Les Grands Dossiers de Diplomatie
Ressources halieutiques : trésors des mers
Dans nos sociétés actuelles, les ressources halieutiques deviennent de plus en plus stratégiques, rendant les populations pleinement dépendantes de la mer et de ses richesses…
Du poisson à l’origine d’un conflit armé ? Non, ceci n’est pas le scénario catastrophe d’un mauvais film hollywoodien. C’est bien ce qui pourrait arriver aujourd’hui en mer de Chine méridionale, autour des îles Natuna. Le ton est en effet monté ces derniers mois lorsque des navires de pêche chinois, escortés par des gardes-côtes, ont investi cet espace maritime indonésien. Djakarta a alors déployé des navires de sa marine pour sécuriser la zone et faire valoir sa souveraineté. S’il n’y a pour l’heure pas d’incident majeur, les relations entre les deux États restent tendues. Le poisson a fait de l’homme un être proche de l’eau. Depuis les origines de l’humanité, les communautés n’ont cessé de se tourner vers la mer pour assurer leur subsistance. C’est ainsi que l’Homme s’est mis à pêcher, récolter, capturer, élever poissons, mammifères marins, algues ou crustacés près des côtes comme au large. On estime aujourd’hui que l’alimentation des populations précolombiennes se composait déjà à plus de 40 % de produits issus de la mer. Et, si depuis que l’homme est homme, ces ressources ont été exploitées pour nourrir, elles le sont encore davantage à l’heure actuelle, pour répondre à une forte demande dans les secteurs alimentaire [voir l’analyse de S. Abis p. 48], médical ou encore scientifique. Ce n’est un secret pour personne : la population ne cesse d’augmenter. Onze milliards d’êtres humains peupleront notre planète en 2100 et la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) prévoit une hausse de 50 % de la demande alimentaire dans le monde d’ici 2050 : l’enjeu est donc de taille.
La pêche : des moments de gloire aux heures sombres
La pêche, qu’elle soit artisanale et côtière ou bien industrielle et hauturière, a toujours fait partie de la vie des hommes. Elle s’est souvent pratiquée de la même façon : trouver un filon, l’exploiter jusqu’à épuisement, puis migrer vers d’autres eaux plus riches ou abritant de nouvelles espèces à exploiter… Sauf qu’avec l’ère industrielle, les techniques de pêche ont évolué, bouleversant tout un secteur en le faisant changer d’échelle : on peut pêcher partout, plus longtemps, donc davantage… De véri
tables navires-usines se sont multipliés et règnent aujourd’hui encore en maîtres sur le secteur halieutique : on pêche, prépare, congèle le poisson à bord, puis celui-ci est transféré sur un cargo qui l’apportera à terre, permettant au navire de pêche de rester plus longtemps dans la zone poissonneuse. Autrefois soviétiques, ces navires sont désormais plutôt chinois ou coréens. Gardons en tête que si l’Asie détient actuellement la flotte de pêche la plus importante du monde — avec 3,5 millions de bateaux, soit 75 % de la flotte mondiale —, 1 % de cette flotte mondiale — représentée par les navires d’une longueur hors tout (1) de plus de 24 mètres — effectue à elle seule 50 % des captures. Et cette tendance au gigantisme ne répond pas à un simple plaisir mais à un véritable besoin. Si la population mondiale augmente, la demande en ressources halieutiques la suit de près. Les chiffres le prouvent : si en 1960 la consommation mondiale de poisson était en moyenne à 9 kg par an et par habitant, elle a atteint les 20,5 kg en 2017 — mais avec de fortes disparités : les Japonais culminent à 50 kg quand les Indiens s’en tiennent à 5 kg.
S’ajoute à cette pratique légale, la pêche INN (illégale, non déclarée, non réglementée), qui s’avère un véritable fléau à la fois pour l’environnement mais aussi pour la survie des populations de pays qui voient leurs eaux poissonneuses assaillies de pêcheurs illégaux ou de grands bateaux-usines qui raflent bancs sur bancs jusqu’à plus soif [voir l’analyse de H. Dupuis p. 71]. Certaines réglementations sont cependant mises en place afin de limiter ce phénomène. Ainsi l’Union européenne a par exemple établi depuis 2010 une liste noire des pays qui ne respectent pas ses directives en matière de pêche raisonnée — chaque navire doit fournir une certification d’origine et de légalité des captures — afin qu’aucun produit issu de pratiques INN n’arrive sur son territoire. En tant que plus grand marché d’importation des produits de la mer, sa voix se fait entendre : en effet, plusieurs pays ayant fait l’objet d’un avertissement (Philippines, États-Unis, Panama ou encore Corée du Sud) ont fini par corriger leurs pratiques afin d’y accéder. Et ce n’est pas tout, l’UE fixe aussi des quotas de pêche suivant l’objectif du rendement maximum durable défini par la FAO, c’est-à-dire la plus grande quantité d’espèces de poissons que l’on peut pêcher en moyenne et à long terme, sans affecter le processus de reproduction. Et encore une fois, cela semble fonctionner ! En 2010 par exemple, les quotas de pêche au thon rouge en Méditerranée ont été drastiquement diminués car les stocks étaient pratiquement épuisés. Cinq ans plus tard, cette mesure avait fait ses preuves et voilà que le roi des poissons foisonnait à nouveau en Mare Nostrum, permettant aux quotas d’être rehaussés. Mais les plus menacées par la surpêche restent les espèces des grands fonds, car leur processus de reproduction est généralement bien plus lent et tardif que la moyenne. L’empereur, le grenadier, la lingue ou encore le sabre sont ainsi dangereusement menacés.
Et si encore la surpêche était l’unique problème… Mais ce n’est pas le cas : certaines techniques elles-mêmes sont condamnables — et pas toujours condamnées — car elles capturent sans discrimination de nombre ou d’espèce. L’industrialisation des techniques de pêche a en effet provoqué le développement de moyens destinés à capturer en masse. GPS et sonars se sont ainsi invités à bord des bateaux afin de traquer les bancs de poissons, ne leur laissant aucune chance. On voit
De véritables naviresusines se sont multipliés et règnent aujourd’hui encore en maîtres sur le secteur halieutique : on pêche, prépare, congèle le poisson à bord, puis celui-ci est transféré sur un cargo qui l’apportera à terre, permettant au navire de pêche de rester plus longtemps dans la zone poissonneuse.
aussi aujourd’hui d’immenses chaluts racler le fond des océans afin d’y capturer tout ce qui s’y trouve, dégradant un environnement déjà fragile. Plus exotique : les pêches au cyanure ou à la dynamite mettent en péril tout l’écosystème des zones où elles sont pratiquées. La pêche électrique aussi, qui consiste à envoyer des impulsions dans les sédiments afin d’étourdir puis capturer les espèces qui y vivent, est très décriée. Déjà proscrite aux États-Unis, en Chine ou au Brésil, elle vient juste d’être définitivement interdite en Europe, à compter de 2021. Face à l’épuisement des stocks, on développe petit à petit de nouvelles techniques, de manière à maîtriser la production et la consommation halieutique. Une solution se démarque particulièrement : l’aquaculture.
Du poisson en batterie
Que ce soient les Égyptiens avec leurs élevages de tilapias il y a plus de 4000 ans, les Grecs et leurs cultures d’huîtres, les moines cisterciens du Moyen-Âge et leur réseau d’approvi
sionnement en ressources halieutiques fraîches à travers l’Europe ou encore les Chinois de l’ère Chunqiu avec leur traité sur l’élevage de poissons, de nombreux peuples et civilisations à travers les âges ont trouvé une alternative à la capture. Si longtemps encore l’aquaculture est restée timide et bien moins exploitée que la pêche, elle a, dans les dernières décennies, littéralement explosé, tandis que les chiffres de la pêche stagnent depuis près de 30 ans. Notons que la Chine, depuis le début des années 1990, produit à elle seule plus de poissons d’élevage (62 % en 2016) que l’ensemble des pays du monde réunis, suivie par l’Inde, l’Indonésie et le Vietnam. On distingue aujourd’hui deux pratiques : l’aquaculture continentale, qui consiste à élever des espèces en eau douce et produit à l’heure actuelle plus de deux tiers des espèces d’élevage. Et la mariculture, qui se pratique en mer : les espèces sont placées dans des cages alimentées en eau de mer. Si cette méthode concerne moins de spécimens, elle est généralement employée pour élever des espèces carnivores, plus chères et plus appréciées des consommateurs.
Ces techniques se sont développées au point que la croissance annuelle moyenne de ce secteur est passée à 8,8 % — contre 1,2 % pour la pêche — en à peine plus d’un demi-siècle. Cette croissance est notamment due à l’importante réduction des coûts de production par rapport à la capture. Mais l’aquaculture a aussi son lot de défauts : en effet, il n’y a pas que les poulets qui sont élevés en batterie, car, comme l’élevage sur terre, elle est victime du succès de son industrialisation. À l’heure actuelle, plus de 70 % de la production aquacole est qualifiée d’intensive. Dans certaines fermes, la concentration de poissons par mètre cube dépasse même les 60 kg, impliquant une hausse du risque de stress, de blessures ou encore de propagation de maladies. En 2007 par exemple, le
Chili, alors deuxième pays producteur de saumons au monde, a vu se fermer plus de la moitié de ses fermes aquacoles. La raison ? Un simple virus : l’isavirus, responsable de l’anémie infectieuse du saumon, qui s’est répandue à une vitesse vertigineuse dans la plupart des sites salmonicoles chiliens. Cinq étaient touchés peu après l’apparition de la maladie, 74 un an plus tard ! Alors, pour éviter des épidémies de cette nature, les éleveurs ont recours à des antibiotiques, qui, s’ils préservent la santé du poisson tant qu’il est dans sa cage, finissent par se retrouver dans nos assiettes… Autre impact tout aussi néfaste : l’alimentation des élevages. Car il faut les nourrir, ces carnassiers ! Bien que certains poissons comme le tilapia se nourrissent essentiellement de végétaux, c’est loin d’être le cas pour le thon ou le saumon. Il faudra par exemple 4 kg de farine de poisson pour alimenter 1 kg de saumon, et 20 kg pour 1 kg de thon rouge ! Et ces farines animales sont évidemment produites à base de poissons… pêchés ! Dans un contexte d’épuisement des stocks, cette pratique n’est donc pas sans poser quelques problèmes.
Mais ne soyons pas alarmistes pour autant, des solutions pour une aquaculture durable se développent. C’est ainsi que le principe d’aquaponie, qui consiste à élever des espèces aquatiques et des
Plus de 70 % de la production aquacole est qualifiée d’intensive. Dans certaines fermes, la concentration de poissons par mètre cube dépasse même les 60 kg, impliquant une hausse du risque de blessures ou de maladies.
plantes terrestres sur un même site, a vu le jour ces dernières années. Les déchets organiques des poissons — après avoir été transformés en nutriment par des bactéries introduites dans le bassin — alimentent la terre de culture et créent de l’engrais. Quant à l’eau, filtrée et oxygénée grâce aux plantes cultivées, elle est ensuite récupérée pour l’élevage. Dans cette dynamique, de nombreuses fermes aquacoles d’Asie s’installent désormais juste à côté de rizières. L’aquaculture, si elle suit cette dynamique, a donc encore de beaux jours devant elle.
À la conquête de l’or vert
La mer, on l’a vu, recèle d’incroyables richesses alimentaires : poissons, crustacés, coquillages, mais aussi des algues ! Et oui, bien que l’Occident en soit — en apparence — bien peu friand, les algues font partie de notre quotidien. Nous en consommons chaque jour : shampoings, crèmes de soin et maquillage ont depuis longtemps intégré dans leur composition ces végétaux marins. Mais nous en mangeons aussi, même si nous ne nous en rendons pas forcément compte. Agar, alginates ou encore carraghénanes sont ce que l’on appelle des texturants algaux qui constituent pour les aliments autant d’additifs aux propriétés stabilisantes, épaississantes ou encore gélifiantes. Ainsi, nous retrouvons de l’algue dans nos pâtisseries, nos bonbons, nos boissons gazeuses, nos pizzas ou notre charcuterie industrielle… Sur les 27 millions de tonnes d’algues qui sont récoltées chaque année dans le monde, les trois quarts finissent dans nos assiettes. Et c’est la Chine qui aujourd’hui tient le haut du podium pour la culture d’algues — en particulier les algues brunes — et leur transformation industrielle ; le Japon, quant à lui, en est l’un des plus grands consommateurs avec une consommation moyenne de 7 à 9 kg d’algues fraîches par an et par habitant. L’Europe est, elle, à la traîne puisqu’elle ne contri
bue qu’à moins de 1 % de la production d’algues, essentiellement récoltées à l’état sauvage en France et en Norvège. Mais à l’heure où les régimes alimentaires font fureur, jusqu’à dicter notre mode de vie, l’algue se distingue peu à peu comme l’aliment miracle. Car cette petite plante salée et gélatineuse est extrêmement riche en fibres et en sels minéraux et s’avère la seule plante de notre planète à contenir de la protéine complète, soit l’ensemble des acides aminés essentiels.
L’algue, c’est l’avenir : solution pour nourrir les hommes, elle est aussi une alternative à de nombreux matériaux ou produits polluants. Des chercheurs explorent les possibilités de fabriquer du carburant à base de micro-algues. La jeune start up montpelliéraine Neomerys s’est ainsi lancée dans le projet ambitieux d’industrialiser une énergie verte à base de lipides d’algues et remplacer le gazole à la pompe d’ici 2035 ! L’entreprise bretonne Algopack, quant à elle, vise à développer un plastique entièrement biodégradable, à base d’algue... Affaires à suivre !
La mer : pharmacie du futur
Depuis quelques années, les technologies nous ont permis d’aller chercher plus profond dans les océans pour y découvrir des espèces aux propriétés inouïes. Le secteur médical s’est immédiatement intéressé à ces organismes afin de développer des traitements souvent révolutionnaires aux maladies, des plus bénignes aux plus graves.
Il n’est pas surprenant que les ressources marines aient des vertus médicinales. N’oublions pas que la vie est née dans l’eau et qu’elle s’y est longtemps développée avant d’atteindre la terre. Et dans les abysses, sombres, où la pression est intense et où le froid glacial côtoie les fortes chaleurs de sources hydrothermales, des organismes vivants ont élu domicile. Or, pour subir de telles conditions de vie, il faut faire montre d’une extraordinaire adaptabilité à ce milieu clairement hostile. Cette faune des milieux extrêmes présente des propriétés hors du commun qui laissent entrevoir aux chercheurs d’immenses espoirs pour la médecine. Des espèces qui possèdent des propriétés clonales font ainsi l’objet de recherches poussées, car elles pourraient jouer sur la multiplication cellulaire : une révolution dans la lutte contre les cancers. Le conus magnus, qui est doté d’un dard neurotoxique, est également utilisé comme alternative à la morphine et dans de nombreux médicaments contre la douleur. Autre exemple, plus près des côtes cette fois : l’entreprise bretonne Hemarina a développé il y a quelques années un sang artificiel, issu d’un ver tubicole vivant sur les plages. Si aujourd’hui le processus est encore en phase de test, l’US Navy a déjà fait connaître son intérêt pour cette découverte extraordinaire. Et les plantes ne sont pas en reste ! L’utilisation des algues pour se soigner ne date pas d’hier : le Pents’ao chinois, publié en –2800 et considéré aujourd’hui comme la pharmacopée la plus ancienne, contient tout un chapitre sur les algues et leurs bienfaits. Aujourd’hui, elles interviennent ainsi dans les traitements de l’affection du tube digestif, les affections nutritionnelles et les maladies provoquées par des vers parasites… On peut le dire : « In algis sanitas » (2).
Toutefois, on constate de grandes disparités dans ce domaine, car la recherche en matière de ressources génétiques marines et le développement des molécules présentant des intérêts impliquent un investissement financier considérable. Et aujourd’hui, c’est le dépôt de brevet qui confère au titulaire le monopole d’exploitation de cette molécule. Les ressources, essentiellement concentrées dans les eaux de l’hémisphère sud, sont ainsi monopolisées par des entreprises issues de pays du Nord, avec à leur tête : États-Unis, Japon, Allemagne ou encore
France. Le protocole de Nagoya (entré en vigueur en 2014) tend vers une certaine équité dans le domaine en interdisant l’exploitation d’une ressource génétique marine sans l’accord de l’État riverain et en imposant une contrepartie établie par un commun accord. Malheureusement, des lacunes — notamment sur la traçabilité des ressources exploitées — laissent une porte ouverte à une nouvelle menace : la biopiraterie… Si depuis toujours les ressources de la mer ont permis à l’homme de se nourrir, de se soigner, de vivre plus confortablement, les enjeux d’aujourd’hui ont évolué. L’impact environnemental, mais également économique et géopolitique est à prendre en compte dans l’exploitation des ressources halieutiques. Celles-ci se développent, s’exploitent, constituent une richesse inouïe pour l’homme… et attirent les convoitises d’autres hommes, devenant ainsi le grand défi des siècles à venir.
Notes
(1) Ou L : mesure d’un bateau qui correspond à la distance entre les points HT extrêmes avant et arrière de la structure permanente du bateau.
(2) « Dans les algues, la santé ».
L’algue, c’est l’avenir : solution pour nourrir les hommes, elle est aussi une alternative à de nombreux matériaux ou produits polluants.