Les Grands Dossiers de Diplomatie
Afghanistan, retour à la case départ ?
À lire la presse internationale de la première semaine de septembre, la paix en Afghanistan était à portée de main. Il fallait pourtant être naïf ou suffisamment fatigué par cette guerre sans fin pour se laisser aller à rêver que les négociations entre les États-Unis et les talibans aient une chance d’aboutir au terme de leur neuvième round.
Des négociations qui n’en sont pas
Tout d’abord parce qu’il ne s’est jamais agi de négocier la paix, mais de chercher à quelles conditions les talibans accepteraient de s’engager dans un tel processus. Or, depuis juillet 2018, les discussions piétinaient sur des questions d’échanges de prisonniers, jusqu’à ce que, coup de théâtre du 20 décembre, Donald Trump annonce le retrait de 7000 soldats, soit la moitié des troupes, annonce assortie de ce commentaire sur la chaîne CBS : « On verra ce qui va se passer avec les talibans. Ils veulent la paix, ils sont fatigués, je pense que tout le monde est fatigué. Nous devons nous sortir de ces guerres sans fin et ramener nos gars à la maison. » Les talibans comprennent aussitôt qu’ils peuvent mettre la barre très haut et exigent désormais le retrait complet de toutes les troupes étrangères avant toute négociation de paix qui se fera, le temps venu, entre Afghans. Du coup, ce sont les Américains qui, dos au mur, essaient d’arracher aux talibans des garanties permettant un retrait sans risque et sans déshonneur. Mais de négociations de paix, point !
Le chef négociateur taliban, Abdul Baradar, sorti pour la circonstance des geôles pakistanaises à la demande du négociateur américain Zalmay Khalilzad, est plus redoutable que prévu et ne lâchera pas un pouce de ses positions entre la quatrième session de Doha en janvier 2019 (après la déclaration intempestive de Donald Trump), et la neuvième session de septembre, où le Président sifflera la fin de la partie. Pour les Américains, les quatre points clés sont : un cessez-le-feu, un engagement de dialogue avec le gouvernement de Kaboul, un engagement qu’aucun attentat ne sera jamais fomenté contre les États-Unis depuis le sol afghan, et des garanties de sécurité pour un retrait graduel des troupes. En inversant l’ordre des choses, Baradar refuse tout cessez-le-feu avant le retrait, et tout dialogue avec le gouvernement qu’il traite de marionnette. Les talibans n’offrent ainsi que la garantie de sécurité du retrait des troupes — si toutefois un accord est signé, faute de quoi ce sera fonction de leur propre appréciation (1) — et l’engagement de rompre tout soutien à des groupes terroristes. Mais c’est là que le bât blesse, car cet engagement est caduc depuis que Serajuddin Haqqani est le numéro deux des talibans aux côtés de Mollah Akhunzada. En effet, Haqqani, chef du réseau terroriste éponyme, est l’interface d’Al-Qaïda au sein de la direction des talibans.
Ainsi, les Américains n’obtiennent quasiment rien, et les talibans font sans cesse la triste démonstration qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu sans accord de retrait. Au beau milieu des négociations, les deux attaques des bases militaires de Helmand et de Badghis font plus de 50 morts et, pendant le dernier round de septembre, une douzaine d’attaques létales sont menées dans les provinces du Nord et de l’Ouest, avant les attentats des 3 et 5 septembre à Kaboul, qui ont fait plus de 30 morts dont un soldat américain.
Un Donald Trump discrédité
Entretemps, Donald Trump avait imaginé une mise en scène incroyable : inviter le président Ashraf Ghani et les négociateurs talibans à Camp David, pour parler de paix à l’occasion de la signature des « accords de Doha », mais séparément puisque, selon le New York Times du 10 septembre (2), chacune des deux parties avait refusé de rencontrer l’autre ! Une mise en scène sans réel contenu mais dans un lieu hautement symbolique et à une date qui l’est encore davantage. Comment le président de la plus grande puissance militaire du monde a-t-il pu imaginer une telle reconnaissance officielle des talibans et de leur poids politique, à deux jours du 18e anniversaire des attentats du World Trade Center, qui sont à l’origine de la plus coûteuse et la plus longue guerre de son histoire, dont le but était justement d’éliminer définitivement le régime taliban ? Plus de mille milliards de dollars, plus de 6500 jours et plus de 4000 soldats tués… pour rien ? In extremis, le 9 septembre, Donald Trump annule tout, quelques jours avant le retour du corps du soldat tué le 5 septembre dernier. Mais le discrédit est total.
Des talibans en position de force face à un pouvoir affaibli
Si ces fausses négociations de paix ont fait couler beaucoup d’encre, il n’y a plus grand chose à en attendre, malgré les efforts de Zalmay Khalilzad, qui s’est rendu à Islamabad dès le 4 octobre et a attendu dans les coulisses du ministère des Affaires étrangères que la délégation talibane officielle, conduite par Baradar, accepte une rencontre informelle. La rencontre a eu lieu selon la presse pakistanaise mais sans confirmation de part et d’autre. Les talibans restent sûrs d’eux et Khirullah Khairkhwa, un des négociateurs cité par le New York Times du 21 octobre (3), déclare : « Partout où ils sont, les Américains ne suivent que leurs
intérêts. S’ils ne les atteignent pas, ils quittent la zone. Il est clair qu’il en sera de même pour Kaboul. » Et comme les talibans restent fermes sur la non-reconnaissance du régime de Kaboul dont ils attendent la chute — ou au moins l’enlisement dans une élection présidentiellle qui semble aujourd’hui aussi désastreuse qu’en 2014 —, ils soignent surtout leurs relations diplomatiques régionales au Pakistan, en Russie et en Chine. L’histoire bégaie parfois. Comment ne pas faire le parallèle avec 2014 ? C’était déjà pendant une élection présidentielle chaotique que l’OTAN préparait son retrait, mais que la Maison-Blanche exigeait d’abord la signature d’un accord bilatéral de sécurité (BSA) sur lequel le président Karzaï refusait de se déterminer, puisque la Constitution ne lui permettait pas de se représenter, et qu’il préférait laisser le BSA à l’appréciation de son successeur. Problème, le processus électoral avait duré neuf mois, au terme desquels aucun des deux candidats du second tour ne fut clairement désigné vainqueur, d’où un montage bicéphale improbable, Ashraf Ghani président et son concurrent Abdullah, chef exécutif du gouvernement. Or, l’élection 2019 se présente sous les mêmes auspices : dès le lendemain du scrutin du 28 septembre, les deux mêmes candidats se sont autoproclamés vainqueurs, alors que six semaines plus tard, le comptage des bulletins valides n’est toujours pas achevé. Les premiers chiffres de la participation donnés par la Commission électorale ont varié de 2 695 890 le 3 octobre à 1 791 703 le 27 ! Un nouveau recomptage est toujours en cours à la mi-novembre…
Dans ces conditions d’affaiblissement du pouvoir exécutif, les capitales régionales peinent à convaincre les talibans d’accepter de négocier avec le président Ashraf Ghani, qui avait été soigneusement écarté du processus de Doha, comme de celui de Moscou d’ailleurs. La réunion qui devait se tenir à Beijing fin octobre a été reportée jusqu’à au moins la fin novembre, sans que l’on sache très bien si c’est le gouvernement afghan qui peine à faire la liste de sa délégation ou si ce sont les talibans qui ne sont pas du tout enclins à discuter avec un régime qu’ils continuent de qualifier de « laquais des États-Unis » et qui est de toute façon en fin de parcours et affaibli.
Quelles perspectives ?
Le processus de Moscou est le plus avancé et, passé un court délai de pudeur après l’échec des négociations de Doha, Vladimir Poutine a repris la main en invitant la délégation talibane le 14 septembre. Certes, la Russie soutient le processus de retrait des troupes américaines, mais il y a bien longtemps que Moscou entretient de bonnes relations avec les talibans. L’envoyé spécial du Kremlin à Kaboul, le bien nommé Zamir Kabulov, déclarait dès 2016 à l’agence Anadolu : « Les talibans sont devenus une force politique incontournable, ils ont abandonné l’idée du djihad global » (4). Vu sous cet angle, les Russes craignent beaucoup plus la capacité de nuisance de Daech dans leur pré carré des républiques d’Asie centrale et préfèrent à tout choisir un accord entre talibans et des personnalités politiques influentes dans les provinces du Nord, tels Qanooni, Atta Nur, Ismaël Khan, tous membres du Jamiat-e-Islami, les adversaires d’hier, mais qui ont déjà maintes fois rencontré les talibans à Moscou. L’idée est évidemment de créer une force politique et combattante capable de vider le Nord de l’Afghanistan de toute présence de Daech et d’en faire une zone-tampon de sécurité. Les Britanniques faisaient à peu près la même chose au XIXe siècle pour sécuriser les zones pachtounes L’idée [des Russes] est de créer une force politique et combattante capable de vider le Nord de l’Afghanistan de toute présence de Daech et d’en faire une zone-tampon de sécurité. aux frontières orientales de l’Afghanistan. Le « Grand Jeu » n’en finit pas. Les perspectives ne sont pas bonnes, il n’y aura pas de cessez-le-feu sans accord de retrait, mais Donald Trump semble décidé à ne pas décevoir son électorat ; le général Miller, commandant des forces américaines en Afghanistan, a annoncé le 21 octobre que le contingent avait déjà été réduit de 2000 hommes cette année. Pendant ce temps, les talibans gagnent du terrain, ils contrôlent déjà au moins 60 districts sur 407 et en disputent environ 200, ne laissant que 36 % du territoire sous le plein contrôle de l’État. Les talibans sont aux portes du pouvoir, comme un cruel retour à la case départ ! Si cela devait advenir, comment la communauté internationale écrira-telle l’histoire cette fois ? Personne ne s’est vraiment posé la question de savoir pourquoi les talibans, depuis le début de leur épopée en 1994 jusqu’à la fin des années 2000, étaient presqu’exclusivement des Pachtounes. Ce n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui, mais il reste que les Afghans en ont assez de cette ethnicisation de la guerre et des clivages du pouvoir. Une approche plus anthropologique mais complexe de l’Afghanistan, dès 2002 après la déroute des talibans, plutôt que le tout-militaire, aurait probablement limité la remontée en puissance de ces talibans redevenus incontournables.