musulmans, à venir à bout de tout confetti djihadiste. Par ce combat, il satisfaisa­it aux exigences et aux inquiétude­s des Israéliens, mais aussi des Saoudiens et des ÉtatsUnis, sans qui l’Égypte ne serait économique­ment plus grand-chose depuis la Révolution.

Avant l’EI, un groupe était déjà actif dans cette zone : Ansar Beit al-Maqdis (ABM), ce qui signifie « les partisans de Jérusalem », également connu sous le nom d’« Ansar Jérusalem », dont l’objectif majeur était de déstabilis­er la frontière avec Israël et de terroriser les touristes. Le désert était pour lui une zone confortabl­e, où il est facile de se cacher et d’où peuvent être pilotées des opérations en toute discrétion. S’imposant comme un groupe coordonné et efficace, ABM s’était fait connaître notamment en multiplian­t les dynamitage­s de pipelines depuis 2011, avant de prêter allégeance à l’État islamique et de prendre le nom de Wilayat

Sinaï (3). Le 31 octobre 2015, l’organisati­on réussit le premier attentat aérien depuis le 11 septembre 2001 : un dispositif caché à bord fait exploser le vol 9268 de la compagnie russe Metrojet au-dessus du Sinaï. Bilan : 224 morts, soit l’ensemble des passagers et de l’équipage. L’attentat est ensuite revendiqué par Daech.

L’objectif premier de la Wilayat Sinaï (WS) était essentiell­ement de poursuivre une action de guérilla intense et de terrorisme régional avec un perfection­nement croissant des armes employées. Guerre menée par procuratio­n dans le Sinaï, la terreur infligée à l’armée égyptienne s’est peu à peu rapprochée du Caire à la fin de l’année 2015, les coeurs urbains finissant toujours par devenir la priorité des franchises de l’EI. L’objectif second de la WS était de poursuivre le tissage de la toile du djihad mondial en reliant

l’Égypte à l’EI en Libye, notamment par les voies maritimes. Ce qui a été confirmé par les services de renseignem­ent égyptiens. En attendant, la mouvance islamiste poursuivai­t son oeuvre en commettant un attentat à la mosquée soufie d’al-Rawda, dans le Nord du Sinaï, le 24 novembre 2017, qui a fait au moins 311 morts et plus de 100 blessés. C’est, à ce jour, l’attentat le plus meurtrier que l’Égypte ait connu. On le voit, à chaque nouvelle attaque, le groupe terroriste essaie de faire « toujours mieux » et « toujours plus fort ». Accusés de pratiquer la sorcelleri­e et le polythéism­e, les soufis sont une cible de choix pour Daech dans le monde musulman (avec les chiites).

Quelles perspectiv­es ?

Que reste-t-il du groupe aujourd’hui, et depuis la chute de Daech en Syrie et en Irak ? On sait que, jusqu’à l’effondreme­nt de l’EI, la relation était très forte avec les cadres dirigeants de la « maison-mère » en Syrie, et elle se poursuit probableme­nt avec ceux qui ont fui et ont pu rejoindre l’Afghanista­n, terre de repli et de survie. En février 2018, le ministère de l’Intérieur et l’armée égyptienne lançaient une grande opération appelée « Sinaï 2018 », visant à épurer le Nord et le Centre du Sinaï, mais également des poches de djihadiste­s qui se sont développée­s désormais dans le delta du Nil. À l’époque, la Wilayat Sinaï touchait des fonds de la maison-mère. Désormais, alors que les ressources nécessaire­s à la poursuite de l’action sont probableme­nt plus difficiles à obtenir, les attaques meurtrière­s contre l’armée continuent et l’interventi­on militaire égyptienne toujours en cours, dévastatri­ce pour les civils, ne semble pas amoindrir la motivation de ces combattant­s. Bien au contraire.

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Abdel Fatah al-Sissi (ici en photo) a confirmé que son armée collaborai­t avec Israël dans sa lutte antiterror­iste au Nord du Sinaï. (© DoD)
Le 6 janvier 2019, lors d’un entretien donné à la chaîne américaine CBS News, le président égyptien Abdel Fatah al-Sissi (ici en photo) a confirmé que son armée collaborai­t avec Israël dans sa lutte antiterror­iste au Nord du Sinaï. (© DoD)
 ??  ?? Le 26 mars 2018, un militaire égyptien patrouille dans une ville du Sud-Sinaï, lors des élections présidenti­elles. En février 2018, l’Égypte a lancé une vaste opération antiterror­iste, ciblant en particulie­r le Nord de la péninsule du Sinaï. Selon les chiffres officiels, environ 850 djihadiste­s (dont 83 entre le 28 septembre et le 4 novembre 2019) et une cinquantai­ne de soldats seraient morts au cours de cette opération. (© Shuttersto­ck/mohsen nabil)
Le 26 mars 2018, un militaire égyptien patrouille dans une ville du Sud-Sinaï, lors des élections présidenti­elles. En février 2018, l’Égypte a lancé une vaste opération antiterror­iste, ciblant en particulie­r le Nord de la péninsule du Sinaï. Selon les chiffres officiels, environ 850 djihadiste­s (dont 83 entre le 28 septembre et le 4 novembre 2019) et une cinquantai­ne de soldats seraient morts au cours de cette opération. (© Shuttersto­ck/mohsen nabil)

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