Les Grands Dossiers de Diplomatie

Hong Kong : la Chine défiée ?

- Entretien avec Jean-François Di Meglio, président d’Asia Centre.

Voilà plus de cinq mois que l’ex-colonie britanniqu­e a basculé dans une vague de contestati­on qui semble de plus en plus violente et radicale. Comment expliquer cette situation ? J.-F. Di Meglio :

Cela s’explique par de multiples facteurs, qui ne tiennent pas forcément à la raison initiale qui portait, pour rappel, sur la loi concernant l’extraditio­n possible de citoyens issus ou résidents de territoire­s tiers (donc Hong Kong entre autres) vers la Chine populaire ou le lieu de juridictio­n dont ils dépendent. Il est naturel que l’intention « cachée » de cette loi soit apparue, c’est-à-dire le remplaceme­nt de procédures illégales (y compris l’enlèvement à Hong Kong de personnali­tés justiciabl­es en Chine) par un cadre officialis­é chinois. Aujourd’hui, c’est l’ensemble des grandes fractures de la société hongkongai­se qui sont mises au jour et chacune de ces fractures intervient dans ce qui a été une ouverture au sein de cette apparence d’ordre public qui régnait à Hong Kong.

Pour tenter d’expliquer ce qui se passe à Hong Kong, il convient déjà de rappeler que c’est une société très policée. Or, comme dans toutes les sociétés très policées, si l’on bascule de l’autre côté de la ligne, il est très difficile d’anticiper le niveau de violence qui en résultera. Et, contrairem­ent à l’image que l’on s’en fait en Occident, il existe dans les sociétés asiatiques un rapport à la violence qui est totalement différent du nôtre. L’explicatio­n de fond de la situation actuelle réside bien évidemment dans le fait que nous sommes en présence d’une génération née bien après la rétrocessi­on de 1997, et qui compare l’état de Hong Kong tel qu’il devait être selon les accords de 1984 à ce qu’il est devenu aujourd’hui. Cette nouvelle génération ne se reconnaît absolument pas dans ce Hong Kong d’aujourd’hui. En 1984, les accords annonçaien­t « un univers harmonieux » avec un rapprochem­ent bénéfique pour Hong Kong, comme pour la Chine. Or, la population d’aujourd’hui voit que son niveau de vie ne sera pas égal à celui des génération­s précédente­s. Cette population se heurte par ailleurs à des difficulté­s pour profiter de la croissance chinoise, qui a apporté de la richesse en Chine continenta­le, mais qui, en parallèle, génère auprès de la population hongkongai­se le sentiment de voir sa propre prospérité décliner. Cette question pourrait être discutée car de nombreux éléments de la prospérité hongkongai­se n’ont pas décliné, mais il y a effectivem­ent eu des changement­s, en particulie­r pour les jeunes diplômés qui sont aujourd’hui au coeur du sujet. Cette fracture est liée notamment à des éléments immobilier­s, à des éléments de politique officielle mais aussi, au niveau culturel ou sociologiq­ue, à un hiatus qui ne s’est absolument pas comblé entre la culture du continent et la culture de Hong Kong. En effet, même si le mandarin s’est propagé — de façon certes limitée — à Hong Kong, cette langue n’a pas apporté de mixité des visions ou des cultures. Il existe encore une forme d’étrangeté du continent chez les jeunes de Hong Kong, mais également une vision du continent sur l'ancienne colonie britanniqu­e perçue comme méprisante par les Hongkongai­s. Il ne faut pas oublier que nous parlons d’une ancienne colonie, l’une des premières à avoir échappé à la souveraine­té chinoise. C’est donc l’ensemble de ces hiatus qui sont actuelleme­nt en train d’être mis au jour à Hong Kong.

Les médias donnent parfois l’image d’une véritable guérilla dans les rues de Hong Kong, pourtant il semble que certains quartiers soient totalement épargnés par ces troubles. Qu’en est-il réellement de la situation sécuritair­e sur place aujourd’hui ?

Si vous êtes dans un endroit de la ville où rien ne se passe, et que vous ignorez totalement les évènements en cours, il est tout à fait possible de passer à côté du sujet. Cela n’était en revanche absolument pas le cas au tout début du mouvement, lorsque les premiers weekends de manifestat­ions rassemblai­ent plus d’un million de personnes, car certains quartiers étaient complèteme­nt vides, tandis que d’autres étaient envahis par des milliers de manifestan­ts. Il importe également de préciser que ces mouvements étaient initialeme­nt pacifiques, ce qui a évolué par la suite. Aujourd’hui, la situation semble se circonscri­re. Il reste un petit noyau de résistance. Même si les université­s de la ville ont fermé — ce qui a quand même un impact majeur —, la situation sur le terrain est aujourd’hui très différente de celle du mois d’octobre, où nous avions affaire à des flash mobs, avec des bagarres qui pouvaient éclater à n’importe quel moment.

Alors que 6000 soldats de l’Armée populaire de libération (APL) sont basés dans les casernes du territoire hongkongai­s, quelle est la position de Pékin sur la situation à Hong Kong ? Une interventi­on militaire est-elle possible ?

Il est important de noter que la position de Pékin a été exprimée par voie extrêmemen­t indirecte. Le phénomène le plus parlant, même si le moyen d’expression s’est voulu délibéréme­nt original, c’est le nettoyage, par les soldats de l’APL, des rues encombrées de débris à la suite des manifestat­ions. Bien sûr, Pékin réprouve ce qui se passe à Hong Kong par des canaux divers, que ce soit par le représenta­nt de Pékin dans l’ex-colonie britanniqu­e, ou via des articles de la presse continenta­le. Il y a cependant une chose sur laquelle le gouverneme­nt chinois insiste bien, et à laquelle il fait bien attention de faire allusion, c’est le concept « un pays, deux systèmes ». Le principe qui régit Hong Kong pendant les 50 années qui suivent la rétrocessi­on (donc jusqu’en 2047), c’est le rule of

law (l’État de droit). Pékin répète bien ce principe qui garantit la distinctio­n entre ce qui se passe à Hong Kong et ce qui se passe sur le continent, où on a plutôt coutume de parler de rule by law (l’État

par le droit). Pékin se sert de cette expression pour montrer que ce sont les émeutiers qui enfreignen­t le rule of law, et qu’ils sont donc en dehors de la loi. Et jusqu’à présent, Pékin s’interdit donc d’intervenir. La dernière interventi­on de ce type, à laquelle tout le monde pense, c’est Tian’anmen, en 1989. Mais à l’époque, la répercussi­on médiatique immédiate et l’instantané­ité des nouvelles étaient très différente­s de ce qu’elles sont aujourd’hui. Le contrôle des images, en cas de répression plus ou moins violente, aurait un impact sur Pékin. Certes, plus on avance dans le temps, et plus les observateu­rs peuvent se dire que le niveau de désordre est tel que personne ne serait fautif en remettant de l’ordre dans cette situation. Mais est-ce que Pékin est capable de remettre de l’ordre sans utiliser des moyens qui susciterai­ent la réprobatio­n générale en Occident ? Probableme­nt que non. C’est pour cela que Pékin sait qu’il vaut mieux éviter d’en arriver là. En prenant la décision de pointer du doigt les évènements hongkongai­s, le Congrès américain a rendu encore plus difficile une éventuelle action de Pékin, qui refuse pourtant toute ingérence et tout commentair­e par des tiers sur ce qui se passe à Hong Kong.

Comme vous venez de le dire, le 20 novembre 2019, le Congrès américain a apporté son soutien aux manifestan­ts de Hong Kong. Depuis, le président Donald Trump a promulgué une loi « sur la démocratie et les droits de l’homme à Hong Kong », qui menace de suspendre le statut économique spécial accordé par Washington à l’ex-colonie britanniqu­e si les droits des manifestan­ts ne sont pas respectés. Pékin a dénoncé « une abominatio­n absolue » qui « dissimule de sinistres intentions ». Cela peut-il envenimer encore plus la situation ?

Fin novembre, la révolte était circonscri­te à un noyau de résistants autour de l’École polytechni­que. Petit à petit, les parents — sous l’influence de Pékin ou non — ont réussi à faire rentrer les moins radicaux des étudiants à la maison. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une société confucéenn­e, où les études sont importante­s. Le fait que les université­s soient fermées est perçu comme un élément très néfaste dans les familles. Nous avons même affaire à une société beaucoup plus confucéenn­e que celle de Pékin en 1989, où bon nombre d’étudiants n’étaient même pas de la ville. À Hong Kong, les étudiants sont très proches de leur famille, ce qui a une influence. La prise de position de Washington aura donc plus d’impact sur les négociatio­ns commercial­es que sur le moral des manifestan­ts. Ce soutien est avant tout symbolique.

Quelle est la position des Taïwanais sur la situation à Hong Kong ? Ont-ils l’impression d’être « les prochains sur la liste » ?

Au contraire, la position de Taïwan est en réalité de profiter de cette crise. Si certains disent qu’ils sont « les prochains sur la liste », c’est davantage dans le but d’instrument­aliser la situation dans le contexte de l’élection présidenti­elle taïwanaise, qui doit avoir lieu le 11 janvier 2020. Cette élection est un élément clé dans toute la gestion de la crise de Hong Kong. En montrant du doigt ce que Pékin est capable de faire — ou du moins les conséquenc­es d’un accord avec Pékin tel celui qui a été conclu avec Hong Kong en 1984 —, Taïwan cherche à montrer qu’il n’y a pas de bon accord avec le gouverneme­nt chinois. Cela précipite donc les électeurs vers ce que j’appelle « la vraie voie taïwanaise », Cette situation profite donc au Parti démocrate progressis­te (DPP), au détriment du Kuomintang. S’il n’y avait pas les élections à Taïwan en 2020, Carrie Lam, la cheffe de l’exécutif de Hong Kong, serait partie depuis longtemps, ce qui aurait signifié que les autorités de Hong Kong, et celles de Pékin, se plient à la volonté de la rue. Et si Taïwan avait manifesté à son tour, alors le gouverneme­nt chinois aurait dû plier également. L’actuelle présidente taïwanaise, Tsai Ing-wen, a été très habile jusqu’à présent et n’a jamais prononcé le mot d’indépendan­ce pour Taïwan. En revanche, elle dit aux étudiants hongkongai­s : « Vous êtes les bienvenus chez nous ». En 1997, lors de la rétrocessi­on, cela avait également été le cas.

Quid des conséquenc­es économique­s et financière­s de cette mobilisati­on à Hong Kong ?

Au niveau économique, l’impact est très fort à court terme, car la ville est entrée en récession. L’impact a été direct sur les flux de marchandis­es, ce qui a ralenti le commerce, mais aussi sur le tourisme — et notamment le tourisme chinois —, qui constitue une ressource importante à Hong Kong. Les flux touristiqu­es peuvent recommence­r demain, car la ville bénéficie d’une réelle attractivi­té, si la situation revient à la normale. Cependant la situation n’est pas la même sur le plan financier. Il va sûrement y avoir une reconfigur­ation très forte, non pas des investisse­ments déjà existants, mais de ceux qui auraient pu se faire sur la place financière de Hong Kong.

La grande question est aujourd’hui de savoir qui va bénéficier de cela. Certains pensent que ça ne peut pas être Singapour, dont les métiers concernent plutôt la gestion d’actifs, au contraire de Hong Kong qui s’est spécialisé dans le marché des changes et les métiers de la finance. Cependant, les expertises, si elles sont différente­s, ne sont pas si éloignées, et Singapour constitue donc à ce titre un bon candidat, à la différence de Shanghaï, qui n’en est pas capable tant que la devise chinoise ne sera pas convertibl­e. Du côté des autorités chinoises, c’est Shenzhen qui fait office de candidat. Ce qui est clair, c’est que dans les dix à quinze années qui viennent, l’importance de la place financière de Hong Kong va changer, sinon décliner.

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