Les Grands Dossiers de Diplomatie

Crise anglophone : le Cameroun danse au bord du précipice

- Par Léon Koungou, chercheur à la Chaire Tocquevill­e en politique de sécurité (Université de Namur).

Depuis les années 1960, l’anglophoni­e génère au Cameroun des revendicat­ions d’ordre identitair­e et communauta­riste qui s’expriment désormais dans la violence, notamment dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest (NOSO), les deux régions anglophone­s du pays (voir carte ci-contre).

Des groupuscul­es réunis autour de l’Interim Government (IG) de Sisuku Ayuk Tabe, l’Ambazonia Governing Council (AGC) de Ayaba Cho Lucas, l’African People Liberation Movement (APLM) de Ebenezer

Akwanga, le Southern Cameroon Liberation Council (SCLC) de Fontem Neba, le Southern Cameroon

National Council (SCNC) de Elvis Kometa, et le

Movement for the Restoratio­n of Independen­t Southern Cameroon (MORISC) de Boh Herbert, dénoncent aujourd’hui la forme actuelle de l’État. Le problème dit « anglophone », qui remonte au lendemain de la réunificat­ion des deux Camerouns (Occidental et Oriental) en 1961, constitue un véritable serpent de mer dans le système politique camerounai­s.

En octobre 2016, la crise latente s’est ouverte au travers de plusieurs mobilisati­ons : • des avocats autour de la préservati­on de la « Common Law » comme système juridique de facture anglo-saxonne ; • des enseignant­s au sujet de la protection des valeurs du sous-système éducatif anglophone ; • et des étudiants revendiqua­nt l’améliorati­on de leurs conditions de travail.

Cela traduit non seulement le malaise ressenti par les ressortiss­ants des régions anglophone­s à propos de la supposée « francisati­on » des pans de l’héritage culturel de cette minorité (4,4 millions de personnes sur une population de 22 millions) pour assurer la prépondéra­nce de la majorité francophon­e ; mais également le rejet de la forme de l’État. En effet, l’État n’est plus la seule instance totale de contrainte et de domination.

Le référendum de 1961 ou la volonté politique d’un grand Kamerun

Colonie allemande de 1884 à 1916, le Cameroun est confié, après la Première Guerre mondiale et sous mandat (SDN), à la double administra­tion française (425 000 km2) et britanniqu­e (53 000 km2). Après la Seconde Guerre mondiale, le mandat est transformé en tutelle par l’ONU. Lorsque le Cameroun francophon­e accède à l’indépendan­ce, le 1er janvier 1960, la situation est confuse dans la zone anglophone. Les négociatio­ns entre les deux entités aboutissen­t au référendum du 1er octobre 1961, et à la création d’une fédération à deux États : le Cameroun oriental (francophon­e) et le Cameroun occidental (anglophone). Pour les anglophone­s, l’acte politique consacre l’aboutissem­ent d’une longue lutte pour l’émancipati­on, et le retour du grand Kamerun. Pour le président de la fédération, Ahmadou Ahidjo, le contrôle de la zone anglophone est une stratégie politique. Installé au pouvoir en zone francophon­e en 1958 par la France, il voulait en effet affermir son pouvoir dans un pays traversé par la rébellion de l’Union des population­s du Cameroun (UPC), dont le leader, Ruben Um Nyobe, avait souvent posé, devant le Conseil de tutelle des Nations Unies, la réunificat­ion des deux Camerouns comme préalable à l’indépendan­ce (1). Après l’indépendan­ce du Cameroun francophon­e, l’UPC décide de continuer sa lutte, prétextant que l’indépendan­ce accordée par la France est fictive. Le contrôle de la zone anglophone allait également sevrer la rébellion d’une base arrière et offrir en parallèle à Yaoundé le contrôle d’un territoire doté de gisements de pétrole (12 % du PIB).

Après la réunificat­ion, le système Ahidjo applique une politique de « francisati­on ». En 1964, dans un article intitulé « Construire ou détruire », Bernard Fonlon, ancien ministre originaire du Nord-Ouest, écrit : « Depuis la réunificat­ion, on conduit à droite, le franc a remplacé la livre, l’année scolaire a été alignée sur celle des francophon­es, le système métrique a remplacé les mesures britanniqu­es, mais en vain ai-je cherché une seule institutio­n ramenée du Cameroun anglophone. L’influence culturelle des anglophone­s reste pratiqueme­nt nulle. » (2) Le référendum du 20 mai 1972 institue la République Unie du Cameroun. Paul Biya, arrivant au pouvoir en 1982, parachève la « francisati­on » (3) et le pays prend l’appellatio­n de République du Cameroun. Pour les anglophone­s, cette décision constitue une stratégie d’assimilati­on. Des mouvements appelant à l’autonomie et à la sécession sont créés : le Cameroon Action

Movement (CAM) en 1992 et les All Anglophone Conference­s (AAC) en 1993. Le SCNC revendique la sécession dès 1995. En décembre 1999, symbolique­ment, le mouvement proclame l’indépendan­ce du NOSO sous l’appellatio­n d’« Ambazonie » — du nom de la baie d’Ambas, au pied du mont Cameroun.

Forces en présence et coût du conflit

Aujourd’hui, les forces gouverneme­ntales affrontent des milices armées, c’est-à-dire des groupuscul­es mi-politiques et mi-criminels qui revendique­nt la partition du pays : L’Ambazonian Defence Forces (ADF) — branche armée de l’AGC —, les Southern Cameroons Defence Forces (SOCADEF) — proches de l’APLM —, l’Anglophone Self Defence Council (ASDC) et les Red dragons — affiliés à l’IG —, le Southern

Cameroons Defence Forces (SCDF) et l’Ambazonian Restoratio­n Army (ARA).

Les combattant­s — entre 2000 et 5000 selon les sources — bloquent les axes routiers, montent des embuscades et attaquent les bases des forces de sécurité. Ces affronteme­nts ne sont pas sans

conséquenc­es. En effet, depuis 2016, ces derniers ont fait 1900 morts, 530 000 déplacés internes et 35 000 réfugiés au Nigéria. Au plan économique, le Groupement interpatro­nal du Cameroun (GICAM) relève qu’en 2017, le NOSO représenta­it 20 % de la production agricole du pays et une grande partie des filières d’exportatio­n (45 % de la production cacaoyère nationale et 70 % de la production de café arabica). Selon le GICAM, le conflit dans cette région aurait causé des pertes estimées en juillet 2018 à 56 milliards de francs CFA de recettes d’exportatio­n sur la filière cacao-café.

Une sortie de crise est-elle possible ?

Les réponses des autorités sont graduelles. Elles ont d’abord enclenché le réflexe de la répression. Certains leaders des mobilisati­ons ont été interpellé­s en 2016, placés en détention sous le motif de terrorisme, puis libérés en deux vagues : en août 2017 dans le cadre d’un « pardon » du président Biya, et en octobre 2019 à l’issue du Grand Dialogue National (GDN). Les anglophone­s sont aujourd’hui tenaillés entre les indépendan­tistes qui les rançonnent, et l’armée qui réprime. Les violences ont empêché la plupart d’entre eux d’aller voter à l’élection présidenti­elle du 7 octobre 2018 où Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, a été à nouveau réélu avec 71 % des suffrages exprimés. Suite à la pression internatio­nale (États-Unis, UE, Nations Unies), Paul Biya a convoqué un GDN, qui s’est déroulé du 30 septembre au 4 octobre 2019, présidé par le Premier ministre, Dion Ngute, pour tenter de mettre un terme aux violences. Le GDN a abouti à la réaffirmat­ion de la décentrali­sation, avec l’octroi d’un statut spécial aux deux régions anglophone­s. Des mesures d’apaisement ont suivi : l’arrêt des poursuites pour 333 détenus anglophone­s et des responsabl­es de l’opposition, dont Maurice Kamto, du Mouvement pour la renaissanc­e du Cameroun, alors en détention pour insurrecti­on.

Les solutions sont techniques et politiques. Au plan technique, les anglophone­s veulent le maintien des sous-systèmes anglophone­s dans les domaines éducatif et judiciaire. Le gouverneme­nt a déjà créé une Commission nationale pour la promotion du bilinguism­e et du multicultu­ralisme. Au plan politique, le gouverneme­nt doit trancher entre la sécession, le fédéralism­e, et la décentrali­sation. Les sécessionn­istes connaissen­t des rivalités : le SCNC, en perte de vitesse, et le SCLC, s’opposent. Au fédéralism­e, le gouverneme­nt oppose la décentrali­sation. La Constituti­on de 1996 prévoit la régionalis­ation avec des exécutifs élus. Cependant, les gouverneur­s nommés par le président de la République dirigent les dix régions. Les population­s souhaitent plus d’autonomie et une gouvernanc­e de proximité. La décentrali­sation implique la rénovation d’une démocratie locale, aujourd’hui contrôlée par des élites issues du décret. Il faudrait une doctrine portée sur une refonte structurel­le des services publics.

 ??  ?? Des gendarmes camerounai­s patrouille­nt dans la ville de Buea, capitale de la province anglophone du Sud-Ouest. En août dernier, le leader séparatist­e Julius Ayuk Tabé a été condamné à perpétuité, douchant tout espoir de dialogue avec le régime de Paul Biya. (© AFP/Marco Longari)
Des gendarmes camerounai­s patrouille­nt dans la ville de Buea, capitale de la province anglophone du Sud-Ouest. En août dernier, le leader séparatist­e Julius Ayuk Tabé a été condamné à perpétuité, douchant tout espoir de dialogue avec le régime de Paul Biya. (© AFP/Marco Longari)
 ??  ?? Au Cameroun, les écoliers sont devenus des pions du conflit qui frappe le pays. Pour la quatrième année consécutiv­e, les écoles restent fermées à l’initiative des séparatist­es, qui selon l’UNICEF auraient fermé 80 % des écoles des régions en crise, et en auraient détruit 74 autres. (© Shuttersto­ck/akturer)
Au Cameroun, les écoliers sont devenus des pions du conflit qui frappe le pays. Pour la quatrième année consécutiv­e, les écoles restent fermées à l’initiative des séparatist­es, qui selon l’UNICEF auraient fermé 80 % des écoles des régions en crise, et en auraient détruit 74 autres. (© Shuttersto­ck/akturer)

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