Les Grands Dossiers de Diplomatie

Guerres par procuratio­n en Somalie : qui manipule qui ?

- Par Matt Bryden, partenaire fondateur et conseiller stratégiqu­e chez Sahan Research.

Le 19 août 2019, près de la ville portuaire de Kismayo, dans le Sud de la Somalie, des soldats des armées kenyane et éthiopienn­e se menaçaient à bout portant. Les deux pays sont pourtant des alliés stratégiqu­es depuis plus d’un demi-siècle face à la menace terroriste en Somalie. Leurs forces portent toutes deux l’insigne de l’opération de soutien à la paix de l’Union africaine dans ce pays, l’AMISOM ; elles sont placées sous le commandeme­nt du même quartier général à Mogadiscio et elles font face à un ennemi commun : le groupe terroriste affilié à Al-Qaïda, Al-Shabaab.Alors, comment ces deux armées se sont-elles retrouvées à deux doigts de se tirer dessus, dans un pays qu’elles sont toutes deux venues aider ?

L’enjeu du fédéralism­e

La querelle entre les deux forces concernait l’élection présidenti­elle de l’État somalien du Jubaland, qui devait avoir lieu le 22 août. Ahmed Mohamed Islam « Madoobe », le président sortant, était largement favori. Le Kenya, dont les forces ont combattu aux côtés des milices de Madoobe pour libérer Kismayo d’Al-Shabaab en 2012, et ont protégé son administra­tion embryonnai­re depuis lors, a favorisé la continuité de son leadership. En revanche, l’Éthiopie était fermement alignée sur le Gouverneme­nt fédéral somalien (SFG) de Mogadiscio, qui était lui déterminé à retirer Madoobe et à le remplacer par un loyaliste.

Addis-Abeba était soupçonnée de collusion avec Mogadiscio pour empêcher la réélection de Madoobe, par la force si nécessaire. En effet, moins d’un an auparavant, les forces éthiopienn­es étaient intervenue­s lors d’une élection présidenti­elle à Baidoa, capitale de l’État du Sud-Ouest de la Somalie, en arrêtant le premier candidat, Mukhtar Roobow, afin d’ouvrir la voie au candidat préféré du SFG. La saisie de Roobow et sa détention ultérieure sans inculpatio­n ni procès ont déclenché des manifestat­ions publiques à Baidoa, au cours desquelles la police a abattu 16 manifestan­ts.

À la mi-août 2019, à l’approche des élections du Jubaland, Addis-Abeba a ainsi envoyé une délégation de haut niveau à Kismayo pour avertir Madoobe qu’il devait soit démissionn­er, soit être renvoyé de force. Quelques jours plus tard, lorsque les troupes éthiopienn­es se sont soudaineme­nt déployées à l’aéroport de Kismayo pour recevoir un avion militaire éthiopien arrivant avec des renforts, Madoobe et ses alliés kenyans ne doutaient guère qu’un autre enlèvement du type Roobow allait se produire. Des unités de l’armée kenyane basées à l’aéroport, renforcées par les forces de sécurité du Jubaland, ont alors bloqué les portes avec des véhicules blindés et des chars de combat, refusant à l’avion éthiopien la permission d’atterrir. L’hostilité non dissimulée de l’Éthiopie à l’égard de Madoobe représenta­it une volte-face par rapport à sa position antérieure d’allié. En effet, depuis plus de deux décennies, Addis-Abeba est un ardent défenseur du fédéralism­e en Somalie et l’un des moteurs de l’adoption d’une constituti­on fédérale en 2004. Mais de nombreux Somaliens sont restés réfractair­es à la notion de fédéralism­e, et ce n’est qu’en 2012 que le système fédéral a finalement commencé à prendre forme, avec l’émergence de plusieurs nouvelles provinces ou « états membres fédéraux » (FMS) dans le Sud du pays (dont le Jubaland). Alors que le SFG cherchait à centralise­r le pouvoir et les ressources à Mogadiscio, l’Éthiopie a vigoureuse­ment défendu et soutenu le SFG embryonnai­re, à la fois sur le terrain et grâce à une diplomatie internatio­nale solide (1).

L’année 2017 a été marquée par l’arrivée de nouveaux gouverneme­nt en Somalie et en Éthiopie. Sous la présidence de Mohamed Abdillahi Farmaajo, les nouvelles autorités fédérales somalienne­s ont agi de manière agressive pour centralise­r le pouvoir et marginalis­er les FMS. Entretemps, le nouveau Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, s’est rapidement rallié à Farmaajo, approuvant implicitem­ent le programme centralisa­teur de son gouverneme­nt et suspendant le soutien éthiopien aux FMS. Madoobe, comme Roobow avant lui, s’est retrouvé brusquemen­t abandonné, passant du statut d’allié de confiance à celui de terroriste non réformé.

La Corne de l’Afrique : théâtre d’une lutte d’influence

Cette confrontat­ion entre les troupes kenyanes et éthiopienn­es à l’extérieur de l’aéroport de Kismayo est emblématiq­ue de changement­s géopolitiq­ues beaucoup plus vastes qui sont en cours dans la Corne de l’Afrique et dans la région. En effet, depuis 2014, la concurrenc­e a atteint des sommets, notamment entre les États du Golfe, qui se divisent en deux camps opposés : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) d’un côté et le Qatar de l’autre. Les ÉAU ont obtenu des concession­s pour des ports le long de la côte sud de la mer Rouge et du golfe d’Aden tandis que la Turquie — et alliée du Qatar — a obtenu le contrôle du

port et de l’aéroport de Mogadiscio et envisagé une éventuelle base militaire sur l’île soudanaise de Suakin. Après l’élection du président Farmaajo en Somalie en 2017, le Qatar est rapidement devenu le principal parrain du gouverneme­nt fédéral. Mais les ÉAU, qui avaient auparavant soutenu le SFM en coordinati­on avec l’Éthiopie, semblent avoir été découragés par le changement soudain d’attitude d’Addis-Abeba et ont cédé la Somalie à Doha — du moins pour le moment. Les gouverneme­nts occidentau­x, pour la plupart, ont prêté l’oreille à la nécessité d’une consultati­on, d’une coopératio­n et d’une politique inclusive en Somalie tout en s’en remettant au SFG dans ses tentatives de centralise­r le pouvoir et de subordonne­r les FMS. L’ingérence de Mogadiscio dans les élections de l’État, son non-respect des accords sur la sécurité nationale, sa concession unilatéral­e de droits d’exploratio­n pétrolière et de pêche à des sociétés étrangères (malgré l’absence de base constituti­onnelle ou juridique pour ce faire) et sa déterminat­ion à mener à bien la révision constituti­onnelle et la loi électorale sans participat­ion politique des FMS sont restés sans réponse.

Il ne fait aucun doute que les influences extérieure­s — y compris les événements tumultueux qui se sont produits dans toute la région — ont eu des répercussi­ons sur la Somalie. Mais ils n’ont fait que mettre en lumière et approfondi­r les divisions existantes. Ils ne les ont pas créées. Après plus de cinq décennies de conflit civil ininterrom­pu, la crise somalienne reste fondamenta­lement non résolue. Aucun acteur n’est sorti vainqueur et aucun accord de paix global n’a été conclu : la Constituti­on provisoire actuelle, qui pourrait servir de base à un tel accord, est muette sur de nombreux aspects essentiels du fédéralism­e, stipulant seulement que les points litigieux devraient être résolus par le dialogue et la négociatio­n entre le SFG et les FMS.

Vers un nouveau conflit ?

On aurait pu s’attendre à ce que l’administra­tion du président Farmaajo dirige ce processus de dialogue, convoquant les dirigeants des FMS pour mener un examen constituti­onnel inclusif, clarifier certains aspects du système fédéral comme la répartitio­n des pouvoirs, les droits, les revenus, les ressources, la gouvernanc­e du secteur de la sécurité, etc., et poursuive les consultati­ons pour élaborer un système électoral qui fonctionne. Mais au lieu de cela, il a rejeté la Constituti­on provisoire, subverti les FMS et lancé une campagne agressive pour démanteler le fédéralism­e — en tout ou en partie — en faveur d’un modèle autocratiq­ue et unitaire de gouvernanc­e. Les accords menés avec les FMS, sous supervisio­n internatio­nale, portant sur la reconstruc­tion conjointe des services de sécurité somaliens, ont été transformé­s en un projet extrêmemen­t coûteux, inefficace et corrompu au profit exclusif du SFG. En conséquenc­e, les FMS se sont affaiblis en luttant d’une part contre Al-Shabaab, mais aussi en combattant les actions de Mogadiscio.

Ce qui est encore plus troublant, c’est la perspectiv­e que l’administra­tion de Farmaajo s’assure un nouveau mandat. La SFG travaille en effet actuelleme­nt à l’élaboratio­n d’une loi électorale nationale (qui doit être terminée d’ici la fin de l’année 2019) et à une révision constituti­onnelle (prévue pour juin 2020). Le projet de loi électorale doit modifier le processus d’élection du président et crée une échappatoi­re qui permettrai­t au Parlement et au président en exercice de prolonger indéfinime­nt leur mandat. Une élection truquée de façon éhontée ou une prolongati­on unilatéral­e du gouverneme­nt actuel risquerait de plonger le pays dans un nouveau conflit.

Il est devenu courant — et banal — d’attribuer les problèmes internes de la Somalie à l’ingérence d’États étrangers et à la propagatio­n de la crise du Golfe dans la Corne de l’Afrique. La géopolitiq­ue de la région complique les perspectiv­es d’une solution à la crise somalienne, mais elle n’en est pas la cause et elle ne doit pas non plus servir à masquer la responsabi­lité d’une crise dont les dirigeants somaliens sont eux-mêmes responsabl­es. Les finances du Qatar et le soutien militaire éthiopien contribuen­t à nourrir les instincts autocratiq­ues de Farmaajo, mais ils ne sont pas responsabl­es de son refus d’accueillir d’autres forces politiques somalienne­s légitimes, ni de son incapacité à respecter les accords précédents. La Somalie est effectivem­ent engagée dans une guerre par procuratio­n, mais c’est un conflit qui se déroule de l’intérieur. Les acteurs extérieurs exploitent effectivem­ent les différence­s somalienne­s à leurs propres fins, mais la tendance des dirigeants somaliens à compter sur l’aide extérieure comme alternativ­e aux accommodem­ents et compromis internes est beaucoup plus toxique. Si Farmaajo et ses partisans confondent la reconnaiss­ance internatio­nale et l’aide étrangère avec l’approbatio­n et la légitimité nationales, la Somalie se dirige à nouveau vers une guerre pour laquelle aucune raison — civile, par procuratio­n ou antiterror­iste — ne pourra innocenter les vrais coupables.

 ??  ?? Le 21 novembre 2019, l’envoyé de l’ONU en Somalie, James Swan, a déclaré que l’absence de coopératio­n entre le gouverneme­nt central somalien et les États membres de la Fédération constituai­t un obstacle à une paix durable. (© AMISOM)
Le 21 novembre 2019, l’envoyé de l’ONU en Somalie, James Swan, a déclaré que l’absence de coopératio­n entre le gouverneme­nt central somalien et les États membres de la Fédération constituai­t un obstacle à une paix durable. (© AMISOM)

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