Les Grands Dossiers de Diplomatie

Nigéria : Boko Haram va-t-il profiter des conflits latents ?

- Par Léon Koungou, chercheur à la Chaire Tocquevill­e en politique de sécurité (Université de Namur). Léon Koungou

Si le Nigéria ploie sous des menaces, dont celle du terrorisme rampant autour du lac Tchad, l’activation des conflits latents dans la région est une source supplément­aire d’inquiétude­s pour le pays. En effet, au-delà de Boko Haram, les violences intercommu­nautaires du centre du pays opposant chrétiens et musulmans, les velléités d’irrédentis­mes dans le delta du Niger, et la crise post-électorale à la suite de l’élection présidenti­elle de 2018, interpelle­nt. Or, avec près de 200 millions d’habitants, la situation sécuritair­e au Nigéria est une source d’inquiétude­s, d’où la nécessité d’une réponse globale (voir encadré). Le pourtour du lac Tchad est aujourd’hui subdivisé en quatre secteurs militaires contrôlés par le Nigéria, le Cameroun, le Niger et le Tchad. S’il importe de mettre en balance les effets positifs et négatifs d’une surmilitar­isation de la réponse aux violences, la mutualisat­ion des forces génère néanmoins des accalmies — un contexte propice au déroulemen­t d’initiative­s de paix pérenne. Cependant, la lutte contre Boko Haram, en l’occurrence, connaît trois écueils : l’activation des conflits latents au Cameroun et au Tchad, l’instabilit­é sociopolit­ique au Nigéria, et l’attentisme de la communauté internatio­nale.

Activation de conflits latents

De nouvelles crises sécuritair­es ont en effet occasionné le redéploiem­ent des troupes initialeme­nt mobilisées contre Boko Haram. L’allègement des contingent­s camerounai­s et tchadiens, affectés à d’autres missions, est aujourd’hui l’une des causes de ce regain de violences : Le Cameroun est écartelé entre Boko Haram dans l’Extrême-Nord, l’épanouisse­ment des milices sur la frontière centrafric­ano-congolaise, et une guerre fratricide sur fond de mauvaise gouvernanc­e dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest anglophone­s [voir p. 80]. Le problème dit anglophone génère des revendicat­ions d’ordre identitair­e et communauta­riste s’exprimant par la violence. Forces gouverneme­ntales et milices armées revendiqua­nt la partition du pays s’affrontent. Yaoundé avait mis à profit l’accalmie dans la lutte contre Boko Haram pour redéployer ses forces dans les deux régions où les affronteme­nts, depuis 2016, ont fait 1900 morts, 530 000 déplacés internes, et 35 000 réfugiés au Nigéria. Avec le dégraissag­e des troupes autour du lac Tchad, des tranchées ont été créées, et le contrôle confié aux comités de vigilances dotés d’armes artisanale­s. Un autre front s’est ouvert à l’est, où les milices centrafric­aines s’illustrent par des incursions et du braconnage. • De son côté, le Tchad est confronté à des défis militaires à chacune de ses frontières. Le Nord du pays, frontalier du Soudan, de la Libye et du Niger, est une région instable. Des groupes rebelles ont établi leur base dans le Sud libyen. Au Tchad, la dévolution du pouvoir par la voie des urnes est impossible alors que, formelleme­nt, rien ne l’interdit. Dès lors, le coup d’État est une institutio­n. Anciens alliés au régime établi en 1989 par coup d’État, les rebelles de l’Union des forces de la résistance (UFR — à l’origine d’une tentative de putsch manqué en 2008) ont repris leur offensive en janvier 2019. Le président Deby a ainsi procédé à un redéploiem­ent des forces d’élite dans le Nord et le Nord-Est pour contenir les rebelles. Ce déplacemen­t des forces laisse désormais un vide autour du lac Tchad où les contingent­s tchadiens étaient très actifs.

Contestati­on légitime, militantis­me politique et gangstéris­me

Le 23 février 2019, Muhammadu Buhari remportait la présidenti­elle nigériane face à son rival Atiku Abubakar. Ce dernier a alors dénoncé une « parodie d’élection » dont le scrutin a été marqué par 53 morts et des dizaines de blessés.

Au plan sécuritair­e intérieur, au-delà de Boko Haram qui agit dans l’indifféren­ce, d’autres vulnérabil­ités s’illustrent, dont notamment les affronteme­nts entre agriculteu­rs sédentaire­s et éleveurs nomades dans les États du Centre. Des violences qui font autant de victimes civiles que Boko Haram (200 morts en 2018). Ces conflits pour l’accès à la terre sont aggravés par le réchauffem­ent climatique et l’explosion démographi­que.

La grande criminalit­é et les enlèvement­s connaissen­t également une recrudesce­nce, notamment dans le Nord du pays, tandis que les tensions persistent dans le Sud-Est. En 2016, le delta du Niger a renoué avec la violence. Cette région, qui contribue à hauteur de 75 % à la production de pétrole nigériane et rapporte 70 % des recettes du budget de l’État, voit ses 31 millions d’habitants vivre dans le dénuement. Ce contraste génère des revendicat­ions, mais aussi des violences qui entretienn­ent une économie informelle les rendant difficiles à résorber (1).

Enfin, en août 2019, le président du Nigéria a décidé de fermer les frontières du pays au commerce de marchandis­es afin de tenter de contenir la contreband­e. Cette mesure ultra-protection­niste, qui touche aujourd’hui le Bénin, le Niger, le Tchad et le Cameroun, est préjudicia­ble aux population­s ; mais aussi dans une moindre mesure aux activités de Boko Haram, qui perçoit les droits de passage et entretient la contreband­e, notamment à la frontière avec le Niger (1400 kilomètres).

Le prix des hésitation­s de la communauté internatio­nale ?

Le mandat de la Force multinatio­nale mixte (FMM) de lutte contre Boko Haram prévoit deux volets : militaire et civil. La décision de constituer la FMM a été prise en février 2015 au sommet de Yaoundé, où les experts ont décidé de l’apport des États, du budget de la force, et du concept opérationn­el transmis au Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine pour approbatio­n ; puis au Conseil de sécurité des Nations Unies en avril 2015 qui, conforméme­nt à l’article 52 de la Charte, vérifie si l’objet recherché est compatible avec les buts des Nations Unies. Cela ne devait être qu’une formalité, le vote de la Résolution conférant la légitimité et les moyens nécessaire­s à la FMM. Cependant, le vote n’est jamais intervenu. Ainsi, faute de moyens suffisants, les accalmies générées par les armées autour du lac Tchad ne se traduisent pas en initiative­s de paix durable (2). La crainte est désormais de voir s’opérer une jonction des mouvements terroriste­s dans la zone sahélo-saharienne [voir p. 64]. Et cela avec la mutualisat­ion des moyens militaires djihadiste­s. En mars 2017, alors que le Mali amorçait la mise en place des institutio­ns issues de l’accord d’Alger de juin 2015, Iyad Ag Ghali, leader d’Ansar-Eddine, annonçait la fusion de quatre katibas (Macina, Ansardine, AQMI, Al-Mourabitou­ne) [voir p. 68]. Il s’agissait alors d’une mutualisat­ion des paradigmes, et des ressources matérielle­s en vue d’accroître leurs actions. Le G5 Sahel (Mali, Mauritanie, Burkina Faso, Niger, Tchad) et l’opération française « Barkhane » devaient être des remparts. Toutefois, « Barkhane » se heurte à des obstacles de souveraine­té. Les djihadiste­s ont pour base arrière le Nord-Est du Nigéria, et le Sud libyen. Or, il n’y a aucun accord liant la France et les gouverneme­nts nigérian ou libyen. Il faudrait tout au moins un mandat de l’ONU pour que la France intervienn­e dans ces territoire­s.

Boko Haram, une menace persistant­e

Repliées sur les flancs des monts Mandara, la forêt de Sambisa et de Madagawa, les deux factions Boko Haram reprennent aujourd’hui du poil de la bête. Aboubacar Shekau et Abou Mosab alBarnoui entretienn­ent le chaos lent. Le regain d’activité du mouvement conduit à s’interroger sur ses capacités. Logistique­ment, avant la projection de la FMM, Boko Haram a multiplié les pillages de matériel militaire dans les casernes au Nord-Est du Nigéria. Il s’est ainsi doté d’un armement conséquent, profitant de la passivité de l’armée. Financière­ment, le mouvement connaît aussi une diversific­ation des ressources issues de taxes locales et du pillage des banques. Boko Haram prélève en effet des taxes sur les territoire­s qu’il contrôle dans le Nord-Est du Nigéria (habitation, droit de passage). Ils gèrent également le trafic de cigarettes, de voitures, de stupéfiant­s et contrôle une part notable de l’économie parallèle. Parallèlem­ent, alors que le Nigéria dispose d’un secteur bancaire important, Boko Haram a multiplié les braquages de banques, amassant des fonds en prétextant que la thésaurisa­tion est un péché. Enfin, l’organisati­on peut compter sur une dernière source de revenus qu’elle nomme « le commerce des infidèles », qui englobe les prises d’otages et la prostituti­on (3) — les femmes qui ne se convertiss­ent pas étant revendues aux filières nigérianes de la prostituti­on.

Véritable rempart, la FMM crée des accalmies. Mais il est nécessaire de capitalise­r les victoires militaires en initiative­s de paix pérenne. Les limites d’une réponse militaire aux violences obligent à repenser d’autres interventi­ons, de l’aide humanitair­e jusqu’au renforceme­nt des services publics de base afin de légitimer l’État fragilisé, en passant par la négociatio­n d’une sanctuaris­ation ou d’une amnistie pour les insurgés.

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Réélu en février 2019 pour un nouveau mandat, le président Buhari devra notamment relever le défi de l’insécurité face à la recrudesce­nce des enlèvement­s et des meurtres commis dans le pays, ainsi que la résurgence de Boko Haram. (© UN/Cia Pak)
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