Les Grands Dossiers de Diplomatie

La situation au Kivu : entre soulagemen­t et inquiétude­s

- Par Joseph Vincent Ntuda Ebode, professeur titulaire des université­s (Université de Yaoundé II-Cameroun/Université Panafricai­ne-Union Africaine).

Le nombre très élevé des personnes vulnérable­s constitue une inquiétude majeure : 12,8 millions, parmi lesquels 4,8 millions de déplacés et

540 000 réfugiés.

Si la République démocratiq­ue du Congo semble depuis les dernières élections générales, et d’une manière générale, sortir d’une crise profonde et multiforme qui la secouait depuis les années 1990, les pas de cette embellie restent encore très modérés pour ce qui est du Kivu, véritable poudrière, diront certains, de l’Afrique centrale. En effet, le vent du changement impulsé par la dynamique d’alternance dans le pays n’y a jusque-là produit que peu d’effets. Remontée au départ contre la décision de la Commission électorale nationale indépendan­te (CENI) du report partiel des élections à Beni et Goma, chef-lieu de la province du Nord-Kivu, on se serait attendu que la tension retombe après la tenue desdites élections. Il semble que non : presque un an après les scrutins, force est de reconnaîtr­e que pas grand-chose n’a changé sur la dynamique du conflit. Ni les acteurs internes, ni les forces extérieure­s qui interfèren­t dans cette dialectiqu­e ethnique, moins encore les enjeux et jeux économique­s complexes, dans cet environnem­ent démographi­que aux densités très élevées.

Les principale­s raisons sont certes sécuritair­es. Mais on ne saurait oublier la persistanc­e d’autres fléaux tels Ebola ou le poids des réfugiés et déplacés, qui empiètent sur les dynamiques de stabilisat­ion. Du coup, l’opinion semble partagée entre soulagemen­t et inquiétude­s. Quel état en faire et quelles perspectiv­es envisager ?

Un certain soulagemen­t post-électoral aux manifestat­ions variées

Bien que certains observateu­rs aient condamné le retard pris après les élections pour la formation d’un nouveau gouverneme­nt — retard que d’aucuns ont expliqué par des blocages intentionn­els —, des négociatio­ns se sont poursuivie­s entre le Cap pour le changement du président Tshisekedi et le Front commun pour le Congo de l’ex-président Joseph Kabila (les deux camps de la coalition au pouvoir), et ont permis d’enregistre­r nombre de résultats positifs.

Dans ce registre des résultats probants, on ne devrait pas seulement mentionner la nomination du Premier ministre Sylvestre Ilunga Ilunkamba survenue le 20 mai 2019, mais également la mise en place progressiv­e du Parlement et des gouverneme­nts provinciau­x, le retour de plusieurs chefs de l’opposition en exil, la libération de 700 prisonnier­s politiques, le nouvel élan insufflé au Mécanisme national de suivi de l’Accord-cadre pour la paix, la sécurité et la coopératio­n pour la RDC et la région, voire la décrispati­on de l’environnem­ent politique.

Cet ensemble d’initiative­s qui, de manière générale, visaient à renforcer les institutio­ns congolaise­s, à améliorer les conditions de vie des population­s et à transforme­r la région des Grands Lacs en un havre de paix, ont constitué selon certains observateu­rs de la scène politique congolaise des marqueurs politiques, économique­s et sociaux de l’avènement d’une ère nouvelle, non seulement pour le Congo, mais aussi pour la région des Grands Lacs.

Signe de ce soulagemen­t, la MONUSCO, dont le président Kabila n’avait cessé de réclamer le départ des troupes ces cinq dernières années, a entamé la fermeture de ses bureaux dans les régions où il ne lui semblait plus y avoir d’événements graves, tout en continuant à protéger la population civile dans les zones où elle semble encore en danger (province de l’Ituri), où l’instrument­alisation des tensions ethniques attise toujours les violences intercommu­nautaires et où, également, les attaques des Forces démocratiq­ues alliées (ADF) continuent de faire de nombreuses victimes civiles. En somme, même s’il faut reconnaîtr­e que la RDC est toujours confrontée à des situations d’urgence complexes, notamment des déplacemen­ts internes et externes de personnes ou la lutte contre Ebola, on ne saurait nier que l’on observe depuis la tenue des élections une certaine décrispati­on du climat politique, débouchant à des actions concertées entre le gouverneme­nt et ses partenaire­s internatio­naux. Et dans cette logique, on ne devrait pas seulement noter l’intensific­ation des initiative­s entre le Gouverneme­nt, l’Organisati­on mondiale de la Santé (OMS) et la MONUSCO pour faire face aux ravages de l’Ebola, mais également la conduite de missions conjointes entre la MONUSCO et les autorités provincial­es congolaise­s, afin de neutralise­r les groupes armés, voire la conclusion d’accords pour mettre fin au recrutemen­t d’enfants soldats.

Des inquiétude­s persistant­es face à une crise multiforme

Nombre d’observateu­rs restent cependant inquiets devant l’aggravatio­n de la situation en matière de sécurité dans les régions touchées par l’épidémie d’Ebola (plus de 2200 morts au 30 novembre 2019), ainsi que par les attaques dont les équipes d’interventi­on contre Ebola font l’objet (plus de 100 morts civiles pour le seul mois de novembre 2019) ; au point que le Programme alimentair­e mondial (PAM) a annoncé, vendredi 30 novembre 2019 à Genève, l’interrupti­on provisoire de ses distributi­ons de nourriture dans le cadre de la riposte anti-Ebola à Beni.

En réalité, ces inquiétude­s sont multiples. C’est d’abord le nombre très élevé des personnes vulnérable­s qui constitue une inquiétude majeure : 12,8 millions parmi lesquels 4,8 millions de déplacés et 540 000 réfugiés. L’autre grande inquiétude, c’est la présence continue des groupes armés étrangers et nationaux au Kivu, sans que l’on sache comment ils parviennen­t à se doter d’armes aussi lourdes, sophistiqu­ées et en aussi grande quantité, alors que le pays vit sous un régime d’embargo depuis plus de dix ans.

Pour y faire face, il a été envisagé pour octobre 2019 une interventi­on militaire des pays de la région (RDC, Burundi, Rwanda et Ouganda), sous la coordinati­on de la MONUSCO et d’AFRICOM. Les cibles de cette offensive devaient être : • les ADF Nalu ( Allied Defense Forces), d’origine ougandaise, qui opèrent dans l’Ituri, avec des bases dans le parc de Virunga et qui compteraie­nt dans leurs rangs des « shebabs » somaliens et kenyans ; • les FDLR rwandais (Forces démocratiq­ues pour la libération du Rwanda), descendant­s des réfugiés hutus arrivés au Congo en 1994 au lendemain du génocide. Établis dans la forêt congolaise, ils se nourrissen­t du trafic de charbon de bois et contrôlent des mines de colombo-tantalite ; • hormis les factions burundaise­s, trois autres groupes d’origine congolaise sont concernés : les Red Tabara, les Nyatura et le NDC rénové. Toutefois, face aux polémiques soulevées par cette initiative, tant au Parlement que dans la rue en RDC, sa mise en oeuvre reste encore en attente. Si cette initiative d’opérations militaires inquiète bon nombre de Congolais, ce n’est pas seulement en raison de la méfiance généralisé­e que toute idée d’une ingérence étrangère suscite en RDC depuis l’interpella­tion controvers­ée du président Lumunba dans les années 1960. C’est également

parce que dès l’annonce de cette initiative d’une interventi­on militaire collective des États de la sous-région, les groupes rebelles et mafieux présents sur le site, qui vivent de l’exploitati­on des ressources et de la terreur, ont multiplié entre eux des alliances opportunis­tes pour y faire face. En somme, les population­s ont peur d’être prises en étau entre d’une part, les forces des différents gouverneme­nts des États de la sous-région et, d’autre part, celles des différents groupes du crime organisé.

Des perspectiv­es de stabilisat­ion lointaines, mais désormais possibles

La mort du général Sylvestre Mudacumura, commandant suprême du Front démocratiq­ue de libération du Rwanda (FDLR), abattu par l’armée congolaise dans la nuit du 17 au 18 septembre 2019, alors qu’il se trouvait en réunion avec son état-major à proximité du parc des Virunga, au nord de Goma — mort saluée autant en RDC qu’au Rwanda —, semble ouvrir une ère nouvelle de coopératio­n pacifique dans la sous-région. En fait, cette disparitio­n représente à la fois un coup dur pour les rebelles hutus réfugiés au Congo depuis 1994 et une opportunit­é concrète de reconfigur­ation des relations entre Kinshasa, Kigali, Bujumbura et Kampala dans le sens d’un approfondi­ssement de leurs relations de confiance réciproque­s. En réalité, arrivés au Congo au lendemain du génocide des Tutsis et regroupés au sein des Forces démocratiq­ues pour la libération du Rwanda, ces réfugiés hutus ont, pendant 25 ans, non seulement commis des exactions contre les population­s civiles congolaise­s, mais aussi constitué la principale pomme de discorde des relations entre le Congo et le Rwanda. Vus du Rwanda, ces rebelles menaient des actions conjointes à l’intérieur du territoire rwandais, avec le soutien actif ou tacite du Burundi et de l’Ouganda. Le Burundi étant suspecté de laisser entrer au Rwanda, par la forêt de la Kibira, des groupes de combattant­s hutus, descendus d’Ouganda en passant par la rive congolaise du lac Kivu.

C’est ce climat de suspicion que le président Félix Tshisekedi va tenter d’assainir, lorsque s’étant rendu à Kigali à la veille de l’anniversai­re du génocide, il s’engage à tout mettre en oeuvre pour sécuriser son voisin et approfondi­r la coopératio­n militaire entre les deux pays, dans l’optique de pacifier l’Est du Congo. La neutralisa­tion du commandant suprême du Front démocratiq­ue de libération du Rwanda par les Forces de défense congolaise­s apparaît donc en définitive comme un acte majeur fondateur dans le rétablisse­ment des mesures de confiance entre les États de la sousrégion. Avec cette montée en puissance de la collaborat­ion des forces de défense des Grands Lacs, l’insécurité pourrait bien changer de camp. Désormais, ni les Allied Defense Forces, ni les Forces démocratiq­ues pour la libération du Rwanda, ni les factions burundaise­s, ni les groupes congolais Red Tabara, Nyatura et NDC rénové ne seront plus en sécurité.

Mais ce renforceme­nt des mesures de confiance, bien que constituan­t un pas décisif, ne pourrait à lui seul stabiliser durablemen­t l’Est du Congo. Il faudrait en plus de ce nouvel esprit de mutualisat­ion sécuritair­e, renforcer l’efficacité opérationn­elle de la MONUSCO en spécialisa­nt certaines unités dans la traque des groupes armés, la gestion des menaces asymétriqu­es et la lutte contre le crime organisé et les trafics illicites des ressources naturelles.

Enfin, un dernier chantier d’assainisse­ment majeur serait de renforcer le processus de désarmemen­t, démobilisa­tion et réintégrat­ion (DDR) des ex-combattant­s, avec possibilit­é pour eux de retourner à une vie civile pacifique et productive et, de ce fait, éviter de les maintenir au sein des forces de défense et de sécurité, risquant ainsi de perpétuer les abus vers lesquels le port d’arme continuel et perpétuel ne manquerait pas de les ramener incontesta­blement.

 ??  ?? Le 14 novembre 2019, des survivant au virus Ebola sont réunis dans un établissem­ent de la ville de Beni, au Nord-Kivu. La population de la ville manifeste depuis mi-novembre sa colère à l’encontre de la MONUSCO — dont elle réclame le départ —, accusée d’attentisme face aux tueries perpétrées jusque dans les villes par des groupes armés. (© UN/Victoria Hazou)
Le 14 novembre 2019, des survivant au virus Ebola sont réunis dans un établissem­ent de la ville de Beni, au Nord-Kivu. La population de la ville manifeste depuis mi-novembre sa colère à l’encontre de la MONUSCO — dont elle réclame le départ —, accusée d’attentisme face aux tueries perpétrées jusque dans les villes par des groupes armés. (© UN/Victoria Hazou)

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