Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le Mali, un « Far West sans shérif » : quelle perspective ? Quels remèdes ?
Depuis 1960, le Mali a subi quatre rébellions touarègues. Mais la dernière insurrection d’une minorité touarègue indépendantiste de la région de Kidal, dans le Nord-Est du pays, a eu des conséquences d’une gravité sans précédent.
Les origines du conflit
Trois éléments simultanés expliquent le paroxysme de 2012 qui a vu le Mali amputé des deux tiers de son territoire et subir un coup d’État à Bamako : l’implantation de terroristes algériens au nord du territoire depuis le début des années 2000, la chute de Kadhafi en 2011 et l’ambition d’un chef féodal touareg : Iyad Ag Ghali.
En effet, le débordement de la guerre civile algérienne avait permis, vers 2000, l’installation au nord du Mali d’islamistes irréductibles, prenant le nom d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007. Grâce aux rançons des prises d’otages et aux trafics divers (principalement de drogues) (1), ce groupe a pu s’enraciner et recruter sur place des combattants. Puis le renversement de Kadhafi, fin 2011, a provoqué le retour au Mali et au Niger d’environ un millier de militaires touaregs de l’armée libyenne. Ceux qui sont rentrés au Mali ont été autorisés à garder leurs armes. Ils se sont alors alliés à la chefferie traditionnelle de la tribu des Ifoghas (la famille de l’aménokal (2) Intallah) et ont relancé la rébellion, selon le principe éprouvé localement du « syndicalisme de la kalachnikov » qui consiste à obtenir des avantages personnels pour les seigneurs de la guerre. Sur cette base et en agglutinant quelques tribus touarègues minoritaires, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), créé en 2011, devient indépendantiste en 2012 sous la direction de Bilal Ag Acherif (revenu de Libye), revendiquant un mythique Azawad, sans existence historique et peuplé d’une majorité non touarègue. En réaction, d’autres confédérations touarègues se sont réunies pour affirmer leur loyauté à Bamako, sous la présidence de l’aménokal des Oulliminden (qui dominaient naguère les Ifoghas).
Cependant, le puissant Iyad Ag Ghali, féodal Ifoghas, enrichi en négociant les libérations d’otages, n’a pu reprendre le commandement des rebelles, qu’il avait dirigés auparavant. Il s’est heurté à la rivalité des officiers de l’armée libyenne qui ont noyauté le MNLA. En réaction, Iyad, qui s’était converti vers 2000 à une version intégriste de l’islam (la « Jama’at Tabligh »), s’est rapproché des salafistes d’AQMI et a fondé en 2012 son propre groupe armé : Ansar Dine. Alghabass Ag Intallah (fils de l’aménokal) a alors quitté le MNLA pour rejoindre Iyad. Leur programme était l’application de la charia. Une scission d’AQMI, composée principalement de Peuls, le MUJAO, s’est par ailleurs formée au même moment, à la suite de querelles entre Arabes et Noirs sahéliens sur le partage des rançons. Iyad est parvenu à être la pierre angulaire de ces différents groupes, tout en évinçant progressivement l’influence de ses rivaux du MNLA. Après avoir joué le rôle de cheval de Troie pour les djihadistes au sein de la rébellion, le MNLA est ainsi sur le point de disparaître. Seule l’aide militaire française (voir plus bas), à partir de 2013, lui permet de refaire surface.
En janvier 2013, les groupes alliés Ansar Dine, AQMI et MUJAO ont entrepris une descente vers le sud, pour profiter d’une fenêtre d’opportunité : la MISMA, force interafricaine de reconquête (sous perfusion extérieure et mort-née), ne pouvait être déployée avant fin 2013, l’armée malienne était quant à elle hors de combat (battue puis déchirée entre « bérets verts » pro-putsch et « bérets rouges »), tandis que la France avait alors annoncé son intention de ne pas intervenir. Mais le président Hollande a subitement changé d’avis devant la tournure des évènements et décidé, en janvier 2013, de combattre les forces djihadistes par l’envoi de « Serval », afin d’empêcher l’effondrement du Mali.
À noter qu’en 2017, Iyad a fédéré, sous le nom du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), les principaux groupes alliés d’AQMI, actifs dans différentes régions, dont le centre (avec Kouffa). Parallèlement, était né en 2015 l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS), dirigé par Walid Al-Sahraoui, et qui « lutte ensemble » avec le GSIM d’Iyad.
Le coeur du problème : des États fragiles et dysfonctionnels
Ces péripéties n’ont pu se dérouler que parce que les fonctions régaliennes étaient défaillantes. À titre d’exemple, l’armée malienne ne comptait que 16 000 hommes lors de ses défaites devant des bandes armées. Or, une partie de ses éléments étaient d’anciens rebelles touaregs intégrés hâtivement par l’accord politique de 1992 mettant fin à la rébellion précédente. Beaucoup d’entre eux, y compris des officiers, ont déserté ou changé de camp en pleine bataille.
Par ailleurs, la police malienne présenterait le plus faible ratio de policiers par habitant au monde : il était en 2012 de 38 pour 100 000 habitants (3), alors qu’un minimum de 250 pour 100 000 est nécessaire. Quant à la justice, elle est particulièrement déficiente et son formalisme est inadapté aux besoins locaux. Or, la justice est essentielle pour régler les conflits locaux et éviter qu’ils ne dégénèrent. Enfin, la fiscalité locale est trop faible (environ 15 % du PIB, en raison du vaste secteur informel non taxé) pour permettre de financer l’armée,
la police et la justice. Il en est de même pour l’éducation nationale. Les bailleurs de fonds ont également délaissé ces secteurs, préférant les projets à impact social auprès de populations, au risque de se substituer aux autorités en matière de développement.
L’ouverture d’un nouveau front qui s’étend au Burkina Faso
De vastes territoires sont aujourd’hui hors de contrôle, l’État n’y étant pas ou alors souvent de manière inappropriée (racket, corruption), ce qui contribue à la perception négative des autorités étatiques par la population. Ce « Far West sans sheriff » a favorisé l’apparition de groupes armés aux motivations diverses : djihadisme, narcotrafic, sécessionnisme, banditisme. Incapables d’y remédier directement, Bamako et Ouagadougou ont encouragé la création de milices communautaires d’auto-défense, en particulier contre les djihadistes. Ces milices, constatant que les djihadistes étaient souvent des Peuls, ont abusivement assimilé Peuls et djihadistes, pratiquant un amalgame mortifère, dont le paroxysme a été, en mars 2019, le massacre de 160 personnes à Ogossagou, petit village peul du centre du Mali.
Des conflits anciens d’usage des ressources entre éleveurs (Peuls) et agriculteurs (Bambaras et Dogons) se sont exacerbés par l’absence d’arbitrage, ou à la suite d’interférences favorables aux Peuls par des autorités djihadistes qui administrent de facto certains territoires. La croissance démographique et le changement climatique ont aggravé ces rivalités. L’affaiblissement national a favorisé la montée des sentiments identitaires et donc ce « narcissisme des petites différences » (selon Freud) renforçant les tensions ethniques. Ceci s’ajoute aux conflits intra-communautaires (entre Peuls de hautes et basses castes par exemple, comme entre Touaregs nobles et tributaires) qui résultent de l’érosion par la démocratie des hiérarchies anciennes. L’armée malienne, par certaines exactions contre les Peuls, n’a pas non plus contribué à l’apaisement. Le prédicateur et djihadiste peul Amadou Kouffa, allié à Iyad, cherche à instrumentaliser le ressentiment des Peuls de castes inférieures en appelant à un soulèvement peul, ouvrant un nouveau front dans les régions du centre du Mali.
Pourquoi la ville de Kidal suscite-telle la crainte ?
L’accord d’Alger sur la paix et la réconciliation au Mali, signé en 2015 sous la pression internationale, a consacré la domination des ex-rebelles séparatistes du MNLA sur Kidal, fief de la tribu touarègue des Ifoghas et de leurs tributaires nommés Imghads. Progressivement, le Haut Conseil pour l’Unité de l’Azawad (HCUA), dirigé par Alghabass Ag Intallah, ancien adjoint d’Iyad à Ansar Dine, a pris le dessus à Kidal par rapport au MNLA. Le rapport des experts de l’ONU d’août 2019 relève : « Le HCUA et la famille Ag Intallah ont assis leur emprise sur toute la région de Kidal et sa capitale, sur fond d’assassinats ciblés, notamment d’anciens de la ville de Kidal, perpétrés en plein jour » (4). L’accord d’Alger avait été signé par Bamako avec deux ensembles de groupes armés, les ex-séparatistes ou CMA (coordination des mouvements de l’Azawad) et les groupes anti-séparatistes (dont le GATIA, groupe d’autodéfense Imghads et alliés), sous le nom de Plateforme. Les Imghads sont des Touaregs tributaires des Ifoghas, mais refusant cette allégeance. La nébuleuse djihadiste était exclue. Divers groupes issus de scissions ou laissés pour compte ont ensuite rejoint l’accord. Mais l’accord d’Alger a contribué à l’insécurité actuelle de deux manières : • Premièrement, en perpétuant les groupes armés signataires jusqu’à l’issue d’un problématique désarmement, négocié contre l’absorption dans l’armée et la fonction publique : 63 000 « ex-combattants » sont