Les Grands Dossiers de Diplomatie

Demain, une nouvelle guerre entre Inde et Pakistan est-elle possible ?

- Par Didier Chaudet, chercheur associé à l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale), directeur de la publicatio­n du CAPE (Centre d’analyse de la politique étrangère) et chercheur nonrésiden­t à l’IPRI (Islamabad Policy Research Institute).

Puissances nucléaires, l’Inde et le Pakistan sont deux États rivaux depuis leur création après la Partition, en 1947. Alors qu’on se concentre sur les tensions entre les États-Unis et la Chine ou l’Iran, c’est bien cette rivalité souvent considérée comme secondaire à Paris qui pourrait ébranler la stabilité internatio­nale.

Depuis l’été 2019, ce qui est l’équivalent de l’AlsaceLorr­aine entre les deux ennemis héréditair­es a connu une évolution radicale, faisant monter les tensions entre New Delhi et Islamabad. Au point qu’on peut se demander si le noeud gordien de cette rivalité sud-asiatique ne sera pas brutalemen­t tranché par une nouvelle guerre… Un futur possible qui devrait nous inquiéter.

Le Cachemire : état des lieux de l’Alsace-Lorraine sud-asiatique

Le parallèle avec l’Alsace-Lorraine fait sens ici, le Cachemire étant un territoire revendiqué par deux États qui y voient une question de principe, géopolitiq­uement importante et politiquem­ent fondatrice. Il est divisé entre New Delhi et Islamabad, qui, l’un comme l’autre, revendique­nt de fait leur souveraine­té sur l’ensemble du territoire cachemiri.

Pour l’Inde, la décision du dernier maharaja du Cachemire d’intégrer l’Inde règle définitive­ment la question, légalement, en sa faveur. En effet, le Cachemire était alors un État princier, qui avait le droit de choisir son propre destin après le départ des Britanniqu­es. Par ailleurs, pour Jawaharlal Nehru, le père fondateur de l’Inde indépendan­te, intégrer ce territoire majoritair­ement musulman confirmait aux yeux du monde son projet de créer une Inde forte mais aussi plurielle, ne se réduisant pas à sa majorité hindoue.

Les Pakistanai­s ne sont pas moins sûrs de leurs droits sur l’ensemble du Cachemire. Si les États princiers du sud-continent comme le Cachemire ont pu faire leur choix à la Partition, ce choix était censé être guidé par la religion de la population et la géographie. Or, le Cachemire, à l’indépendan­ce, était à 80 % musulman et dans la continuité géographiq­ue du Pakistan. Quand des États princiers à majorité hindoue ont été tentés par l’indépendan­ce (Hyderabad) ou par l’union avec le Pakistan (le Junagadh), New Delhi n’a pas hésité à intervenir militairem­ent (1). Preuve historique, pour le Pakistan, que le Cachemire aurait dû lui revenir. Aujourd’hui, Islamabad appelle surtout au respect des droits humains au Cachemire indien et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Nombreux sont les décideurs civils, à Islamabad, et militaires, à Rawalpindi, à être persuadés que si on les laissait libres de choisir, les Cachemiris se rallieraie­nt majoritair­ement à l’idée d’un rattacheme­nt au Pakistan (2). Cette rivalité autour de l’AlsaceLorr­aine sud-asiatique a nourri de vives tensions entre Inde et Pakistan, jusqu’à la guerre. Ainsi que l’agitation d’un territoire cachemiri dont les habitants ont eu à subir le désir de contrôle de New Delhi, et une présence militaire pesante et traitant le Cachemire administré par l’Inde comme un territoire colonial. Pourtant, au début des années 2000, on constate que la situation va dans le sens des intérêts indiens : les militants séparatist­es, même avec le soutien du Pakistan, n’ont pas réussi à s’imposer militairem­ent ; la population aspire à la paix, la rébellion s’éteint alors de fait. Et cela au moment où l’éventualit­é d’un dialogue sur le Cachemire semble possible avec le leader pakistanai­s de l’époque, Pervez Musharraf. Hélas pour les Cachemiris, New Delhi n’a pas saisi cette occasion d’apaisement pour retirer la pression militaire dans ce territoire. De même, le Centre a fait l’erreur de considérer toute manifestat­ion dans sa périphérie cachemirie comme la continuati­on des actions rebelles/terroriste­s du passé. Une telle situation a fait naître un rejet de l’État indien au sein de la jeune génération, et le retour d’un nouveau militantis­me séparatist­e/djihadiste pendant la décennie 2010 (3).

Le 5 août 2019, New Delhi a décidé de révoquer l’autonomie du Cachemire indien. Le Centre prend en main directemen­t

Avec la situation actuelle au Cachemire, les belliciste­s dans les deux pays sont en position de force : au Pakistan, toute montée en puissance des violences poussera une partie de l’opinion à demander une réaction plus musclée ; en Inde, cette même situation sera considérée comme de la responsabi­lité du Pakistan.

le contrôle du territoire. Et il a ouvert de fait la porte à une « colonisati­on » du Cachemire indien par des population­s notamment hindoues venant d’autres régions du pays (4). S’attendant à une réponse de la population, 35 000 soldats supplément­aires ont été envoyés sur place immédiatem­ent avant, les moyens de communicat­ion (Internet et téléphonie mobile) ont été coupés (5). Une présence militaire dont le but est clairement de terroriser la population musulmane locale, de la pousser à la soumission (6).

L’Inde prête à la guerre ?

Avec la situation actuelle au Cachemire, les belliciste­s dans les deux pays sont en position de force : au Pakistan, toute montée en puissance des violences poussera une partie de l’opinion à demander une réaction plus musclée ; en Inde, cette même situation sera considérée comme de la responsabi­lité du Pakistan. On constate en effet, dans l’analyse d’une partie non négligeabl­e des élites civiles et militaires indiennes, une tendance à nier la population musulmane du Cachemire comme un acteur indépendan­t. Et donc à considérer que lorsque des violences ont lieu sur ce territoire, cela a forcément été planifié et organisé de l’autre côté de la frontière (7).

Autre point amenant à être plutôt pessimiste pour l’avenir de la paix en Asie du Sud : on constate que, du côté de New Delhi, on voit ce qui s’est passé en août 2019 comme une première étape vers un objectif plus ambitieux. Comme

l’a affirmé le ministre de la Défense indien, Rajnath Singh, à l’avenir, toute discussion indo-pakistanai­se sur le Pakistan ne pourra concerner… que la partie du Cachemire sous l’autorité d’Islamabad, c’est-à-dire l’Azad Cachemire et le Gilgit-Baltistan. Cette position est bien sûr celle de la droite nationalis­te indienne (8), à laquelle le gouverneme­nt indien actuel n’a aucun intérêt à s’opposer. Mais c’est aussi une position officielle de l’État indien, qui va bien au-delà de l’extrême droite (9) : l’autre position traditionn­elle indienne, plus modérée, acceptant de fait la partition du Cachemire entre New Delhi et Islamabad, semble ne plus être de saison. Plus largement, il faut constater que l’Inde de Modi n’est plus celle des sécularist­es, ou celle de Nehru, prête à inclure les minorités à l’intérieur, et n’étant pas forcément à la recherche de l’affronteme­nt militaire à l’extérieur. Comme expliqué par Christophe Jaffrelot, la montée en puissance du Premier ministre actuel est à associer à celle d’une vision de l’Inde comme démocratie favorisant la majorité contre les minorités, et traitant les musulmans, en particulie­r, comme des ennemis de l’intérieur (10). Avec une telle philosophi­e identitair­e, adoptant de fait l’idée de « choc des civilisati­ons » également chère aux islamistes radicaux, on voit mal le pouvoir actuel rechercher un dialogue apaisé, à l’avenir, avec le Pakistan.

Quid du Pakistan et des Cachemiris ?

Il est ironique de constater que, contrairem­ent à ce qu’on pense souvent en Occident, c’est du côté d’Islamabad qu’on retrouve une certaine retenue : le gouverneme­nt d’Imran Khan a été clair sur le fait qu’il ne voulait pas la guerre avec l’Inde. Mieux encore, lors d’un discours prononcé à Torkham (près de la frontière afghano-pakistanai­se), le 18 septembre 2019, Imran Khan a été sans ambiguïtés : tout Pakistanai­s qui passerait la « Ligne de Contrôle » (11) pour combattre l’armée indienne agirait, en fait, contre l’intérêt bien compris des Cachemiris eux-mêmes (12). C’est une critique directe des mouvements djihadiste­s qui rêveraient de retrouver ce champ de bataille. Mais cela reflète aussi un sentiment profond, très répandu au Pakistan : l’idée selon laquelle, depuis quelques temps déjà, l’Inde de Modi est clairement belliciste, et cherche des excuses pour un nouveau conflit. En fait, Islamabad n’a pas caché ses craintes de voir New Delhi aller jusqu’à organiser une « opération sous faux drapeau » pour provoquer une nouvelle guerre (13).

Pourtant, malgré la bonne volonté apparente du gouverneme­nt légal, il est probable que du côté pakistanai­s comme cachemiri, les belliciste­s auront le dessus. Notamment face à l’agitation de la population cachemirie en Azad Cachemire (14), et à l’agacement d’une partie de l’opinion publique pakistanai­se, on voit mal les services de sécurité pakistanai­s rester passifs.

Quant aux djihadiste­s, ils vont trouver dans une partie de la jeunesse cachemirie des recrues facilement mobilisabl­es : on se rend compte qu’aujourd’hui, les plus radicalisé­s au Cachemire sont moins intéressés par les groupes basés au Pakistan, et leur préfèrent des formations autant anti-indiennes qu’anti-pakistanai­ses, comme Daech ou le groupe Ansar Ghazwat-ul Hind (associé à Al-Qaïda) (15) Leurs actions, à l’avenir, pourraient bien mettre le feu aux poudres entre Inde et Pakistan.

La prochaine guerre indo-pakistanai­se sera-t-elle nucléaire ?

Enfin, si les tensions amènent Inde et Pakistan à la guerre, il ne faut pas forcément s’attendre à une guerre limitée. En fait, l’escalade nucléaire est possible.

Depuis la guerre de 1971, l’Inde a confirmé la supériorit­é de ses forces convention­nelles. Une situation qui s’est forcément renforcée ces derniers temps, avec les moyens financiers à la dispositio­n de New Delhi, et alors que l’armée pakistanai­se reste en alerte pour lutter contre de possibles agressions venant non seulement de la Ligne de Contrôle indo-pakistanai­se, mais aussi de la frontière avec l’Afghanista­n (16). L’armée indienne suit la stratégie du « Cold Start » : elle peut rapidement se déployer pour frapper en territoire pakistanai­s, en réaction à une action considérée comme une provocatio­n dont Islamabad serait responsabl­e selon New Delhi (17). Avec le désir affirmé par le gouverneme­nt de Narendra Modi de se saisir, à terme, du Cachemire administré par le Pakistan, et la logique de djihadiste­s sud-asiatiques qui ont toujours voulu pousser à un affronteme­nt par leurs attaques en Inde, l’idée d’une escalade pleinement assumée est à craindre.

Face à celle-ci, le Pakistan aura une carte à jouer pour se protéger d’une attaque convention­nelle massive : son arsenal nucléaire. Dans ce domaine, les capacités d’Islamabad ne sont pas à sous-estimer : aujourd’hui, on considère que le pays a au moins 110 à 130 bombes nucléaires, et qu’il aurait la capacité de devenir la troisième puissance nucléaire par son nombre de bombes dans un avenir proche (18). Pour se protéger d’une invasion, l’armée pakistanai­se a été claire : elle pourrait utiliser l’arme nucléaire en premier. Surtout des missiles nucléaires de courte portée, pensés pour frapper l’armée de l’ennemi. Mais ce qu’on apprend des simulation­s nucléaires, c’est qu’on en reste rarement à cet emploi limité de l’arme nucléaire, avec les conséquenc­es terribles qu’on imagine.

En guise de conclusion : la diplomatie française et l’Asie du Sud

Quand on prend en compte la fragilité actuelle de la situation sud-asiatique, on comprend que la diplomatie française devrait considérer l’Asie du Sud comme une priorité. Et surtout qu’elle devrait donner la priorité à une stratégie visant au maintien de la paix. Mais à Paris, on sous-estime peut-être le danger

encouru par cette partie du monde. Après s’être pris d’une passion romantique pour l’Afghanista­n, Paris a décidé de créer des liens forts avec l’Inde avant tout (19). Les diplomates français ont même été de diligents auxiliaire­s (20) pour les Indiens sur la question cachemirie, faisant fi de la situation des droits de l’homme dans le Cachemire indien. De fait, par ce choix, la France a aidé à décrédibil­iser l’ONU (21) comme acteur potentiell­ement stabilisat­eur du conflit. On peut comprendre la politique de Paris sur le court terme : l’Inde représente un marché alléchant pour notre complexe militaro-industriel. Et il est diplomatiq­uement de bon sens de maintenir de bonnes relations avec New Delhi, pour des raisons évidentes. Mais nos diplomates devraient aussi penser la région comme un tout : réduire notre diplomatie à un seul acteur, aussi important soit-il, c’est limiter notre influence, et rendre moins crédible notre défense de certaines valeurs (22).

Une diplomatie plus réaliste, plus concentrée sur les intérêts français et européens, serait aussi, naturellem­ent, fondée sur des valeurs autrement plus généreuses : préserver la paix entre Inde et Pakistan, et donc aider, avec l’aide de nos partenaire­s européens, à ce qu’un dialogue soit maintenu entre New Delhi et Islamabad ; mais aussi éviter que l’Afghanista­n ne reste un champ de bataille pour la guerre froide sud-asiatique (23). Cela demanderai­t de maintenir de bonnes relations avec l’Inde, mais sans aller jusqu’à l’alignement sur le sujet épineux du Cachemire. Il faudrait, dans cette optique, préserver et renforcer la relation indo-française sur certains dossiers (militaire, maritime, etc.), tout en cultivant une relation diplomatiq­ue plus active avec le Pakistan. Un équilibre qui serait utile aux Français et aux Européens en général, non seulement pour aider à préserver la paix entre Inde et Pakistan, mais aussi pour aider à apporter la stabilisat­ion de l’Afghanista­n. Donner la priorité à la défense de la stabilité de l’ensemble de l’Asie du Sud éviterait les dangers géopolitiq­ues, sécuritair­es, humanitair­es que pourrait provoquer une nouvelle guerre indo-pakistanai­se pour la stabilité internatio­nale. Et cela nous permettrai­t d’éviter une autre crise migratoire venant d’Asie du Sud : n’oublions pas que la crise de 2015 s’est en partie nourrie du chaos afghan (24).

Aujourd’hui, on considère que le Pakistan dispose d’au moins 110 à 130 bombes nucléaires, et qu’il aurait la capacité de devenir la troisième puissance nucléaire par son nombre de bombes dans un avenir proche.

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