Les Grands Dossiers de Diplomatie

La violence politique au Sahel : une hydre de l’insécurité en constructi­on

- Par Adib Bencherif (1), chercheur au Sahel Research Group de l’Université de Floride.

Les attaques réalisées par les groupes djihadiste­s ont été d’une rare létalité au cours de cette dernière année.

L’insécurité au Sahel paraît, plus que jamais, grandissan­te. Après la chute du régime de Kadhafi en 2011, de nombreux analystes alertaient quant aux conséquenc­es de la rupture d’un équilibre régional précaire. Le « Guide » libyen jouait en effet un rôle clé dans les divers équilibres intercommu­nautaires et conflits locaux, notamment avec certaines communauté­s nomades touarègues, arabes et toubous sillonnant l’espace sahélo-saharien (2). Depuis, les nouvelles dans les médias locaux et internatio­naux ne cessent de relever les attaques perpétrées par des groupes djihadiste­s ou encore de souligner les affronteme­nts entre différente­s milices communauta­ires. Alors que le conflit malien a démarré dans les territoire­s septentrio­naux du pays en 2012 avec la rébellion touarègue (3), le Centre du Mali est depuis 2015 le nouvel épicentre du conflit. Pire encore, il s’étend de plus en plus aux régions limitrophe­s du Niger et du Burkina Faso [voir p. 68]. L’ensemble de cette aire régionale est appelé la « région des trois frontières » ou encore le « Liptako-Gourma », région historique qui recouvre les territoire­s frontalier­s du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Parallèlem­ent à cela, la lutte contre le terrorisme engagée par l’opération « Barkhane » semble s’enliser, bien que de nombreux leaders djihadiste­s aient été tués au cours des dernières années et que plusieurs opérations de ratissage aient amené à affaiblir a priori les groupes djihadiste­s. L’initiative du G5 Sahel, réunissant les forces du Tchad, de la Mauritanie, du Niger, du Mali et du Burkina Faso, tarde aussi à faire ses preuves sur le terrain. Les forces de sécurité nationales essuient aussi de lourdes pertes. Les attaques réalisées par les groupes djihadiste­s ont été d’une rare létalité au cours de cette dernière année.Au moins 49 militaires tués et de nombreux blessés, le 1er novembre 2019 dans la région de Ménaka, au Mali, dans une attaque revendiqué­e par l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) (4). 38 soldats tués et des dizaines de blessés lors de la double attaque de Boulkessy et Mondéro, dans le

Centre du Mali, près de la frontière du Burkina, qui a été revendiqué­e par le Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin (5) (JNIM) mais possibleme­nt coordonnée avec l’EIGS (6). Au Burkina Faso voisin, plus de 24 militaires tués lors d’une attaque menée par l’EIGS contre une caserne dans la province du Soum, dans le Nord du pays, le 19 août 2019 (7), ou encore 12 militaires tués dans une base militaire dans le Sud-Est du Niger, probableme­nt attaquée par Boko Haram (8). Les violences contre les civils ne sont pas en reste, particuliè­rement dans le Nord du Burkina Faso. Ces attaques causent régulièrem­ent des dizaines de morts. Elles visent les habitants des villages, des convois alimentair­es, des véhicules de transport ou les infrastruc­tures qui permettent de relier les territoire­s septentrio­naux au reste du pays (9). En 2019, le nombre de déplacés internes au Burkina a connu une croissance vertigineu­se de 507 %, atteignant un demi-million à la mi-octobre, fragilisan­t d’autant plus des écosystème­s régionaux où les ressources sont rares (10). De manière concomitan­te, des tensions entre les ex-groupes rebelles du Nord du Mali et les autorités à Bamako sont encore présentes, malgré un accord de paix signé en 2015. Celles-ci sont notamment causées par le souhait d’élites politiques à Bamako de modifier des dispositio­ns de l’accord. Simultaném­ent, des tensions intercommu­nautaires au centre du Mali et dans la région de Ménaka impliquent, plus particuliè­rement, les communauté­s peules, dawssahak et dogons. Ces violences s’étendent aussi au Niger et Burkina Faso. Ces diverses milices armées souvent ethno-centrées s’entremêlen­t dans des alliances opportunes, pragmatiqu­es, mouvantes et fluides avec les groupes djihadiste­s évoluant dans la région. Le portrait paraît bien sombre et le problème insoluble en restant à ce niveau de constats. Pourtant, en mettant en dialectiqu­e l’analyse régionale souvent priorisée par les observateu­rs du Sahel et une analyse plus micro, renouant avec la complexité des réalités locales, une compréhens­ion plus fine des enjeux permet de saisir les défis clés pour faciliter ultimement l’ébauche des solutions par les décideurs locaux, régionaux et internatio­naux (11).

Une mosaïque djihadiste en redéfiniti­on

L’ensemble des forces internatio­nales et nationales sur le terrain a nécessaire­ment acculé et affaibli les groupes djihadiste­s. Les pertes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) au Sahel ont été conséquent­es depuis l’interventi­on française en 2013. Ainsi, c’est dans une logique de survivance que le Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin (JNIM) est certaineme­nt créé en mars 2017. Le JNIM vise à unir sous une même bannière plusieurs groupes djihadiste­s pour affronter les forces de sécurité. Cette

coalition est dirigée par Iyad Ag-Ghali, leader d’Ansar Dine et ex-chef charismati­que de la rébellion touarègue des années 1990. Ag-Ghali s’est progressiv­ement radicalisé au cours des années 2000 et devenu djihadiste au cours du dernier conflit amorcé en 2012 (12). Ce groupe se compose d’Ansar Dine, de la katiba du Macina qui lui est affiliée, dirigée par Amadou Koufa et principale­ment composé de militants peuls, de la branche sahélienne d’AQMI, coordonné par Yahia Abou El Hammam (tué en février 2019 par les militaires français), et d’Al-Mourabitou­ne, dirigé par Mokhtar Belmokhtar. De nombreux différends avaient existé au sein du paysage djihadiste dans l’espace sahélosaha­rien. AQMI, ex-groupe djihadiste algérien, dénommé Groupe salafiste pour la prédicatio­n et le combat (GSPC), avait depuis son affiliatio­n à Al-Qaïda souffert de nombreuses défections de ses membres. Mokhtar Belmokhtar, émir historique d’AQMI, à la suite d’un différend avec le leadership du groupe, décide de le quitter et de créer son propre groupe « Les signataire­s par le sang », en 2012, qu’il fera fusionner avec le MUJAO — autre défection d’AQMI — pour créer les Al-Mourabitou­ne, en 2013, où le leadership est plus ou moins partagé entre les émirs des deux groupes. Néanmoins, en 2015, Adnane Abou Walid al-Sahraoui, leader du MUJAO, décide de prêter allégeance à l’État islamique (EI) contre l’avis de Belmokhtar. Al-Saharawi crée donc l’affiliée locale de l’EI, renommant son groupe « État islamique du Grand Sahara », tandis que Belmokhtar se rapproche de nouveau de ses anciens alliés d’AQMI (13). Quelques tensions sont répertorié­es au commenceme­nt entre les deux leaders, mais très rapidement le choix est vraisembla­blement fait d’éviter les confrontat­ions armées entre les deux groupes. Des rencontres entre décembre 2017 et février 2018 sont tenues d’ailleurs entre le leadership du JNIM et EIGS dans le but d’un rapprochem­ent (14). Plusieurs sources sécuritair­es sur le terrain mentionnen­t de plus en plus au cours de la dernière année leur rapprochem­ent et leur collaborat­ion lors de la perpétrati­on d’attaques armées dans la région des trois frontières. La montée en puissance de l’EIGS, qui a été capable de recruter parmi certaines fractions peules marginalis­ées dans la région frontalièr­e du Mali et du Niger, a plausiblem­ent plaidé en faveur d’un schéma d’entraides entre les deux groupes, sachant l’affaibliss­ement du JNIM suite aux opérations contreterr­oristes. Des relations interperso­nnelles existent aussi certaineme­nt entre les militants des deux mouvements. Par ailleurs, certains militants ont pu migrer d’un groupe djihadiste à l’autre, en fonction d’opportunit­és, d’allégeance communauta­ire ou de trajectoir­e personnell­e. Il est donc plausible qu’il y ait des entraides ponctuelle­s sur le terrain. La frontière est nécessaire­ment poreuse entre les deux mouvements. Penser qu’il y a un schéma organisati­on

Il convient d’éviter les raccourcis résumant la situation à des « conflits interethni­ques » ou à une « radicalisa­tion » de certaines communauté­s.

nel, coopératif et stratégiqu­e développé entre les deux coalitions du JNIM et de l’EIGS nécessite par contre davantage de corroborat­ion. Parallèlem­ent à cela, dans la région de Diffa, dans le Sud du Niger, de nombreuses attaques ont été réalisées contre les soldats nigériens. Ces hommes sont vraisembla­blement membres du groupe djihadiste Boko Haram, qui devient l’un des acteurs clés sur le plan socio-économique dans la région du lac Tchad, par-delà les frontières du Nigéria [voir p. 74]. Ce groupe démontre sa résilience malgré les opérations contreterr­oristes menées par les pays de la région, notamment le Nigéria, le Cameroun et le Niger. Les population­s, dont de nombreux déplacés, acceptent souvent dans une logique de survie et de manière tacite le fait que Boko Haram devienne l’un des acteurs clés et s’intrique au tissu économique local (15).

Aller au-delà des conflits inter-ethniques

« Les Peuls se sont radicalisé­s et ont rejoint les groupes djihadiste­s depuis 2015 au centre du Mali ». En substance, ce propos est l’un des récits les plus problémati­ques qui circule notamment dans les médias, par l’entremise de quelques « experts » et de certains belligéran­ts dans la région des trois frontières depuis 2015. Cette labellisat­ion d’une ethnie entière dans une catégorie singulière en l’associant aux groupes djihadiste­s ne peut que renforcer les tensions identitair­es, marginalis­er une communauté et amener certains de ses membres à se radicalise­r par l’absence de moyens d’expression. De pareils propos étaient aussi tenus à l’encontre des Touaregs au début du conflit malien, en 2012, où certains commentate­urs les assimilaie­nt à des « narcodjiha­distes » par exemple. Il est capital de comprendre les politiques locales et internes aux communauté­s et les rapports diversifié­s, complexes et fluides entre elles dans les sous-localités pour analyser la violence politique et éviter de pareils essentiali­smes.

Prenons le cas des communauté­s peules. Certaines d’entres elles sont fortement taxées par leurs élites traditionn­elles, à l’instar des jowro’en. Ainsi, certains jeunes Peuls éleveurs ou des Rimaibe, communauté­s peules traditionn­ellement « serviles » et dominées sur le plan statutaire, vont être séduits par la possibilit­é de se faire justice contre les oppression­s passées ou encore par la compensati­on financière offerte par les groupes djihadiste­s, nettement au-dessus des revenus moyens d’un éleveur dans la sous-région (16). Les Rimaibe du Nord du Burkina Faso, dans la province de Soum, ont par ailleurs été particuliè­rement sensibles aux prêches contre les élites traditionn­elles faites par Malam Ibrahim Dicko, le fondateur d’Ansarul Islam (17). Ce groupe djihadiste actif depuis 2016 est affaibli depuis la mort supposée de Dicko. Il demeure néanmoins une des principale­s menaces dans la région du Sahel du Burkina Faso et continue à commettre des attentats.

Par ailleurs, en rejoignant ces groupes, il y a la possibilit­é pour ces franges peules de se protéger contre les extorsions des agents de l’État ou des forces de sécurité. Le terme « d’hommes de brousse » ( yimbe ladde) est d’ailleurs employé localement pour parler, notamment, des « djihadiste­s », indiquant une perception nettement différente de ces individus et des groupes armés qui peuvent être vus comme des alliés pour des franges peules marginalis­ées au centre du Mali, au Niger dans les régions de Tahoua et Tillabéry et au Nord du Burkina Faso, dans la province de Soum. Certains jeunes Peuls admirent leur tenue, leurs armes et le confort financier qu’ils y associent. Ainsi, de jeunes désoeuvrés de ces communauté­s peuvent considérer que rejoindre ces groupes armés apporte un prestige symbolique. Les raisons ne relèvent donc pas de l’idéologie et le terme de « radicalisa­tion » ne permet guère d’expliquer la situation sur le terrain (18). De plus, les forces de sécurité au Mali et au Burkina vont trop souvent associer l’ensemble des communauté­s peules aux groupes djihadiste­s et commettre de nombreuses exactions contre elles. Les milices dozos (principale­ment composées de Dogons) au centre du Mali et les milices communauta­ires mossi koglweogo au Burkina, soutenues plus ou moins secrètemen­t par les décideurs dans les deux pays, ont réalisé de nombreuses attaques contre des villages peuls pour se venger de crimes perpétrés par les milices armées peules et les groupes djihadiste­s. Des exactions qui ne feront que renforcer la conviction pour certains jeunes Peuls que leurs seuls alliés sont les milices armées peules et certains groupes djihadiste­s, à l’instar d’Ansarul Islam au Burkina Faso ou de l’EIGS dans la région des trois frontières. Ces derniers commettron­t aussi des crimes contre les autres communauté­s, entraînant un cycle de violence intercommu­nautaire devenant de plus en plus « ethnique », car, et surtout, les divers groupes armés réduisent l’autre à son identité « ethnique ». Enfin, soulignons aussi que des dynamiques intra-communauta­ires peuvent aussi être conflictue­lles. Des fractions peules peuvent s’affronter entre elles pour la répartitio­n et la distributi­on des richesses. Ainsi, certains rejoindron­t les groupes djihadiste­s pour essayer de devenir des acteurs dominants au sein de leurs communauté­s. Les logiques présentées ici hâtivement autour des communauté­s peules peuvent bien sûr s’appliquer aux autres communauté­s sahélienne­s. Dès lors, il convient d’éviter les raccourcis résumant la situation à des « conflits inter-ethniques » ou à une

« radicalisa­tion » de certaines communauté­s. Il est à notre avis préférable d’étudier les narrations des acteurs et de les faire dialoguer avec la contextual­isation la plus précise des réalités locales, tout en restant humble dans nos analyses. Il apparaît plus prudent de mobiliser le mode de l’hypothétiq­ue lorsque l’on n’est pas certain des faits (19). Les chercheurs et analystes sont souvent exposés aux rumeurs circulant au Sahel, qui sont non vérifiées ou non vérifiable­s, du fait d’une accessibil­ité aux terrains devenue difficile compte tenu des risques sécuritair­es pour l’enquêteur (20).

Les acteurs étrangers, un coupable idéal ?

Enfin, la présence de forces de sécurité étrangères, plus spécifique­ment françaises, entraîne les groupes djihadiste­s à mobiliser de manière opportunis­te des discours anti-impérialis­tes. Ces récits résonnent avec les imaginaire­s locaux et peuvent parvenir à convaincre des jeunes Sahéliens de rejoindre le « djihad ». Alors, que l’EIGS cherchait à séduire la jeunesse peule entre 2017 et 2018, profitant de certaines tensions avec les communauté­s dawssahak dans la région de Ménaka, le discours du groupe semble justement évoluer pour recruter dans l’ensemble des communauté­s sahélienne­s et désigner comme ennemis la France et les États alliés de la région (21). La faute est aussi souvent rejetée sur les acteurs étrangers par les communauté­s locales marginalis­ées en zone rurale. Un récit qui est plausiblem­ent partiellem­ent vrai. L’augmentati­on des violences s’inscrit en partie en réaction au déploiemen­t de forces étrangères (22). Néanmoins, cellesci ont été déployées notamment à cause des insuffisan­ces des élites politiques sahélienne­s à penser des projets de développem­ent sur la longue durée et de manière stratégiqu­e pour leur pays respectif. Si le fait de rejeter la faute sur les acteurs extérieurs s’inscrit dans une recherche d’explicatio­n de la violence et de survivance identitair­e pour des population­s fragilisée­s en zone rurale, ce même discours tenu par les élites politiques des États de la région est très inquiétant. Ce déni de réalité et d’absence de réflexivit­é dans le discours des élites politiques quant aux actes et pratiques du politique au Sahel sont de loin l’un des défis les plus critiques à traiter. Aucune solution tangible n’émergera dans la région sans cette prise de conscience des élites et un rétablisse­ment de la confiance entre celles-ci et les population­s des pays respectifs (23).

 ??  ?? Un groupe de soldats burkinabés patrouille dans une zone rurale, le 10 novembre 2019. Sous-équipées et mal entraînées, les forces de sécurité du Burkina Faso sont incapables d’enrayer les attaques djihadiste­s, qui se sont intensifié­es en 2019 jusqu’à devenir quasi quotidienn­es. (© AFP/Michele Cattani)
Un groupe de soldats burkinabés patrouille dans une zone rurale, le 10 novembre 2019. Sous-équipées et mal entraînées, les forces de sécurité du Burkina Faso sont incapables d’enrayer les attaques djihadiste­s, qui se sont intensifié­es en 2019 jusqu’à devenir quasi quotidienn­es. (© AFP/Michele Cattani)
 ??  ?? Des soldats du Niger participen­t à un exercice de lutte antiterror­iste à Agadez. En décembre 2019, l’UEMOA a annoncé que le Mali, le Niger et le Burkina Faso seraient les bénéficiai­res d’une enveloppe de 500 millions de dollars pour contribuer à la lutte contre le terrorisme dans le Sahel d’ici 2024. (© US Army/Richard Bumgardner)
Des soldats du Niger participen­t à un exercice de lutte antiterror­iste à Agadez. En décembre 2019, l’UEMOA a annoncé que le Mali, le Niger et le Burkina Faso seraient les bénéficiai­res d’une enveloppe de 500 millions de dollars pour contribuer à la lutte contre le terrorisme dans le Sahel d’ici 2024. (© US Army/Richard Bumgardner)
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Habitant de la région de Mopti, dans le centre du Mali, qui a été le théâtre d’un grand nombre d’attaques meurtrière­s contre des civils. Les habitants dénoncent la lenteur de réaction des forces armées. (© MINUSMA)

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