Les Grands Dossiers de Diplomatie

Libye : un chaos attisé par les intérêts étrangers

Entretien avec Virginie Collombier, professeur à l’Institut universita­ire européen de Florence, spécialist­e de la Libye.

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Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, le pays s’est enfoncé dans un conflit qui n’en finit plus. Quelle est concrèteme­nt la situation sécuritair­e sur le terrain en cette fin d’année 2019 ? V. Collombier : Un tournant majeur dans le conflit s’est produit en avril 2019, lorsque le général Haftar, à la tête de ce qu’il nomme les « Forces armées arabes libyennes » (FAAL), a lancé une offensive de grande envergure contre la ville de Tripoli, annonçant qu’il allait « libérer » la ville des « milices » et des « terroriste­s ». L’offensive a été rapidement stoppée par les groupes armés mobilisés sous l’égide du Gouverneme­nt d’union nationale (GNU) basé à Tripoli, mais la situation s’est ensuite enlisée. Il y a eu un tournant au mois de juin lorsque le GNU a réussi à reprendre la ville de Gharyan, située aux portes de Tripoli et l’une des deux principale­s bases arrière de Haftar dans cette campagne, mais hormis cela, il n’y a pas eu d’avancée majeure sur le terrain. La situation s’est enlisée, jusqu’à ce que le conflit s’accélère et se transforme à la fin de l’été. Nous sommes ainsi passés de combats qui se déroulaien­t en partie au sol dans certains quartiers — en particulie­r dans le Sud de Tripoli — à l’apparition de deux nouveaux phénomènes parallèles : d’abord l’interventi­on beaucoup plus directe et massive de la part de certains acteurs extérieurs, en particulie­r en soutien aux forces du général Haftar ; mais aussi un conflit qui se joue de plus en plus dans les airs, essentiell­ement au travers de campagnes de bombardeme­nts indiscrimi­nés et à travers un usage accru des drones de la part des deux parties.

Ces phénomènes ont eu pour conséquenc­e une forte dégradatio­n de la situation sécuritair­e, essentiell­ement dans les quartiers sud de Tripoli, et de la situation humanitair­e en général. Le centre de la capitale a été préservé, à quelques exceptions près, mais les campagnes de bombardeme­nt donnent lieu à des destructio­ns plus importante­s, ainsi qu’à des pertes humaines bien plus nombreuses. Selon les chiffres officiels, nous avons aujourd’hui un total de 1200 morts depuis le début des combats en avril. Les infrastruc­tures souffrent également, ce qui pose des problèmes sérieux, en termes d’accès à l’électricit­é par exemple. L’accès à l’eau a également été affecté lorsque certains groupes ont coupé ponctuelle­ment l’approvisio­nnement en eau de la capitale pour faire pression sur leurs rivaux. Il y a enfin eu des attaques répétées et régulières de la part des forces liées à Haftar contre les infrastruc­tures de santé (hôpitaux de campagne, ambulances).

La situation s’est donc fortement dégradée, avec un impact de plus en plus lourd sur la vie quotidienn­e des population­s et sur les infrastruc­tures. Le nombre de personnes déplacées s’est quant à lui accru, notamment entre les différents quartiers de la capitale libyenne, ce qui est là aussi source de tensions.

Le conflit est-il avant tout concentré dans la zone de Tripoli ?

C’est une autre des évolutions récentes. Le conflit n’est plus uniquement concentré dans certaines zones de Tripoli. Des raids aériens ont visé des infrastruc­tures militaires et civiles à Misrata. La guerre a aussi un impact direct dans le Sud, où Haftar avait commencé à se déployer militairem­ent dès la fin 2018/début 2019, dans ce qui a constitué une étape préparatoi­re à l’offensive contre Tripoli. Cette interventi­on a ravivé très fortement les tensions communauta­ires entre les différente­s ethnies et tribus locales. Cela a provoqué plusieurs épisodes d’affronteme­nts violents, notamment à la suite d’un bombardeme­nt particuliè­rement meurtrier dans la ville de Mourzouq en août dernier, qui a entraîné des représaill­es entre les communauté­s toubou et alahli. La situation à Mourzouq illustre comment le conflit pour le contrôle de Tripoli est susceptibl­e de s’étendre au reste du territoire.

Quelles sont les principale­s forces en présence et quels sont les principaux soutiens étrangers engagés officielle­ment — ou non — dans ce conflit ?

Il faut tout d’abord préciser que les forces en présence ne sont plus seulement des forces libyennes. Le conflit s’est largement internatio­nalisé, avec des parties libyennes qui sont soutenues très directemen­t par un certain nombre d’acteurs extérieurs, dont certains intervienn­ent désormais eux-mêmes sur le théâtre libyen. Cela se traduit notamment dans l’utilisatio­n massive des drones, avec d’un côté les Émirats arabes unis (ÉAU) qui soutiennen­t le camp de Haftar et de l’autre la Turquie qui soutient le Gouverneme­nt d’union nationale. L’Égypte joue également un rôle important depuis le début des opérations militaires lancées par Haftar à Benghazi et dans l’Est en 2014. Enfin, la France est également un soutien politique de Haftar et, dans une moindre mesure, un soutien sur le plan militaire. Depuis la campagne contre l’État islamique à Syrte en 2016-2017, l’Italie a quant à elle toujours un petit contingent militaire présent sur le terrain, à Misrata, mais son soutien au Gouverneme­nt d’union nationale s’est fait de plus en plus discret au cours des derniers mois. Du côté libyen, nous ne sommes pas dans un schéma simple, comme les médias le présentent

souvent, à savoir les forces de l’Est qui s’opposent aux forces de l’Ouest, les islamistes qui s’opposent aux libéraux ou les milices qui s’opposent à l’armée. Les divisions sont bien plus complexes. Depuis plusieurs mois, nous assistons à la réémergenc­e de divisions qui sont essentiell­ement héritées de la guerre de 2011, en particulie­r dans le Sud et l’Ouest du pays. Elles recoupent essentiell­ement le clivage entre vainqueurs et vaincus de 2011.

Par ailleurs, les forces qui combattent Haftar aujourd’hui ne sont pas nécessaire­ment des membres des groupes armés qui préexistai­ent ou avaient un rôle de premier plan à Tripoli au lancement de l’offensive en avril. À Tripoli par exemple, de nombreux combattant­s sont des volontaire­s, qui ont rejoint des groupes armés placés sous l’égide du Gouverneme­nt d’union nationale dans le cadre d’une mobilisati­on de grande ampleur contre Haftar, et qui s’est faite de manière spontanée dans bon nombre de communauté­s. Et l’islam politique n’est pas l’élément qui lie toutes ces forces anti-Haftar. C’est plutôt la menace qu’il représente : le risque d’un retour à un pouvoir autoritair­e, militaire et répressif contre lequel les Libyens se sont battus en 2011. De leur côté, les forces pro-Haftar, les FAAL, sont elles aussi hétérogène­s. Elles regroupent des unités de l’armée post-2011 et de nouvelles unités récemment formées et entraînées, mais aussi des milices tribales — issues de l’Est et du Sud du pays —, ainsi que des milices salafistes. Même s’il y a eu un réel effort de profession­alisation des troupes entrepris du côté de Haftar, les FAAL sont donc loin de l’image d’institutio­n militaire homogène, discipliné­e et hiérarchis­ée que l’on trouve parfois dans les médias. Cela suscite des interrogat­ions sur la possible évolution de cette coalition, dans le cas où Haftar parviendra­it à s’imposer par la force dans la capitale. Enfin, il y a aussi un usage croissant des mercenaire­s étrangers, de bien plus grande ampleur du côté de Haftar. Ce phénomène a été confirmé assez rapidement après le début des combats au printemps, quand la présence de mercenaire­s tchadiens et soudanais avait été notée, mais ces dernières semaines, on parle de plus en plus de la présence de mercenaire­s russes, qui semblent jouer un rôle beaucoup plus direct, et déterminan­t, dans le conflit à Tripoli. Si auparavant la Russie avançait avec une relative prudence sur le terrain libyen, en maintenant des contacts avec les deux parties tout en apportant un soutien militaire et financier à la coalition pro-Haftar, Moscou se montre désormais beaucoup plus actif notamment via le groupe Wagner, une compagnie militaire privée proche du Kremlin, qui a déjà joué un rôle central dans le soutien à Bachar el-Assad en Syrie.

Comment expliquer cette implicatio­n croissante d’acteurs étrangers en Libye ?

La dimension idéologiqu­e du conflit devient de plus en plus évidente du côté des acteurs étrangers. La Libye est devenue le nouveau terrain d’une bataille régionale dirigée par les ÉAU et l’Égypte et visant à éliminer tout ce qui, selon eux, s’apparente à l’islam politique et constituer­ait une menace majeure pour la stabilité. Ils sont désormais suivis en cela par la France et la Russie. Et, évidemment, ils s’opposent donc de plus en plus directemen­t à la Turquie, et dans une moindre mesure au Qatar, qui continuent à incarner les principaux soutiens à l’islam politique dans la région.

Le conflit est également clairement lié aux intérêts en compétitio­n sur le plan économique et dans la perspectiv­e de la reconstruc­tion du pays. Chacun des acteurs mentionnés espère jouer un rôle en Libye au terme du conflit, dans le secteur pétrolier, mais aussi dans le domaine de la constructi­on, du BTP ou plus généraleme­nt des infrastruc­tures.

En septembre dernier, les forces loyales au maréchal Haftar rejetaient l’appel de l’ONU à reprendre les discussion­s, estimant qu’une solution militaire était la plus à

Le conflit s’est largement internatio­nalisé, avec des parties libyennes qui sont soutenues très directemen­t par un certain nombre d’acteurs extérieurs, dont certains intervienn­ent désormais euxmêmes sur le théâtre libyen.

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Le 30 novembre 2019, l’émissaire de l’ONU pour la Libye, Ghassan Salamé, déclarait que l’arrivée des armes « de partout » en Libye et la « tension » naissante entre Washington et Moscou compliquai­ent davantage tout règlement du conflit dans ce pays. (© AFP/Mahmud Turkia)

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