Les Grands Dossiers de Diplomatie
La situation au Kivu : entre soulagement et inquiétudes
Le nombre très élevé des personnes vulnérables constitue une inquiétude majeure : 12,8 millions, parmi lesquels 4,8 millions de déplacés et
540 000 réfugiés.
Si la République démocratique du Congo semble depuis les dernières élections générales, et d’une manière générale, sortir d’une crise profonde et multiforme qui la secouait depuis les années 1990, les pas de cette embellie restent encore très modérés pour ce qui est du Kivu, véritable poudrière, diront certains, de l’Afrique centrale. En effet, le vent du changement impulsé par la dynamique d’alternance dans le pays n’y a jusque-là produit que peu d’effets. Remontée au départ contre la décision de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) du report partiel des élections à Beni et Goma, chef-lieu de la province du Nord-Kivu, on se serait attendu que la tension retombe après la tenue desdites élections. Il semble que non : presque un an après les scrutins, force est de reconnaître que pas grand-chose n’a changé sur la dynamique du conflit. Ni les acteurs internes, ni les forces extérieures qui interfèrent dans cette dialectique ethnique, moins encore les enjeux et jeux économiques complexes, dans cet environnement démographique aux densités très élevées.
Les principales raisons sont certes sécuritaires. Mais on ne saurait oublier la persistance d’autres fléaux tels Ebola ou le poids des réfugiés et déplacés, qui empiètent sur les dynamiques de stabilisation. Du coup, l’opinion semble partagée entre soulagement et inquiétudes. Quel état en faire et quelles perspectives envisager ?
Un certain soulagement post-électoral aux manifestations variées
Bien que certains observateurs aient condamné le retard pris après les élections pour la formation d’un nouveau gouvernement — retard que d’aucuns ont expliqué par des blocages intentionnels —, des négociations se sont poursuivies entre le Cap pour le changement du président Tshisekedi et le Front commun pour le Congo de l’ex-président Joseph Kabila (les deux camps de la coalition au pouvoir), et ont permis d’enregistrer nombre de résultats positifs.
Dans ce registre des résultats probants, on ne devrait pas seulement mentionner la nomination du Premier ministre Sylvestre Ilunga Ilunkamba survenue le 20 mai 2019, mais également la mise en place progressive du Parlement et des gouvernements provinciaux, le retour de plusieurs chefs de l’opposition en exil, la libération de 700 prisonniers politiques, le nouvel élan insufflé au Mécanisme national de suivi de l’Accord-cadre pour la paix, la sécurité et la coopération pour la RDC et la région, voire la décrispation de l’environnement politique.
Cet ensemble d’initiatives qui, de manière générale, visaient à renforcer les institutions congolaises, à améliorer les conditions de vie des populations et à transformer la région des Grands Lacs en un havre de paix, ont constitué selon certains observateurs de la scène politique congolaise des marqueurs politiques, économiques et sociaux de l’avènement d’une ère nouvelle, non seulement pour le Congo, mais aussi pour la région des Grands Lacs.
Signe de ce soulagement, la MONUSCO, dont le président Kabila n’avait cessé de réclamer le départ des troupes ces cinq dernières années, a entamé la fermeture de ses bureaux dans les régions où il ne lui semblait plus y avoir d’événements graves, tout en continuant à protéger la population civile dans les zones où elle semble encore en danger (province de l’Ituri), où l’instrumentalisation des tensions ethniques attise toujours les violences intercommunautaires et où, également, les attaques des Forces démocratiques alliées (ADF) continuent de faire de nombreuses victimes civiles. En somme, même s’il faut reconnaître que la RDC est toujours confrontée à des situations d’urgence complexes, notamment des déplacements internes et externes de personnes ou la lutte contre Ebola, on ne saurait nier que l’on observe depuis la tenue des élections une certaine décrispation du climat politique, débouchant à des actions concertées entre le gouvernement et ses partenaires internationaux. Et dans cette logique, on ne devrait pas seulement noter l’intensification des initiatives entre le Gouvernement, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et la MONUSCO pour faire face aux ravages de l’Ebola, mais également la conduite de missions conjointes entre la MONUSCO et les autorités provinciales congolaises, afin de neutraliser les groupes armés, voire la conclusion d’accords pour mettre fin au recrutement d’enfants soldats.
Des inquiétudes persistantes face à une crise multiforme
Nombre d’observateurs restent cependant inquiets devant l’aggravation de la situation en matière de sécurité dans les régions touchées par l’épidémie d’Ebola (plus de 2200 morts au 30 novembre 2019), ainsi que par les attaques dont les équipes d’intervention contre Ebola font l’objet (plus de 100 morts civiles pour le seul mois de novembre 2019) ; au point que le Programme alimentaire mondial (PAM) a annoncé, vendredi 30 novembre 2019 à Genève, l’interruption provisoire de ses distributions de nourriture dans le cadre de la riposte anti-Ebola à Beni.
En réalité, ces inquiétudes sont multiples. C’est d’abord le nombre très élevé des personnes vulnérables qui constitue une inquiétude majeure : 12,8 millions parmi lesquels 4,8 millions de déplacés et 540 000 réfugiés. L’autre grande inquiétude, c’est la présence continue des groupes armés étrangers et nationaux au Kivu, sans que l’on sache comment ils parviennent à se doter d’armes aussi lourdes, sophistiquées et en aussi grande quantité, alors que le pays vit sous un régime d’embargo depuis plus de dix ans.
Pour y faire face, il a été envisagé pour octobre 2019 une intervention militaire des pays de la région (RDC, Burundi, Rwanda et Ouganda), sous la coordination de la MONUSCO et d’AFRICOM. Les cibles de cette offensive devaient être : • les ADF Nalu ( Allied Defense Forces), d’origine ougandaise, qui opèrent dans l’Ituri, avec des bases dans le parc de Virunga et qui compteraient dans leurs rangs des « shebabs » somaliens et kenyans ; • les FDLR rwandais (Forces démocratiques pour la libération du Rwanda), descendants des réfugiés hutus arrivés au Congo en 1994 au lendemain du génocide. Établis dans la forêt congolaise, ils se nourrissent du trafic de charbon de bois et contrôlent des mines de colombo-tantalite ; • hormis les factions burundaises, trois autres groupes d’origine congolaise sont concernés : les Red Tabara, les Nyatura et le NDC rénové. Toutefois, face aux polémiques soulevées par cette initiative, tant au Parlement que dans la rue en RDC, sa mise en oeuvre reste encore en attente. Si cette initiative d’opérations militaires inquiète bon nombre de Congolais, ce n’est pas seulement en raison de la méfiance généralisée que toute idée d’une ingérence étrangère suscite en RDC depuis l’interpellation controversée du président Lumunba dans les années 1960. C’est également
parce que dès l’annonce de cette initiative d’une intervention militaire collective des États de la sous-région, les groupes rebelles et mafieux présents sur le site, qui vivent de l’exploitation des ressources et de la terreur, ont multiplié entre eux des alliances opportunistes pour y faire face. En somme, les populations ont peur d’être prises en étau entre d’une part, les forces des différents gouvernements des États de la sous-région et, d’autre part, celles des différents groupes du crime organisé.
Des perspectives de stabilisation lointaines, mais désormais possibles
La mort du général Sylvestre Mudacumura, commandant suprême du Front démocratique de libération du Rwanda (FDLR), abattu par l’armée congolaise dans la nuit du 17 au 18 septembre 2019, alors qu’il se trouvait en réunion avec son état-major à proximité du parc des Virunga, au nord de Goma — mort saluée autant en RDC qu’au Rwanda —, semble ouvrir une ère nouvelle de coopération pacifique dans la sous-région. En fait, cette disparition représente à la fois un coup dur pour les rebelles hutus réfugiés au Congo depuis 1994 et une opportunité concrète de reconfiguration des relations entre Kinshasa, Kigali, Bujumbura et Kampala dans le sens d’un approfondissement de leurs relations de confiance réciproques. En réalité, arrivés au Congo au lendemain du génocide des Tutsis et regroupés au sein des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda, ces réfugiés hutus ont, pendant 25 ans, non seulement commis des exactions contre les populations civiles congolaises, mais aussi constitué la principale pomme de discorde des relations entre le Congo et le Rwanda. Vus du Rwanda, ces rebelles menaient des actions conjointes à l’intérieur du territoire rwandais, avec le soutien actif ou tacite du Burundi et de l’Ouganda. Le Burundi étant suspecté de laisser entrer au Rwanda, par la forêt de la Kibira, des groupes de combattants hutus, descendus d’Ouganda en passant par la rive congolaise du lac Kivu.
C’est ce climat de suspicion que le président Félix Tshisekedi va tenter d’assainir, lorsque s’étant rendu à Kigali à la veille de l’anniversaire du génocide, il s’engage à tout mettre en oeuvre pour sécuriser son voisin et approfondir la coopération militaire entre les deux pays, dans l’optique de pacifier l’Est du Congo. La neutralisation du commandant suprême du Front démocratique de libération du Rwanda par les Forces de défense congolaises apparaît donc en définitive comme un acte majeur fondateur dans le rétablissement des mesures de confiance entre les États de la sousrégion. Avec cette montée en puissance de la collaboration des forces de défense des Grands Lacs, l’insécurité pourrait bien changer de camp. Désormais, ni les Allied Defense Forces, ni les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda, ni les factions burundaises, ni les groupes congolais Red Tabara, Nyatura et NDC rénové ne seront plus en sécurité.
Mais ce renforcement des mesures de confiance, bien que constituant un pas décisif, ne pourrait à lui seul stabiliser durablement l’Est du Congo. Il faudrait en plus de ce nouvel esprit de mutualisation sécuritaire, renforcer l’efficacité opérationnelle de la MONUSCO en spécialisant certaines unités dans la traque des groupes armés, la gestion des menaces asymétriques et la lutte contre le crime organisé et les trafics illicites des ressources naturelles.
Enfin, un dernier chantier d’assainissement majeur serait de renforcer le processus de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) des ex-combattants, avec possibilité pour eux de retourner à une vie civile pacifique et productive et, de ce fait, éviter de les maintenir au sein des forces de défense et de sécurité, risquant ainsi de perpétuer les abus vers lesquels le port d’arme continuel et perpétuel ne manquerait pas de les ramener incontestablement.