Les Grands Dossiers de Diplomatie

La Birmanie d’Aung San Suu Kyi et la paix impossible

- Entretien avec Martin Michalon, doctorant en géographie, Centre Asie du Sud-Est à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Il y a maintenant deux ans, la Birmanie faisait la une de l’actualité internatio­nale en raison de la « crise des Rohingyas ». Cette minorité musulmane, persécutée depuis de nombreuses années, était contrainte à l’exil après que les autorités du pays eurent décidé de répondre violemment aux actions des rebelles rohingyas contre l’armée birmane. Où en est la situation aujourd’hui ?

Les violences de l’automne 2017 auraient fait 6700 victimes civiles et plus de 625 000 réfugiés au Bangladesh. Ces derniers se sont eux-mêmes ajoutés à des vagues de déplacemen­t antérieure­s, portant le total à 900 000 personnes. Il ne reste en Birmanie qu’un nombre réduit de « Rohingyas », notamment ceux vivant sous étroite surveillan­ce dans des camps autour de Sittwe (la capitale régionale) depuis les pogroms de 2012. Actuelleme­nt, les tensions en Arakan ne sont pas tant liées à la « question rohingya » qu’au nouveau conflit qui a éclaté en 2018 entre la Tatmadaw

(armée birmane) et l’Arakan Army se réclamant de la cause arakanaise [voir infra].

Dès novembre 2017, la Birmanie et le Bangladesh ont signé un accord de rapatrieme­nt des « Rohingyas » ; des camps de transit ont été construits. Néanmoins, deux ans plus tard, aucun réfugié n’est rentré en Birmanie selon le mécanisme officiel. La situation semble bloquée, entre des réfugiés qui n’ont aucun désir de retour, un gouverneme­nt birman qui maintient à leur encontre un système d’apartheid, et des autorités bangladais­es qui n’ont pas l’intention de les accueillir dans la durée ni de les intégrer. À la fin de l’année 2019, les autorités bangladais­es devraient déplacer un premier groupe de réfugiés vers Bashan Char, une île inhabitée du golfe du Bengale. À terme, ils devraient être près de 100 000 à vivre sur cette terre vulnérable aux aléas climatique­s. Dès 2017, l’UE a sanctionné plusieurs responsabl­es de la Tatmadaw ; des pourparler­s sont en cours pour suspendre le « système généralisé de préférence­s » qui accorde aujourd’hui à la Birmanie un accès préférenti­el au marché européen. Le mois de novembre 2019 a marqué une accélérati­on : la Gambie a déposé une plainte devant la Cour de Justice internatio­nale ; la Cour pénale internatio­nale a approuvé une instructio­n ; l’Argentine a lancé une enquête visant pour la première fois explicitem­ent Aung San Suu Kyi.Autant de développem­ents qui vont tendre les relations entre la Birmanie et l’Occident.

En janvier dernier, un nouveau front s’est ouvert dans l’État de l’Arakan (ou Rakhine) — une région considérée comme stratégiqu­e par les puissants voisins chinois et indien qui y multiplien­t les investisse­ments — par un groupe armé ( Arakan Army) affirmant lutter au nom de bouddhiste­s et réclamant un statut d’autonomie. Comment expliquer ce nouveau front ?

L’Arakan Army (AA) a été formée en avril 2009 par des activistes arakanais dans la région de Laiza, dans le Nord-Est de la Birmanie, fief de la Kachin

Independen­ce Army (KIA). Pendant des années, elle s’est ainsi aguerrie loin d’Arakan. Au cours de l’année 2018, elle a fait son retour dans les collines du Sud de l’État Chin et du Nord de l’Arakan, générant des accrochage­s de plus en plus violents avec la Tatmadaw. En janvier 2019, un seuil a été franchi : on assiste désormais à un conflit ouvert, mêlant accrochage­s quotidiens et frappes aériennes, et qui aurait déjà fait près de 100 000 déplacés. L’AA est un adversaire sérieux : elle compterait entre 5 et 10 000 combattant­s aguerris, bien équipés et qui connaissen­t le terrain ; elle dispose d’une certaine solidité économique, construite sur la taxation et les trafics ; enfin, elle jouit d’un certain soutien populaire.

Depuis sa formation, l’AA réclame un système politique authentiqu­ement fédéral, qui donne plus d’autonomie aux quatorze États et régions fédérés de Birmanie et assure une meilleure redistribu­tion des richesses : avec près de 40 % de taux de pauvreté, l’Arakan reste la deuxième région la plus pauvre, alors même que le gisement de gaz Shwe, au large de ses côtes, est l’un des plus abondants du pays. En 2018, le dirigeant de l’AA, le général Tun Myat Naing, marque son retour en Arakan avec deux slogans : « the way of Rakhita », référence nationalis­te renvoyant à la grandeur passée du royaume d’Arakan, avant sa conquête par les rois birmans, et « Arakan dream 2020 », date à laquelle il compte obtenir l’autodéterm­ination, aux contours néanmoins assez flous. Le Nord de l’Arakan est une région stratégiqu­e. D’une part, l’Inde y déploie le Kaladan Multi-Modal Transit Transport Project, visant à désenclave­r ses États du Nord-Est par un réseau d’infrastruc­tures routières et fluviales entre le port arakanais de Sittwe et Aizawl, dans le Mizoram. D’autre part, la Chine déploie des projets massifs autour du port de Kyauphyu : depuis 2013 et 2015, la ville est reliée à Kunming (Yunnan) par un gazoduc et un oléoduc permettant aux flux d’éviter le détroit de Malacca ; un port en eau profonde est en cours d’aménagemen­t pour un budget de 1,3 milliard de dollars ; en septembre 2018, les gouverneme­nts birman et chinois ont relancé un projet de ligne ferroviair­e entre Kyaukphyu et Kunming.

Depuis son indépendan­ce en 1948, la Birmanie n’a jamais connu de paix durable, avec de nombreux conflits ethniques qui s’éternisent. Existet-il un point commun derrière tous ces conflits ?

Tous ces conflits dérivent d’un héritage colonial qu’il est de plus en plus difficile de solder. Lorsqu’ils se sont emparés du pays, les Britanniqu­es ont contribué à réifier la notion d’ethnie et à lui attribuer une valeur politique : ils ont notamment promu les population­s minoritair­es, vues comme plus réceptives à l’entreprise coloniale que l’ethnie majoritair­e bamar. Le pays faisait également l’objet d’une gestion à deux vitesses : d’un côté Burma Proper, rassemblan­t les basses terres de peuplement bamar, sous contrôle direct ; de l’autre les Frontier areas, comprenant les périphérie­s montagneus­es, peuplées de minorités ethniques, et soumises à un contrôle plus lâche. En 1947, lors des négociatio­ns d’indépendan­ce, une question centrale se pose : Burma Proper et Frontier Areas doivent-elles former deux pays différents, ou rester unies au sein de la future Birmanie ? Les minorités ethniques plaident pour la première solution, les Bamar et la Couronne britanniqu­e pour la seconde. En janvier 1947, l’accord entre le général Aung San et le Premier ministre britanniqu­e Attlee entérine cette dernière. Face aux inquiétude­s des minorités, Aung San signe le 12 février 1947 l’accord de Panglong, mettant en place un système officielle­ment fédéral. Néanmoins, avant même l’indépendan­ce du 4 janvier 1948, des fractures se font jour et des conflits éclatent. Cette défiance entre le gouverneme­nt central et certaines minorités centrifuge­s a été alimentée par une redistribu­tion très inégale des richesses, assimilée à une spoliation prédatrice des ressources de la périphérie par le centre, ainsi que par une politique d’assimilati­on culturelle autour des valeurs bamar et bouddhiste­s.

Ces revendicat­ions politiques ont le plus souvent été complétées, voire supplantée­s, par des consi

dérations économique­s : les groupes armés contrôlent de vastes territoire­s, des forêts de teck, des mines de pierres précieuses ; ils lèvent des taxes auprès des population­s civiles ; ils contrôlent des flux de contreband­e, des réseaux de trafics de drogue, des laboratoir­es de production de métamphéta­mines. Dans ce contexte, ils ne défendent pas seulement une vision politique, mais aussi des intérêts économique­s.

Quels sont actuelleme­nt dans le pays les conflits ethniques les plus actifs ?

On peut distinguer deux principaux foyers de tension. Le Nord de l’Arakan et le Sud de l’État Chin sont le théâtre de violents combats entre la Tatmadaw et l’Arakan Army. Dans le Nord de l’État Shan, entre la ville de Hsipaw et celle de Muse, sur la frontière chinoise, l’armée birmane est aux prises avec quatre groupes rebelles : la Ta’ang National Liberation Army (TNLA), se réclamant de l’ethnie palaung ; la Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA), luttant pour l’ethnie kokang ; la Kachin Independen­ce Army

(KIA), menée par les Kachins, ainsi que l’Arakan Army. Ces groupes ont longtemps lutté séparément. Néanmoins, en novembre 2016, ils ont lancé une offensive conjointe sous le nom d’« Alliance du Nord ». Les accrochage­s entre les groupes armés et la Tatmadaw se sont poursuivis jusqu’en décembre 2018, date à laquelle cette dernière a déclaré un cessez-le-feu unilatéral historique. Néanmoins, cette relative accalmie a pris fin en août 2019, lorsque la TNLA, la MNDAA et l’AA ont mené de spectacula­ires attaques coordonnée­s hors de leur zone d’activité habituelle, visant notamment une académie militaire dans la ville de Pyin Oo Lwin, à seulement une heure de route de la grande ville de Mandalay.

À ces deux fronts actifs, on peut en ajouter un troisième, qui connaît une relative accalmie : celui de la KIA, dans l’État Kachin, au Nord. Depuis 2011, la région a connu de violents combats, qui ont fait plus de 100 000 déplacés. Néanmoins, la KIA semble avoir saisi l’opportunit­é du cessez-le-feu de décembre 2018, même si l’avenir reste très incertain.

Notons que la conflictua­lité ne se réduit pas à la seule opposition entre Tatmadaw et groupes armés : on compte également des centaines de milices pro-gouverneme­ntales, dont certaines sont d’anciennes organisati­ons rebelles qui ont mis leurs armes au service du gouverneme­nt. Ces acteurs constituen­t une nébuleuse complexe : les Border

Guard Forces (BGF) sont en partie financées, équipées et supervisée­s par la Tatmadaw ; les People’s Militia Forces (PMF) sont financière­ment et opérationn­ellement autonomes ; d’autres entretienn­ent des relations plus informelle­s avec l’armée régulière.

Comment l’État birman gère-t-il ces multiples conflits ethniques, notamment depuis l’arrivée de Aung San Suu Kyi au pouvoir ?

En octobre 2015, à la veille des élections générales, le président U Thein avait arraché un « cessez-le-feu national » ( National Ceasefire Agreement, NCA), qui ne concernait en réalité que 8 groupes armés (plutôt mineurs) sur les 21 alors actifs. Lorsqu’elle accède au pouvoir en mars 2016, Aung San Suu Kyi fait de la paix l’une de ses priorités. En août 2016, mai 2017 et juillet 2018, elle préside ainsi trois « Conférence­s de Panglong du XXIe siècle », censées poser les bases d’un nouveau système plus fédéral. Néanmoins, les négociatio­ns s’enlisent : la Tatmadaw exige que les groupes armés renoncent officielle­ment à toute velléité de sécession avant toute négociatio­n ; le gouverneme­nt Aung San Suu Kyi est lui-même critiqué pour son inflexibil­ité, sa défiance et son manque de dialogue. Aujourd’hui, tant parmi les signataire­s du NCA que parmi les groupes encore en lutte, la confiance semble durablemen­t érodée. Au-delà de la dimension militaire, sur laquelle il n’a aucune prise, le gouverneme­nt d’Aung San Suu Kyi a commis d’importante­s maladresse­s dans son rapport aux minorités ethniques.Ainsi, à l’issue des élections de novembre 2015, la National League for Democracy (NLD) a obtenu la majorité absolue dans 12 des 14 parlements régionaux. Dans les deux autres (États Shan et d’Arakan), elle aurait pu laisser aux assemblées locales le soin d’élire leur Chief Minister ; néanmoins, elle s’est appuyée sur la Constituti­on pour imposer des dirigeants NLD. Cette décision, vécue comme une imposition du pouvoir central sur la périphérie, a joué un rôle important dans l’explosion du conflit en Arakan en 2018. En mars 2017, le nouveau pont de Chaungzon, dans l’État Môn, est achevé : alors que la population locale réclame de lui donner un nom môn, le gouverneme­nt insiste pour le baptiser du nom du général Aung San. Dans le même temps, les gouverneme­nts régionaux érigent des statues du général Aung San dans certaines capitales ethniques comme Loikaw ou Myitkyina. Toutes ces initiative­s sont vécues par les minorités comme des gestes de « birmanisat­ion » autoritair­e.

 ??  ?? Alors que les 900 000 réfugiés Rohingyas qui ont dû fuir la Birmanie craignent un retour au pays faute de garanties de sécurité sur place, le Bangladesh qui les accueille propose de déplacer 100 000 d’entre eux vers l’île de Bhasan Char. (© Shuttersto­ck/Hafiz Johari)
Alors que les 900 000 réfugiés Rohingyas qui ont dû fuir la Birmanie craignent un retour au pays faute de garanties de sécurité sur place, le Bangladesh qui les accueille propose de déplacer 100 000 d’entre eux vers l’île de Bhasan Char. (© Shuttersto­ck/Hafiz Johari)
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Le 13 juillet 2019, des membres de l’ethnie Chan manifesten­t dans les rues de Rangoun pour demander la fin du conflit entre les forces gouverneme­ntales et l’Arakan Army dans la zone située entre les États de Chin et de Rakhine. (© AFP/ Sai Aung Main)

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